La Presse Anarchiste

Construisons

On nous a par­fois trai­tés d’assembleurs de nuées, de ratio­ci­na­teurs, de dis­cou­reurs dans l’inconnu ; il est vrai que, trop sou­vent, la lit­té­ra­ture de nos milieux a repro­duit des opi­nions vagues, sans por­tée poli­tique. Essayons de remon­ter le cou­rant, d’instaurer des direc­tives posi­tives, en atten­dant le moment favo­rable de les mettre en action.

Ber­nard Malan a démon­tré que le pro­grès humain était impos­sible à conduire à des fins favo­rables tant que les Socié­tés admet­tront en tirer le pro­fit. La solu­tion de ce pro­blème est le plus urgent de tous, aucun des autres ne pou­vant être réso­lu avant celui-là.

L’argent est source de luttes, de dis­putes, de conflits fami­liaux, natio­naux ou raciaux ; aucune fra­ter­ni­té, aucune union humaine n’est pos­sible tant que régne­ra l’Argent.

Une autre source de luttes et de conflits réside dans ce fait que les hommes ne se com­prennent pas parce qu’ils sont sépa­rés par des croyances dif­fé­rentes. Eclair­cis­sons ce pro­blème. Essayons.

Reli­gion — Il n’est pas néces­saire de remon­ter aux anciennes guerres de reli­gions ; elles sont dans toutes les mémoires. Elles per­sistent encore : deux auteurs contem­po­rains, l’un mort, Pierre Loti, mon­trait, à la fin du siècle der­nier, dans son livre Au Maroc, que les étu­diants du Mogh­reb allaient pui­ser dans les mos­quées un ensei­gne­ment, qui leur fai­sait détes­ter à tel point juifs et naza­réens qu’il n’y avait pour eux aucune sécu­ri­té dans ces pays ; les luttes actuelles entre juifs et arabes en Pales­tine confirment ces sen­ti­ments. Un autre auteur, encore vivant, J.-J. Tha­raud, dans La Bataille à Scu­ta­ri, fait un bon por­trait du pri­mat de Ser­bie qui pen­sait utile de sacri­fier quelques mil­liers d’hommes pour reprendre Scu­ta­ri aux Turcs musul­mans ; cet auteur montre la « riva­li­té, la haine sourde entre frères chré­tiens enne­mis », catho­liques et ortho­doxes. « Ces moines se haïssent à mort », ajoute- t‑il. Et ces lignes sont extraites de l’œuvre de lit­té­ra­teurs qui sont bien loin d’être révolutionnaires.

Pour­quoi ces haines ? Pour­quoi ces luttes ? Si toutes leurs causes ne pro­viennent pas des reli­gions, celles-ci en ont tou­te­fois une bonne part.

Elles en ont bonne part parce que, jusqu’aujourd’hui, elles ont cher­ché leurs dieux sous des formes qui n’étaient pas, qui ne pou­vaient pas deve­nir universelles.

Les hommes ne pour­raient plus se dis­pu­ter à pro­pos de leurs dieux s’ils avaient tous le même.

Des esprits sage­ment inten­tion­nés ont pro­po­sé de rem­pla­cer les cultes des dif­fé­rents dieux par des cultes abs­traits : culte de la Liber­té, de l’Egalité, d’une Répu­blique, de la Patrie, culte de l’Humanité, culte du Grand-Etre, culte de la Socié­té, culte de la Vie, que sais-je ? Tous cultes abs­traits qui ne pou­vaient s’établir et durer pré­ci­sé­ment parce qu’abstraits. L’homme, être concret, ne com­prend faci­le­ment que ce qui est concret, comme lui-même.

Pour rem­pla­cer les dieux fau­teurs de luttes, un dieu doit être concret et universel.

Où le cher­cher ? Où le trou­ver si ce n’est en soi-même ?

A part de petites dif­fé­rences de cou­leur de peau ou de carac­tères légè­re­ment dis­sem­blables, les hommes sont par­tout pareils, sur tout le globe. L’homme n’est pas une chose abs­traite, c’est un être concret, certes dif­fi­ci­le­ment modi­fiable, mais modi­fiable quand même ; modi­fiable par l’instruction (il n’y a qu’à voir ce que deviennent les enfants sous l’influence de maîtres appar­te­nant à telles où telles reli­gions), capable de chan­ge­ments selon les influences exté­rieures, fami­liales, de pro­pa­gande (il n’y a qu’à voir ce que le nazisme a fait — et a fait rapi­de­ment — de plu­sieurs géné­ra­tions d’Allemands).

Tous les dieux anciens sont des dieux-objets ; ils étaient donc dif­fé­rents, selon leurs ori­gines. Pour être uni­ver­sel, tou­jours sem­blable à lui-même, par­tout, sur toute la terre, le dieu nou­veau sera un dieu-sujet. Un seul est pos­sible : l’Homme.

