On nous a parfois traités d’assembleurs de nuées, de ratiocinateurs, de discoureurs dans l’inconnu ; il est vrai que, trop souvent, la littérature de nos milieux a reproduit des opinions vagues, sans portée politique. Essayons de remonter le courant, d’instaurer des directives positives, en attendant le moment favorable de les mettre en action.
Bernard Malan a démontré que le progrès humain était impossible à conduire à des fins favorables tant que les Sociétés admettront en tirer le profit. La solution de ce problème est le plus urgent de tous, aucun des autres ne pouvant être résolu avant celui-là.
L’argent est source de luttes, de disputes, de conflits familiaux, nationaux ou raciaux ; aucune fraternité, aucune union humaine n’est possible tant que régnera l’Argent.
Une autre source de luttes et de conflits réside dans ce fait que les hommes ne se comprennent pas parce qu’ils sont séparés par des croyances différentes. Eclaircissons ce problème. Essayons.
Pourquoi ces haines ? Pourquoi ces luttes ? Si toutes leurs causes ne proviennent pas des religions, celles-ci en ont toutefois une bonne part.
Elles en ont bonne part parce que, jusqu’aujourd’hui, elles ont cherché leurs dieux sous des formes qui n’étaient pas, qui ne pouvaient pas devenir universelles.
Les hommes ne pourraient plus se disputer à propos de leurs dieux s’ils avaient tous le même.
Des esprits sagement intentionnés ont proposé de remplacer les cultes des différents dieux par des cultes abstraits : culte de la Liberté, de l’Egalité, d’une République, de la Patrie, culte de l’Humanité, culte du Grand-Etre, culte de la Société, culte de la Vie, que sais-je ? Tous cultes abstraits qui ne pouvaient s’établir et durer précisément parce qu’abstraits. L’homme, être concret, ne comprend facilement que ce qui est concret, comme lui-même.
Pour remplacer les dieux fauteurs de luttes, un dieu doit être concret et universel.
Où le chercher ? Où le trouver si ce n’est en soi-même ?
A part de petites différences de couleur de peau ou de caractères légèrement dissemblables, les hommes sont partout pareils, sur tout le globe. L’homme n’est pas une chose abstraite, c’est un être concret, certes difficilement modifiable, mais modifiable quand même ; modifiable par l’instruction (il n’y a qu’à voir ce que deviennent les enfants sous l’influence de maîtres appartenant à telles où telles religions), capable de changements selon les influences extérieures, familiales, de propagande (il n’y a qu’à voir ce que le nazisme a fait — et a fait rapidement — de plusieurs générations d’Allemands).
Tous les dieux anciens sont des dieux-objets ; ils étaient donc différents, selon leurs origines. Pour être universel, toujours semblable à lui-même, partout, sur toute la terre, le dieu nouveau sera un dieu-sujet. Un seul est possible : l’Homme.
« L’individu se sent de plus en plus citoyen de l’univers, solidaire de tout ce qui s’y passe, cause et effet à l’égard de tous les phénomènes. Il reconnaît qu’il ne peut se désintéresser de rien, que partout autour de lui il peut exercer une action, si minime qu’elle soit, laisser sa marque aux choses. Il constate avec étonnement la puissance de sa volonté intelligente. À mesure que sa raison établit un lien entre les phénomènes, elle les relie par là à lui-même ; il ne se sent plus isolé dans l’univers. Puisque, suivant une pensée célèbre, le centre du monde est dans chaque être, il s’ensuit que, si ce centre était assez conscient de lui-même, s’il voyait aboutir à lui tous les rayons de la sphère infinie et s’entrecroiser en son sein toutes les chaînes des phénomènes, il verrait aussi le champ de sa volonté s’étendre à l’infini, il s’apercevrait que, par un côté ou par un autre, il a action sur toutes choses ; chaque être se sentirait devenir une providence universelle.
« Si l’homme n’en est pas là, c’est pourtant vers cet idéal que la marche de l’humanité nous emporte. Une part du gouvernement de la nature est entre nos mains, une part de la responsabilité des événements qui se passent dans l’univers retombe sur nous. Tandis qu’à l’origine l’homme ne vit guère que l’état de « dépendance » où il se trouvait par rapport au monde, état que les religions antiques symbolisaient, il constate à présent que, par une réciprocité naturelle, le monde à son tour dépend de lui. La substitution de la providence humaine à l’action omniprésente de l’action divine apparaît, à ce nouveau point de vue, comme l’une des formules les plus exactes du progrès. La croissante indépendance de l’homme en face des choses aura ainsi comme conséquence une indépendance intérieure croissante, une liberté toujours grandissante d’esprit et de pensée.
