La Presse Anarchiste

Ceux d’hier : Han Ryner

Nous com­men­çons à voir gran­dir dans le recul du temps la noble figure de Han Ryner. Cer­tains s’étonnent de la fer­veur que lui porte une petite troupe d’amis. Ils trouvent tou­chant de voir se ras­sem­bler autour de la mémoire d’un écri­vain de talent l’admiration de fidèles. Mais s’ils ne se rendent pas encor compte de la place qui est mar­quée pour Han Ryner dans les lettres, dans la pen­sée, dans l’ensemble de civi­li­sa­tion contem­po­rain, à qui la faute ? D’abord sans doute, une cri­tique sans conscience a pu, pen­dant qua­rante ans, faire la conspi­ra­tion du silence sur l’œuvre ou mini­mi­ser son impor­tance. Le cas n’est pas unique. Nous savons que la renom­mée actuelle de tels « best sel­lers » est sans aucun rap­port avec la consi­dé­ra­tion que leur accor­dait la cri­tique paten­tée voi­ci quelques années. Tel « Prix Nobel », comme Gide, était igno­ré du public mal­gré sa qua­li­té. Ain­si de Paul Valé­ry, de Clau­del, et hier de Val­lès ou de Nietzsche. La gloire, soleil des morts ?… La gran­deur de Han Ryner est de s’être oppo­sé à son siècle et d’apporter, lui aus­si, de nou­velles « tables de valeur ». Cela suf­fit à expli­quer l’incompréhension des endor­meurs et des endor­mis du « Bon Sommeil ».

Han Ryner est un pseu­do­nyme. Hen­ri Ner est né le 7 décembre 1861 à Nemours (dépar­te­ment d’Oran), de parents cata­lans fran­çais. Son enfance s’est pas­sée en Pro­vence. Licen­cié de phi­lo­so­phie, pro­fes­seur en divers col­lèges de pro­vince, maître répé­ti­teur à Paris, prin­ci­pa­le­ment au lycée Char­le­magne, il prit sa retraite en 1921. Il est mort le 6 jan­vier 1938.

Sa vie, exté­rieu­re­ment, n’a rien d’éclatant. Elle prend sa teinte quand on sait qu’elle est toute diri­gée par ce qu’Albert Thier­ry a nom­mé : « refus de par­ve­nir ». De mul­tiples dons, d’orateur et d’écrivain, l’intelligence, la volon­té, la puis­sance de tra­vail, auraient per­mis à l’homme d’atteindre le rang offi­ciel le plus éle­vé, s’il l’avait dési­ré. Dès sa jeu­nesse, il se tra­ça une voie trop haute pour l’abaisser à la flat­te­rie des stu­pides et des puis­sants qui tiennent les allées de la « réus­site ». Il se voua à la tâche de construire une œuvre probe, forte et solide.

Je dois sou­li­gner, à l’origine de cette conscience d’homme, le refus de la vio­lence orga­ni­sée et mar­tiale. Le jeune homme tra­vaille pour être pro­fes­seur et échap­per ain­si, selon les lois en usage aux ans 1880, à la conscrip­tion mili­taire. Jamais il n’a ces­sé sa lutte anti­guer­rière. Il en a pris une concep­tion de plus en plus vaste et pré­cise, pour nous appa­raître enfin comme un des plus per­sua­sifs apôtres de la Paix, un de ceux qui en ont le mieux connu la voie et les moyens. Si en 1912, une cohorte enthou­siaste de jeu­nesse lit­té­raire l’élut et le salua comme « prince des conteurs », il peut por­ter, plus rayon­nante cou­ronne, le nom de « Han Ryner le Pacifique ».

N’est-ce pas Les Paci­fiques, le titre d’une des plus mer­veilleuses « uto­pies » ? cette Atlan­tide iro­nique qui fla­gelle notre civi­li­sa­tion de « Cruels » et nous pré­sente le tableau d’une huma­ni­té plei­ne­ment réa­li­sée. Sou­ve­nons-nous que cet aver­tis­se­ment a paru en 1914, après avoir été refu­sé pen­dant dix ans par nos sub­tils édi­teurs fran­çais. Mais l’auteur du Crime d’obéir leur fai­sait peur, sans doute. C’est en cet ouvrage — en 1899 — que paraît sculp­tée en pied la figure du « Réfrac­taire » Pierre Daspre refuse toute la ser­vi­tude sociale, et d’abord l’infâmante et dégra­dante livrée du soldat.