La reli­gion de l’homme — Des phi­lo­sophes ont déjà pres­sen­ti cette éven­tua­li­té. Il y a une cin­quan­taine d’années, Guyau écrivait :

« L’individu se sent de plus en plus citoyen de l’univers, soli­daire de tout ce qui s’y passe, cause et effet à l’égard de tous les phé­no­mènes. Il recon­naît qu’il ne peut se dés­in­té­res­ser de rien, que par­tout autour de lui il peut exer­cer une action, si minime qu’elle soit, lais­ser sa marque aux choses. Il constate avec éton­ne­ment la puis­sance de sa volon­té intel­li­gente. À mesure que sa rai­son éta­blit un lien entre les phé­no­mènes, elle les relie par là à lui-même ; il ne se sent plus iso­lé dans l’univers. Puisque, sui­vant une pen­sée célèbre, le centre du monde est dans chaque être, il s’ensuit que, si ce centre était assez conscient de lui-même, s’il voyait abou­tir à lui tous les rayons de la sphère infi­nie et s’entrecroiser en son sein toutes les chaînes des phé­no­mènes, il ver­rait aus­si le champ de sa volon­té s’étendre à l’infini, il s’apercevrait que, par un côté ou par un autre, il a action sur toutes choses ; chaque être se sen­ti­rait deve­nir une pro­vi­dence universelle.

« Si l’homme n’en est pas là, c’est pour­tant vers cet idéal que la marche de l’humanité nous emporte. Une part du gou­ver­ne­ment de la nature est entre nos mains, une part de la res­pon­sa­bi­li­té des évé­ne­ments qui se passent dans l’univers retombe sur nous. Tan­dis qu’à l’origine l’homme ne vit guère que l’état de « dépen­dance » où il se trou­vait par rap­port au monde, état que les reli­gions antiques sym­bo­li­saient, il constate à pré­sent que, par une réci­pro­ci­té natu­relle, le monde à son tour dépend de lui. La sub­sti­tu­tion de la pro­vi­dence humaine à l’action omni­pré­sente de l’action divine appa­raît, à ce nou­veau point de vue, comme l’une des for­mules les plus exactes du pro­grès. La crois­sante indé­pen­dance de l’homme en face des choses aura ain­si comme consé­quence une indé­pen­dance inté­rieure crois­sante, une liber­té tou­jours gran­dis­sante d’esprit et de pensée.

L’homme peut-il deve­nir Dieu ? — Défi­nis­sons les termes. Qu’est-ce qu’un dieu ? Qu’appelle-t-on dieu dans le lan­gage cou­rant ? On appelle dieu l’être parfait.

L’homme désire-t-il être par­fait ? Cer­tai­ne­ment. Les êtres nor­maux — c’est-à-dire la presque tota­li­té des êtres humains — tendent, dans leur inti­mi­té propre, c’est-à-dire quand ils n’en sont pas détour­nés par l’ambiance, tendent vers le plus de per­fec­tion pos­sible, parce qu’ils sentent ins­tinc­ti­ve­ment que plus ils en appro­che­ront et plus ils s’approcheront du bon­heur, but de chaque vie humaine, comme l’écrivait Ber­nard Malan dans le n° 2 de cette revue.

Cela lui sera-t-il pos­sible ? Si l’on inter­roge les prêtres des diverses reli­gions, ils répon­dront natu­rel­le­ment que c’est impos­sible, puisque la per­fec­tion humaine ren­drait désor­mais leurs inter­ven­tions inutiles. Des pen­seurs émi­nents ont pro­fes­sé une opi­nion contraire. Les stoï­ciens recou­raient à l’égalité d’âme pour lut­ter contre la dou­leur ; ils pré­ten­daient pui­ser cette force dans le sen­ti­ment que le sage, par­ve­nu à un haut degré d’impassibilité, est deve­nu l’égal de Dieu. Pour Hegel, l’homme est un Dieu. La concep­tion nietz­schéenne du Sur­homme est un mou­ve­ment vers l’homme-dieu. Le poète Verhae­ren pen­sait que l’homme devien­drait dieu lorsqu’il pour­rait « un jour, bâtir seul son des­tin ». Jules Romains a pré­ten­du que Freud avait « appor­té sa pierre à la déi­fi­ca­tion du groupe humain ». Faut-il par­ler de Lamar­tine pour qui « l’homme est un dieu tom­bé ? ». Le Yôgui dit : « Je-suis Dieu lui-même. » Dans ses Esquisses de l’Homme, Alain pré­tend que « l’homme est un dieu pour l’homme » et dans ses Sou­ve­nirs concer­nant Jules Lagneau : « Dieu est inté­rieur, écrit-il, non exté­rieur. » Emer­son pen­sait que « pour autant qu’un homme est juste dans son cœur, pour autant cet homme est Dieu », (Dis­cours de l’Université d’Harvard, 1838.) Faut-il, enfin, citer Pas­cal s’écriant : « Croi­rai-je que je suis un Dieu ? » Et Goethe pas­sant son temps, sui­vant un com­men­ta­teur catho­lique, à « divi­ni­ser son Moi ? »