L’homme désire-t-il être parfait ? Certainement. Les êtres normaux — c’est-à-dire la presque totalité des êtres humains — tendent, dans leur intimité propre, c’est-à-dire quand ils n’en sont pas détournés par l’ambiance, tendent vers le plus de perfection possible, parce qu’ils sentent instinctivement que plus ils en approcheront et plus ils s’approcheront du bonheur, but de chaque vie humaine, comme l’écrivait Bernard Malan dans le n° 2 de cette revue.
Cela lui sera-t-il possible ? Si l’on interroge les prêtres des diverses religions, ils répondront naturellement que c’est impossible, puisque la perfection humaine rendrait désormais leurs interventions inutiles. Des penseurs éminents ont professé une opinion contraire. Les stoïciens recouraient à l’égalité d’âme pour lutter contre la douleur ; ils prétendaient puiser cette force dans le sentiment que le sage, parvenu à un haut degré d’impassibilité, est devenu l’égal de Dieu. Pour Hegel, l’homme est un Dieu. La conception nietzschéenne du Surhomme est un mouvement vers l’homme-dieu. Le poète Verhaeren pensait que l’homme deviendrait dieu lorsqu’il pourrait « un jour, bâtir seul son destin ». Jules Romains a prétendu que Freud avait « apporté sa pierre à la déification du groupe humain ». Faut-il parler de Lamartine pour qui « l’homme est un dieu tombé ? ». Le Yôgui dit : « Je-suis Dieu lui-même. » Dans ses Esquisses de l’Homme, Alain prétend que « l’homme est un dieu pour l’homme » et dans ses Souvenirs concernant Jules Lagneau : « Dieu est intérieur, écrit-il, non extérieur. » Emerson pensait que « pour autant qu’un homme est juste dans son cœur, pour autant cet homme est Dieu », (Discours de l’Université d’Harvard, 1838.) Faut-il, enfin, citer Pascal s’écriant : « Croirai-je que je suis un Dieu ? » Et Goethe passant son temps, suivant un commentateur catholique, à « diviniser son Moi ? »
Que l’homme puisse devenir Dieu, cela n’est qu’un mot. Mais que l’homme puisse, à force de travail, de méditations, se rapprocher de la perfection, cela peut demander des millénaires, mais reste possible. Or, en langage courant, Dieu représentant la perfection, l’homme parfait serait un dieu et, qu’on l’appelle comme on voudra, un être heureux s’il devenait parfait.
La religion de l’homme ne peut être qu’une religion sans dogme, sans rites, sans liturgie, sans initiation, sans prêtres, Chaque homme doit être son propre prêtre, son propre directeur de vie et de conscience et ne pas en avoir d’autres. Bien entendu, tous les clergés condamneront cette prétention puisqu’elle les rend inutiles.
Dans la 52e leçon de son Cours de philosophie positive, A. Comte note la décroissance de nombre des dieux. Si le nombre des dieux diminue, le nombre des religions a augmenté ; rien qu’à Paris, on pourrait énumérer plus de vingt petites sectes différentes qui, heureusement, n’ont ni beaucoup d’adeptes, ni beaucoup d’influence ; il en est de même en Amérique. Aucune vraiment n’est bien nocive.
Il n’en est pas de même de ce qu’on pourrait appeler des religions laïques, ennemies de toute pensée généreuse et de toute liberté : religion de « la race », par exemple, au nom de laquelle nous avons vu tout un peuple entraîné contre les peuples voisins ; religion du « parti », au nom de laquelle tant d’hommes critiquent et haïssent des camarades de travail aussi démunis qu’eux ; religion du « costume », juges, prêtres, militaires, hauts fonctionnaires ; religion de l’« argent », la plus importante à déraciner… Combien d’autres.
L’homme trouve un autre obstacle à se rapprocher de la perfection dans les conditions économiques où il accepte de vivre. L’insécurité du lendemain, pour lui-même et pour sa famille, stérilise ses réflexions, empêche ses méditations. Fatigué du travail journalier, c’est à peine s’il peut songer à ce qui est nécessaire à l’entretien de sa famille ; sa force de pensée, son intelligence même est diminuée et en fait une proie facile pour toutes les propagandes.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce point. Affirmons, en conclusion, que les événements qui ont abouti aux ruines actuelles prouvent qu’une civilisation dont les résultats, matériels et moraux, sont ce que, nous voyons aujourd’hui, est mauvaise jusque dans son tréfonds la route suivie jusqu’ici est donc une route détestable ; une nouvelle route s’impose, toute à l’opposé de l’ancienne si le monde ne veut pas périr.
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