La Presse Anarchiste

Évolution ou mutation ?

Le rapport Lyssenko est surtout un pamphlet

Je remarque, dans mon pré­cé­dent article, une bou­tade qui, sous sa forme som­maire, prête à confu­sion. Quand j’ai écrit que s’il était vrai que les carac­tères acquis fussent trans­mis­sibles, les Jiva­ro à qui on apla­tit le front à leur nais­sance, les Chi­noises dont on défor­mait les pieds, auraient dû depuis long­temps faire appa­raître des races à front apla­ti ou à pieds défor­més, je pen­sais à la lec­ture que je venais de faire des docu­ments publiés par la revue Europe sur le congrès des bio­lo­gistes russes « mitchouriniens ».

À la véri­té, les carac­tères acquis au cours d’une vie, tels qu’on les envi­sage aujourd’hui, se réfèrent à des modi­fi­ca­tions internes pro­ve­nant d’influences du milieu exté­rieur et reten­tis­sant dans la consti­tu­tion des cel­lules et dans le méta­bo­lisme des échanges phy­sio­lo­giques. C’est bien ain­si qu’en parle Lys­sen­ko, mais, en même temps, il sou­tient un retour à une concep­tion lamar­ckienne et, pré­tend-il, dar­wi­nienne, d’un pro­grès des espèces et de leur trans­for­ma­tion au cours d’une évo­lu­tion conti­nue, cou­pée de sauts brusques résul­tant des acci­dents qui bou­le­versent le milieu. Il pré­tend que l’homme peut diri­ger à coup sûr ces trans­for­ma­tions en agis­sant sur ce milieu ou en trans­plan­tant les êtres dans des condi­tions qui leur soient favorables.

Il y a là une confu­sion qui paraît vou­lue et qui fausse le pro­blème phi­lo­so­phique tel qu’il est posé par la bio­lo­gie de Mit­chou­rine confor­mée au mar­xisme par Lys­sen­ko. Ce der­nier tire de la créa­tion de varié­tés au sein d’une espèce des conclu­sions qui ne seraient valables que pour la consti­tu­tion indis­cu­table de types abso­lu­ment nouveaux.

Les vaches de Karavaevo

Une « race » nou­velle de vaches — celles-ci fussent-elles d’un poids de viande et d’un ren­de­ment lai­tier extra­or­di­naires — est une race de vaches et non un type de mam­mi­fère inédit. Or ce qui importe en phi­lo­so­phie objec­tive, ce n’est pas seule­ment de savoir si une espèce don­née peut être amé­lio­rée, mais aus­si et d’abord de savoir com­ment les espèces se sont consti­tuées, com­ment elles ont décou­lé l’une de l’autre.

Sans remon­ter plus haut que la fin du secon­daire, où il n’existait d’autres mam­mi­fères que de petits ron­geurs, par quel pro­ces­sus, au cours des mil­lions d’années du ter­tiaire, ces petits ron­geurs sont-ils deve­nus des mam­mouths, des singes, des hommes ? Il ne s’agit plus ici des seuls carac­tères internes ni d’organes modi­fiés quan­ti­ta­ti­ve­ment ou qua­li­ta­ti­ve­ment, mais de trans­for­ma­tions mor­pho­lo­giques com­plètes. Si cette évo­lu­tion mor­pho­lo­gique s’était mani­fes­tée par la trans­mis­sion héré­di­taire de trans­for­ma­tions suc­ces­sives acquises sous l’influence des condi­tions de vie de cer­tains indi­vi­dus, on ne voit pas pour­quoi l’expérience des Jiva­ro et des Chi­noises ne l’aurait pas continuée.

Il y a toutes sortes de rai­sons, que je connais, pour reje­ter cet argu­ment comme pué­ril. Pré­ci­sé­ment, c’est cette pué­ri­li­té qui se retourne contre le néo-lamar­ckisme, car, ne l’oublions pas, le trans­for­misme clas­sique nous ensei­gnait que les ron­geurs vivant au fond des grottes étaient aveugles parce que leur vie dans l’obscurité leur avait ren­du l’organe de la vue inutile. Depuis, on a décou­vert plus sim­ple­ment que c’est parce que ces ron­geurs nais­saient aveugles grills avaient natu­rel­le­ment pros­pé­ré en un lieu où ils retrou­vaient une supé­rio­ri­té sur leurs enne­mis. C’est ce qu’on appelle une préadaptation.