« Objec­teur de conscience » rigou­reux, il arrache le masque hypo­crite à tous les apo­lo­gistes de l’obéissance pas­sive et de la loi de meurtre auto­ri­sé – pour le bien col­lec­tif, paraît-il. En 1905, Le Sphinx Rouge annon­çait le conflit armé et condam­nait par avance les naï­ve­tés de « Tueurs de la Guerre » qui croyaient par­ve­nir à empê­cher par la vio­lence la grande Hys­té­rie. Il me semble néces­saire de rap­pe­ler ces dates. Elles accusent ceux qui n’ont pas vou­lu écou­ter ni entendre. Elles montrent aux jeunes que le com­bat pour la paix n’est pas une nou­veau­té. J’ai déjà dit ces choses voi­ci quinze ans dans la Patrie Humaine… Je n’espérais pas plus qu’aujourd’hui conver­tir une huma­ni­té qui n’a pas écou­té de voix plus pre­nantes, et celle, si émou­vante entre autres, de Han Ryner. Mais, hommes de bonne volon­té, Han Ryner nous avait ensei­gné que d’abord c’est en nous que se fera la Paix et qu’il n’est pas besoin d’attendre du dehors la réa­li­sa­tion qui tarde.

En 1914, Han Ryner gar­da d’abord le silence. Il ne voyait pas la pos­si­bi­li­té de dire avec effi­ca­ci­té toute sa pen­sée sur le mas­sacre absurde, au milieu du déchaî­ne­ment de fièvre col­lec­tive. Il déchar­gea son cœur trop lourd et sa rai­son dans les Dia­logues de la Guerre, encore presque tous inédits. Puis, dès que les ruses requises pour tra­ver­ser le bar­rage de cen­sure lui per­mirent de s’exprimer, il affir­ma avec cou­rage son paci­fisme clair­voyant, notam­ment dans le jour­nal de Sébas­tien Faure, Ce qu’il faut dire, et dans les petites revues d’avant-garde où se réveillait l’esprit d’humanité. En 1934 parais­sait la bio­gra­phie roman­cée de : Bouche d’Or, Patron des Paci­fistes, vie d’un apôtre mili­tant de la Paix au pre­mier siècle, Dion Chry­so­stome, phi­lo­sophe esti­mable, dis­ciple de Muso­nius Rufus et émule d’Epictète. N’est-il pas un peu un ava­tar de Han Ryner, et ne tra­duit-il pas bien sa pensée ?…

C’est par la sagesse que Han Ryner pense déli­vrer les hommes. Toute son œuvre est une pré­pa­ra­tion à l’accomplissement du Sage. On ne peut, ni en quelques lignes, ni en quelques pages la résu­mer. Sagesse, pour lui, est vie, et sim­ple­ment, l’art de vivre har­mo­nieu­se­ment. Si un art se pou­vait enfer­mer en une for­mule, voi­ci celle où Han Ryner met­tait son accent per­son­nel : « Libère ton rythme ». Nos abs­ten­tions qui éli­minent tout ce qui ne dépend pas de nous, tout ce qui n’est pas nous, sont les puis­sances inté­rieures qui par­viennent avec le plus d’efficience à nous for­mer. L’homme se dégage par la résis­tance éner­gique à toute la pesée des ortho­doxies, cou­tumes, croyances tra­di­tion­nelles, lois écrites — et leurs menaces et leurs appels aux pros­ti­tu­tions basses, séduc­tion des « hon­neurs qui désho­norent », ten­ta­tions de com­man­der et d’exploiter autrui.

Han Ryner trouve dans l’individu la seule réa­li­té vivante. Mais l’individu doit se réa­li­ser, exem­plaire unique d’humanité, pour exis­ter vrai­ment. L’épanouissement équi­li­bré des indi­vi­dus est la pre­mière étape vers une culture vas­te­ment humaine, la condi­tion indis­pen­sable de la Paix, le pre­mier signe de l’apparition d’un règne d’amour entre les hommes. Déta­che­ment des faux biens, renon­ce­ment à la vio­lence, connais­sance réflé­chie et créa­tion atten­tive de soi, art de l’accord qui s’appelle bon­heur, entre les besoins du cœur et de l’esprit — rai­son et lumière — voi­là la sagesse rynérienne.

