Il est deux attitudes de la noblesse humaine, toues deux profondément distinctes, sinon opposées : la contemplation et la création.
La contemplation a un caractère de religiosité cosmique. Elle unit l’homme à l’univers, le fond dans le temps et dans l’espace, le fait se sentir une parcelle du Tout immense, qui est elle-même un autre Tout immense. Et cette fusion de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, cette communion avec l’universel et l’éternité, spiritualisent l’homme en l’élevant au-dessus de la matière.
Mais une telle attitude correspond particulièrement à la psychologie orientale, et même en Orient, elle est surtout le fait de quelques sages. Beaucoup de ceux qui s’en réclament en sont, plus qu’ils ne croient, indignes, et souvent l’inertie à laquelle elle conduit est une source de plaies qui ne sont pas toujours physiques.
L’homme de l’Occident ne peut, sauf exception, vivre dans la contemplation, surtout dans celle qui relie à l’univers. Le sens panthéiste lui est à peu près inconnu. L’inaction ou l’inertie sont, chez lui, non signe d’élévation morale, de spiritualisation, mais de déchéance. Du moment qu’il n’agit plus, il ne vit plus que par les sens dégagés de toute influence éthique. La noblesse de l’homme de l’Occident est essentiellement la création.
La création, et non l’activité seule. On peut aller, venir, se déplacer, accomplir des actes et des gestes mécaniques, dirigés ou inconscients qui n’ont rien à voir avec la création. Pousser un morceau de fer sous une machine n’est pas créer. Travailler à la chaîne n’est pas créer. Une des tares les plus graves, la plus grave peut-être, de ce qu’on pourrait appeler l’américanisation, est la mort de l’esprit dans le travail, de l’initiative créatrice. L’homme produit, mais il ne crée pas.
La création est multiple. On crée dans la pensée, en cherchant des vérités sur la vie, le sens et le but de la vie, sur la conduite et les rapports des hommes. On crée dans la science, en expliquant le pourquoi ou le comment de la vie et de toutes ses manifestations, en inventant des théories, justes ou fausses, en partie fausses et en partie justes, qui constituent une synthèse de certaines connaissances, ou de l’ensemble des connaissances. On crée par le travail manuel, en modelant, en tordant la matière pour lui donner des formes nouvelles.
L’homme qui prend des morceaux de bois, les dégauchit, les scie, les rabote, les ajuste, et fait un meuble, créé, non la matière, mais un objet. L’homme qui prend des morceaux de cuir et en fait des chaussures, crée. L’homme qui prend des morceaux de fer et en fait des outils, une grille, un ustensile, crée. Et s’il ne crée pas entièrement, le paysan est cocréateur des moissons, par son travail dans lequel il collabore avec la nature, ou il dirige la nature elle-même.
Tant que le travail n’a pas été mécanisé, le travailleur a créé, et cette création, a été une des plus belles, une des plus nobles opérations de son esprit ; elle a modelé, élevé l’homme. Et c’est en partie parce que le paysan était moins créateur que l’artisan, que son esprit est « généralement » resté inférieur.
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Le travail mécanisé est, au fond, un travail autoritaire, dictatorial. L’ouvrier ne fait qu’obéir au vaste appareil dans lequel il est pris, et ravalé au rang d’outil. L’impulsion est tout extérieure. Mécanisation et autorité se confondent. Elles ont pour corollaire immédiat la négation de toute conscience individuelle active, de toute volonté personnelle, de toute responsabilité.
La création suppose donc la liberté, dans la mesure où l’initiative individuelle répond aux besoins sociaux qui la suscitent. Elle suppose aussi exercice de l’intelligence, esprit critique et d’analyse, sens du détail et de l’observation. On est souvent surpris par la simplicité d’esprit de l’Américain moyen. L’explication qui nous est donnée est qu’il est encore un peuple enfant. Elle est certes valable, quoique ce peuple ait été constitué presque uniquement par le meilleur des peuples d’Europe. Mais quand on lit les explications détaillées données pour les activités les plus banales — par exemple sur la façon d’utiliser les aliments en conserve — on est conduit à y voir un manque d’initiative déconcertant, qui semble bien être dû, partiellement du moins, à la mécanisation de l’intelligence, habituée à obéir, dans l’ensemble des activités qui absorbent la vie de la masse des citoyens.
Je ne prétends faire, ni directement, ni indirectement, l’apologie du retour à l’artisanat, qui supposerait une production infime et l’insatisfaction des besoins, même les plus élémentaires, de l’ensemble des hommes. L’évolution de l’humanité, particulièrement celle de civilisation occidentale — le Japon mis à part — conduit à une nouvelle échelle des valeurs. Mais précisément, plus nous avons recours au travail mécanique, qui annihile les facultés créatrices, plus il est nécessaire de chercher, en dehors du travail, dont le rôle devient secondaire dans la vie de l’esprit, de nouvelles sources de création.