Il se trouve que Lys­sen­ko conteste la pré­adap­ta­tion. Bien mieux, dans les docu­ments du congrès où il a triom­phé grâce à l’appui décla­ré de Sta­line, on écrit tex­tuel­le­ment, au sujet des vaches sélec­tion­nées de Kara­vae­vo, que la traite d’une vache fai­sant subir à celle-ci 6 à 7 mil­lions de pres­sions de main au cours de sa vie, « est-ce qu’un fac­teur de pareille impor­tance, jouant sans inter­rup­tion sur le pis, peut res­ter sans effet ? » Ce qui revient à dire qu’un boxeur déve­lop­pant ses biceps durant des années, ce déve­lop­pe­ment ne peut être sans effet sur les muscles de ses fils et de ses filles.

Où sont les preuves ?

On ne peut donc dou­ter que Lys­sen­ko, dépas­sant, semble-t-il, les vues de son maître Mit­chou­rine, tient que les carac­tères acquis dont il pré­tend qu’ils sont trans­mis­sibles, ce ne sont pas seule­ment ceux qui opèrent une varia­tion au sein d’une espèce, mais aus­si ceux qui peuvent consti­tuer une muta­tion d’espèce en par­tant des cel­lules soma­tiques, au lieu que la théo­rie chro­mo­so­mique ne conçoit de véri­tables muta­tions que pro­ve­nant d’une modi­fi­ca­tion du ger­men.

De cela qui est essen­tiel, le rap­port Lys­sen­ko n’apporte aucun exemple, aucune démons­tra­tion pro­bante. Les théo­ries muta­tion­nistes, elles, sont appuyées sur des preuves expé­ri­men­tales répé­tées et, alors que les théo­lo­gies et les méta­phy­siques bat­taient en brèche le trans­for­misme clas­sique, les conti­nua­teurs de Men­del l’ont réta­bli en l’expliquant par d’autres modalités.

Des tomates à cultiver

Sur le plan plus faci­le­ment véri­fiable de la trans­mis­si­bi­li­té des carac­tères internes acquis dans des condi­tions par­ti­cu­lières de milieu, ou sous des influences exté­rieures orga­ni­sées, qu’apporte le rap­port Lys­sen­ko qui entraîne convic­tion ? Com­ment démontre-t-il que les cel­lules du soma (corps phy­sique) trans­mettent leurs qua­li­tés nou­velles au ger­men (cel­lules géné­tiques) ? Il ne le démontre pas, il l’affirme.

Je n’ai trou­vé qu’un seul argu­ment qui ait forme de démons­tra­tion et tende à prou­ver que les qua­li­tés d’un por­teur de greffe et les qua­li­tés du gref­fon réagissent les unes sur les autres. Il s’agit de deux varié­tés de tomates, qui, gref­fées, ont emprun­té mutuel­le­ment leurs carac­té­ris­tiques. Celles-ci sont appa­rues dans les semis, mais avec des excep­tions. Je me gar­de­rai d’en conclure quoi que ce soit, sauf à faire trois remarques : 1° un seul exemple por­tant sur une plante aus­si plas­tique que la tomate, c’est bien peu pour baser une théo­rie dont on assure qu’elle bou­le­verse la bio­lo­gie ; 2° il ne semble pas que ces deux varié­tés de tomates soient d’espèces pures ; il y a donc lieu de tenir compte ici des lois de Men­del tou­chant les carac­tères réces­sifs chez les hybrides, ce qui demande de pru­dents recou­pe­ments ; 3° où, quand, com­ment, par qui ces expé­riences ont-elles été répétées ?

Un adver­saire de Lys­sen­ko ayant affir­mé n’avoir jamais été en mesure de rien consta­ter des miracles mit­chou­ri­niens, Lys­sen­ko lui a répon­du in fine qu’il lui appor­tait une preuve irré­fu­table. Et il a expo­sé alors l’exemple des tomates. Mais le contra­dic­teur n’a pas vu les­dites tomates pré­sen­tées en cours d’exercice.

On ver­ra bien. Il ne man­que­ra pas de bota­nistes pour reprendre en Occi­dent cette facile expé­rience et la tirer au clair.

Science ou technique ? 

Pour le sur­plus, il n’est pas contes­table qu’un immense effort soit fait en U.R.S.S., sous l’impulsion de Lys­sen­ko, pour inten­si­fier et amé­lio­rer l’agriculture et l’élevage. Tou­te­fois, il semble bien aus­si qu’en cette occur­rence la pré­oc­cu­pa­tion éco­no­mique du ren­de­ment ait conduit à sub­sti­tuer le pro­grès des tech­niques à la recherche scien­ti­fique pro­pre­ment dite.