Que l’homme puisse deve­nir Dieu, cela n’est qu’un mot. Mais que l’homme puisse, à force de tra­vail, de médi­ta­tions, se rap­pro­cher de la per­fec­tion, cela peut deman­der des mil­lé­naires, mais reste pos­sible. Or, en lan­gage cou­rant, Dieu repré­sen­tant la per­fec­tion, l’homme par­fait serait un dieu et, qu’on l’appelle comme on vou­dra, un être heu­reux s’il deve­nait parfait.

La reli­gion de l’homme ne peut être qu’une reli­gion sans dogme, sans rites, sans litur­gie, sans ini­tia­tion, sans prêtres, Chaque homme doit être son propre prêtre, son propre direc­teur de vie et de conscience et ne pas en avoir d’autres. Bien enten­du, tous les cler­gés condam­ne­ront cette pré­ten­tion puisqu’elle les rend inutiles.

Obs­tacles à l’instauration d’une reli­gion de l’homme — Ils sont de deux sortes. Le plus grand est inhé­rent à la condi­tion humaine ; c’est son imper­fec­tion. Que l’homme soit né bon, comme l’enseignait Rous­seau, qu’il soit natu­rel­le­ment mau­vais, cela n’importe guère. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est actuel­le­ment impar­fait. Mais qu’a‑t-on fait, que fait-on pour amé­lio­rer sa nature ? À peu près rien. Les reli­gions ont pro­di­gué des conseils moraux ; on en a vu les résul­tats lors de la der­nière guerre ; on en voit tous les jours, on en ver­rait bien d’autres si tant d’entre eux n’étaient soi­gneu­se­ment dis­si­mu­lés. Voi­là le fruit des efforts reli­gieux pour­sui­vis pen­dant toute la période his­to­rique ; voi­là le fruit de l’enseignement de toutes les reli­gions, sans en omettre aucune, qu’elles soient théistes, mono­théistes, poly­théistes, pan­théistes, même athées, comme le boud­dhisme, dont Laf­ca­dio Hearn disait qu’elle était celle qui cor­res­pon­dait le mieux aux concep­tions de la science et de la phi­lo­so­phie modernes ; qu’elles soient vieilles de dix-huit cents ans comme la catho­lique ou de qua­rante siècles comme la védique.

Dans la 52e leçon de son Cours de phi­lo­so­phie posi­tive, A. Comte note la décrois­sance de nombre des dieux. Si le nombre des dieux dimi­nue, le nombre des reli­gions a aug­men­té ; rien qu’à Paris, on pour­rait énu­mé­rer plus de vingt petites sectes dif­fé­rentes qui, heu­reu­se­ment, n’ont ni beau­coup d’adeptes, ni beau­coup d’influence ; il en est de même en Amé­rique. Aucune vrai­ment n’est bien nocive.

Il n’en est pas de même de ce qu’on pour­rait appe­ler des reli­gions laïques, enne­mies de toute pen­sée géné­reuse et de toute liber­té : reli­gion de « la race », par exemple, au nom de laquelle nous avons vu tout un peuple entraî­né contre les peuples voi­sins ; reli­gion du « par­ti », au nom de laquelle tant d’hommes cri­tiquent et haïssent des cama­rades de tra­vail aus­si dému­nis qu’eux ; reli­gion du « cos­tume », juges, prêtres, mili­taires, hauts fonc­tion­naires ; reli­gion de l’« argent », la plus impor­tante à déra­ci­ner… Com­bien d’autres.

L’homme trouve un autre obs­tacle à se rap­pro­cher de la per­fec­tion dans les condi­tions éco­no­miques où il accepte de vivre. L’insécurité du len­de­main, pour lui-même et pour sa famille, sté­ri­lise ses réflexions, empêche ses médi­ta­tions. Fati­gué du tra­vail jour­na­lier, c’est à peine s’il peut son­ger à ce qui est néces­saire à l’entretien de sa famille ; sa force de pen­sée, son intel­li­gence même est dimi­nuée et en fait une proie facile pour toutes les propagandes.

Nous ne nous éten­drons pas davan­tage sur ce point. Affir­mons, en conclu­sion, que les évé­ne­ments qui ont abou­ti aux ruines actuelles prouvent qu’une civi­li­sa­tion dont les résul­tats, maté­riels et moraux, sont ce que, nous voyons aujourd’hui, est mau­vaise jusque dans son tré­fonds la route sui­vie jusqu’ici est donc une route détes­table ; une nou­velle route s’impose, toute à l’opposé de l’ancienne si le monde ne veut pas périr.

[/​Dr Mignon./​]

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