Or, la création ne se limite pas à la sphère individuelle, ne se rapporte pas seulement aux objets usuels, aux formes de l’art, aux investigations scientifiques, à tout ce qui a trait à la vie matérielle immédiate, et de l’esprit. Il est une autre forme qui réclame également l’activité de l’intelligence et de la volonté, et même, parfois, celle de nos bras : c’est la création des formes sociales, des nouveaux rapports sociaux entre les hommes.
Là aussi s’opposent des méthodes fondamentales : la création mécanique ou autoritaire, la création volontaire ou libertaire.
Au cours de l’histoire, les formes sociales et les rapports sociaux ont évolué, se sont modifiés, transformés. Cela a été l’œuvre des hommes. Cela a été l’œuvre de l’intelligence, de la volonté, de la conscience humaine. Même les inventions qui ont bouleversé les techniques, les techniques qui ont bouleversé le travail et les normes de production, les normes et les variétés de production qui ont bouleversé les classes et fait naître des droits nouveaux, tout cela a été le résultat des efforts de dizaines et de dizaines de milliers de chercheurs, dont la volonté a créé le rythme du progrès.
À la base de l’évolution matérialiste de l’histoire, nous plaçons donc toujours la volonté, la conscience, l’intelligence, souvent l’ambition de l’homme. Au fond, ce n’est pas un hasard que le marxisme, qui a mécanisé l’histoire en plaçant au second rang le facteur humain quand il ne l’en a pas retranché, ait abouti à la dictature. La conception philosophique modèle la conception politique.
Si la création implique liberté, elle signifie non-ingérence des autorités constituées, d’un gouvernement, de l’État. Elle est donc libertaire, ou anarchiste. Elle est fruit de la libre recherche, de la libre expérimentation. La plupart des chercheurs, des créateurs, penseurs, savants, artistes, ont agi ou agissent anarchiquement, et protestent quand l’État se mêle d’imposer une conception de la science ou de l’art.
Eh bien, la création doit être libre aussi, dans la vie sociale. Elle doit, aussi, surgir d’en bas. Sinon, il n’y a que caricature. Sinon, il y a mécanisation, automatisme d’où sont absentes l’intelligence, la conscience, la volonté. Et si l’homme ne crée plus les formes sociales, s’il n’est pas un artisan des nouveaux rapports sociaux, s’il n’en est pas un auteur permanent, il déchoit, sur ce terrain, par le non-exercice de ses facultés.
Il déchoit intellectuellement et moralement. Obéir aux directives qui viennent d’en haut, n’implique ni intelligence véritable, ni courage, ni responsabilité. Et, sans responsabilité, rien de sérieux, de juste, de grand, ou simplement de viable, n’est possible. En demandant aux hommes de prendre en mains leur destin, de créer eux-mêmes les formes nouvelles de la société, les normes des rapports sociaux, et de veiller à la perfection de ces formes et au perfectionnement de ces normes, les libertaires tendent à l’application la plus vaste de l’humanisme : celle qui élève l’homme à la création permanente.
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Précisons qu’on ne crée pas seulement en apportant des éléments sociaux nouveaux. On crée en s’élevant à la compréhension, à la connaissance des éléments existants, quand ceux-ci sont vastes, complexes et harmonieux. On crée en nous-mêmes, on se crée soi-même.
Quand nous appelons tous les hommes à la création de formes sociales nouvelles, quand nous leur demandons d’être les réalisateurs, les orientateurs, les auteurs permanents des institutions indispensables à la vie sociale, nous ne le faisons donc pas seulement pour leur éviter le mal de l’autorité, de la dictature, de l’État et de l’oppression politique. Nous aspirons à ce qu’ils s’élèvent à l’attitude de la création. Et dans la vie moderne, où tout s’enchevêtre, s’étend et se répercute, la création, ou seulement la compréhension créatrice, demande un développement des facultés mentales beaucoup plus grand que ce que demandait très souvent la création d’un objet à un artisan du moyen âge.
Seuls, ceux qui font partie d’institutions réalisant une ou des activités sociales utiles, peuvent comprendre la possibilité de ne pas attendre les ordres venus d’en haut. Car, peu ou beaucoup, ce sont des créateurs qui trouvent en eux-mêmes l’impulsion, le dynamisme, l’orientation. Les autres, parce qu’ils ne créent rien, dans les formes et les normes de la vie collective, doivent attendre tout d’en haut. De Dieu ou du gouvernement. De ceux qui pensent, et souvent agissent pour eux. Automates volontaires ou individualités mort-nées, ils sont faits pour obéir.
Pauvres larves qui n’ont jamais connu l’éveil. Comme dit le poète, car les hommes sont faits pour se guider eux-mêmes – pour créer.
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