En lisant les témoi­gnages des congres­sistes mit­chou­ri­niens et le rap­port même de Lys­sen­ko, on est tout de suite frap­pé par le fait qu’il n’y est ques­tion — en dehors, bien enten­du, des réfé­rences rituelles au mar­xisme-léni­nisme et au génie de Sta­line omni­scient — que de tech­niques d’hybridation et de sélec­tion, d’adaptation et d’utilisation ration­nelle des ter­rains. Il est cer­tain que les Russes ont accom­pli de remar­quables pro­grès en ce domaine par rap­port aux anciennes méthodes de culture. Il n’est pas impos­sible qu’ils aient amé­lio­ré ou décou­vert des tech­niques. Cepen­dant, à cet égard, on est enclin à quelque réserve en lisant l’apologie de méthodes pré­sen­tées comme révo­lu­tion­naires et dont je me sou­viens qu’elles étaient ensei­gnées en France il y a qua­rante ans.

Ne nous hâtons pas de renier la théo­rie men­dé­lienne. Il fau­dra pour l’abattre quelque chose de plus per­ti­nent que la dia­tribe trop poli­tique de l’académicien Lyssenko.

Une affaire d’orthodoxie

C’est bien le plus trou­blant de cette affaire que la forme de ce rap­port dont on atten­dait qu’il appor­tât des faits, des comptes ren­dus d’expériences qui pussent être répé­tées ailleurs et qui n’est qu’un pam­phlet des­ti­né à décon­si­dé­rer, dans l’opinion sovié­tique, des cher­cheurs qui n’ont pas vou­lu com­prendre ce que l’on atten­dait de leur sou­mis­sion à des vues offi­cielles. Il est construit comme une sym­pho­nie agres­sive où reviennent sans cesse deux leit­mo­tive qui peuvent être résu­més ainsi :

1° Le mar­xisme-léni­nisme est d’une véri­té indis­cu­table. Or il ne s’accorde pas avec le men­dé­lisme-mor­ga­nisme. Donc la bio­lo­gie muta­tion­niste est fausse et seule est vraie la bio­lo­gie mit­chou­ri­nienne sovié­tique approu­vée par Staline ;

2° Les maîtres actuels du muta­tion­nisme sont des Amé­ri­cains. Donc, le muta­tion­nisme est une fausse science, bour­geoise, idéa­liste et réac­tion­naire. Les pro­fes­seurs sovié­tiques qui s’obstinent à la sou­te­nir sont des traîtres à la révo­lu­tion et à la patrie soviétique.

J’affirme que je n’exagère en rien. La preuve, c’est qu’un congres­siste, avant le vote, a deman­dé si le rap­port avait été approu­vé par Sta­line. La réponse fut affir­ma­tive. On connaît l’épilogue.

Bulles d’excommunication

La revue Europe nous a fait part des suites de ce congrès « scien­ti­fique ». Elle publie une lettre de rési­pis­cence du bio­lo­giste Ida­nov écrite en un style incom­pré­hen­sible à une tête de notre temps. On la dirait tra­duite d’une rétrac­ta­tion théo­lo­gique du moyen âge. Et on nous la donne comme le type de beau­coup d’autres écrites par des pro­fes­seurs « convain­cus » de leur erreur… Elle nous com­mu­nique éga­le­ment des textes écrits de même encre par les res­pon­sables de l’enseignement, les­quels ont tout de suite com­pris et adop­té les mesures conve­nables : sup­pres­sion des chaires des pro­fes­seurs récal­ci­trants, bou­le­ver­se­ment de l’enseignement ali­gné selon les vues sta­li­niennes du mit­chou­ri­nisme soviétique.

Pra­ti­que­ment, il est conce­vable que Sta­line pré­fère orien­ter ses ingé­nieurs vers le déve­lop­pe­ment de méthodes de culture éprou­vées en tant que tech­niques agri­coles. Idéo­lo­gi­que­ment, il est conce­vable qu’il pro­fite de ce que la recherche pure en bio­lo­gie ne puisse rien lui appor­ter d’immédiatement pro­duc­tif pour reje­ter les don­nées d’une science dite étran­gère au béné­fice d’une théo­rie russe conforme à l’orthodoxie mar­xiste. Socia­le­ment, il est conce­vable qu’il fouette l’enthousiasme des kol­kho­ziens en les per­sua­dant qu’ils sont les arti­sans d’une science sovié­tique sans égale au monde et, sin­gu­liè­re­ment, sans égale en Amérique.

Mais que tout cela se déduise à vue de la lec­ture du rap­port Lys­sen­ko et y soit par­fois écrit en toutes lettres, c’est bien ce qui empêche qu’on accepte comme « conce­vable » une théo­rie scien­ti­fique pré­sen­tée de cette manière.

[/Ch.-Aug. Bon­temps/​]

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