Elle s’est expri­mée avant tout dans une exis­tence faite de noblesse, de grâce et d’amour, puis dans une œuvre variée, éton­nam­ment riche, féconde, belle — et peu connue. C’est à cette œuvre que ceux qui sont sou­cieux de per­fec­tion­ne­ment inté­rieur recour­ront. Han Ryner, sans for­cer vers lui aucun être, apporte à cha­cun l’élan et le sur­saut de la décou­verte, et il aide fra­ter­nel­le­ment à se faire. Comme Socrate, il fut un grand « accou­cheur » d’âmes. Artiste de sagesse, il sait aus­si les méthodes qui conduisent au seuil de la libé­ra­tion har­mo­nieuse. Son œuvre donne les conseils du pra­ti­cien aver­ti, soit direc­te­ment, soit sous forme de fables. Son inven­tion se joue en sym­boles divers, ani­més, et qui ne s’oublient plus. Mythes, dia­logues, songes, voyages… Phi­lo­sophe, poète, roman­cier, his­to­rien, exé­gète éru­dit et sub­til de toute la pen­sée de ceux qui l’ont pré­cé­dé et de ses émules, l’analyse de son œuvre consi­dé­rable deman­de­rait un volume au moins. Et ce puis­sant créa­teur nous laisse encore à faire de grandes publi­ca­tions posthumes.

Il faut tout de même citer quelques-uns de ces livres qui pren­dront une place de pre­mier plan dans la pro­duc­tion intel­lec­tuelle contem­po­raine. Les appren­tis de sagesse liront d’abord le Petit Manuel Indi­vi­dua­liste, la Petite Cau­se­rie sur la Sagesse et Le Sub­jec­ti­visme, avant d’étudier ces maîtres-livres qui sont : La Sagesse qui Rit et Le Rire du Sage (ce der­nier à paraître), où il déve­loppe son éthique, accom­pa­gnés de cette His­toire de l’Individualisme dans l’Antiquité, splen­dide rac­cour­ci de l’enseignement éthique des écoles anciennes.

Ils liront Les Para­boles Cyniques, livre unique d’initiation à la pen­sée et à la conduite euryth­miques, où la beau­té des images et l’imprévu des actions s’unissent à la musique et l’éclat d’un style sou­ve­rain. Ils seront émus aux pro­fon­deurs par le Cin­quième Evan­gile où vit la figure de rêve de Jésus. Ils par­ti­ci­pe­ront à toute l’épopée des races en marche vers l’unité humaine, dans La Tour des Peuples, immense fresque de nos espoirs et de nos décou­ra­ge­ments mil­lé­naires. Ils s’égaieront aux aven­tures du Père Dio­gène, Don Qui­chotte phi­lo­sophe qui a vou­lu res­tau­rer sous nos cli­mats la vie des anciens cyniques.

Alors pour­ront-ils abor­der les œuvres plus secrètes dans leurs mul­tiples sens cachés — qu’il faut trou­ver soi-même — et plus hau­taines : Les Voyages de Psy­cho­dore, incur­sion de génie dans le royaume du mys­tère ; Songes per­dus et Cré­pus­cules, enivrantes cuvées des élixirs les plus forts de la pen­sée ; les Appa­ri­tions d’Alhasvérus, cette confron­ta­tion dia­lo­guée et inci­sive entre le cham­pion de la Jus­tice et les tenants du Pou­voir, de la Révolte, de la Science — de la Sagesse. Ils ose­ront entrer dans la demeure sévère du Fils du Silence, là où des éclairs éblouis­sants révèlent la doc­trine du père mythique de la phi­lo­so­phie, le savant et sage Pytha­gore, et les har­mo­niques qui vibrent autour de cette puis­sante base fon­da­men­tale irra­dient une clar­té pure sur les civi­li­sa­tions antiques — où nous n’avons pas fini de trou­ver des sujets de méditation.

Celui qui a lais­sé de telles leçons n’a pas non plus fini de nous inté­res­ser, et de rete­nir l’attention des siècles futurs. Les hommes d’aujourd’hui se doivent, dès à pré­sent, de mettre à la dis­po­si­tion de tous, les moyens d’étudier cette œuvre et de s’y réjouir ; œuvre faite pour eux parce qu’elle a été faite pour la durée. Il faut lire, relire et faire lire les livres de Han Ryner qui, mieux que tout com­men­taire, expriment le suc de la connais­sance pri­mor­diale, celle qui débute par le : « Connais-toi toi-même ! »

[/​Louis Simon/​]

La Presse Anarchiste