La Presse Anarchiste

Histoires vécues du jour et de la nuit

C’est bien vrai que la sen­si­bi­li­té s’émousse. Il y a tant de souf­france sur la terre, on en a tant vu quand on a un peu vécu qu’on finit par se juger, sinon égoïste (c’est un qua­li­fi­ca­tif qui me fait encore peur), tout au moins anes­thé­sié par la force de l’habitude.

L’habitude qu’on prend de la souf­france d’autrui ? Bien sûr ! Mes lec­teurs ont rec­ti­fié d’eux-mêmes. Merci !

Je suis ain­si excu­sé de ne point ten­ter de vous émou­voir avec ces his­toires banales et désuètes de mères de famille qui se sui­cident arec leurs enfants affa­més. L’abondance en cette matière a dépas­sé ce mois-ci les cal­culs les plus pes­si­mistes. Et cela me rap­pelle ce mot savou­reux d’un direc­teur de jour­nal en 1916 qui, devant la mul­ti­tude des muti­lés cher­chant à trou­ver leur pitance en ven­dant les cartes pos­tales, disait à un jeune rédacteur :

— Ne par­lez plus des muti­lés, ils sont trop !

Oui, le pro­verbe est vrai. L’excès en tout est un défaut. Et quand l’imagination ne vient pas au secours du chro­ni­queur, ou s’il s’obstine à se confi­ner dans la réa­li­té, il connaît sou­vent des ins­tants d’inquiétude : la corde de la souf­france humaine est usée ; com­ment la faire vibrer encore ? Tout n’a‑t-il pas été écrit… et vécu ?

Mais il nous reste le tragi-comique.

C’est en somme cette for­mule qui a per­mis au roman­tisme de « faire neuf » en sub­sti­tuant le « drame » à la mono­to­nie clas­sique. Et puis, ce fut « la tranche de vie », celle des Gon­court qui sub­sis­te­ront long­temps encore, grâce sur­tout au Prix qu’ils ont fon­dé. On en parle beau­coup cette semaine encore et cela remet en actua­li­té cette fameuse « stra­té­gie lit­té­raire » où Fer­nand Divoire a si bien ana­ly­sé les moyens de par­ve­nir néces­saires aux jeunes écri­vains en quête d’honneurs. Recon­nais­sons donc fran­che­ment que « la tranche de vie » est, par­mi tant de sys­tèmes, ce que nous avons de mieux pour connaître la véri­té du jour. Ain­si, en même temps que « la feuille de tem­pé­ra­ture de la pla­nète » dont je par­lais dans le der­nier numé­ro, nous pou­vons connaître « sa ten­sion ». En voi­ci un sin­gu­lier symptôme :

La tor­ture est à l’ordre du jour.

Ça c’est grave. Plus grave que la mort.

Il fut un temps où la tor­ture était ins­crite dans les lois, disons mieux, dans les cou­tumes, plus fortes que les lois. Jusqu’au der­nier tiers du xviiie siècle, nul ne rou­gis­sait d’ordonner de tor­tu­rer, de voir tor­tu­rer ou de tor­tu­rer un misé­rable. Le doux poète Robbe de Beau­ve­sest nous a conté allé­gre­ment le sup­plice de Damiens en place de Grève, c’est-à-dire devant un public innom­brable, où l’aristocratie se mêlait à la plèbe dans une ignoble jouis­sance. Ce monstre, Damiens, avait d’un coup de canif échan­cré l’habit de Louis xv. Condam­né à l’écartèlement après les mul­tiples épreuves de « la ques­tion ordi­naire et extra­or­di­naire », Damiens oppo­sa d’abord à ses bour­reaux un stoï­cisme farouche qui main­tint ses com­plices à l’abri. Son cou­rage, comme vous le pen­sez, n’émut nul­le­ment ses tor­tion­naires, qui conti­nuèrent leurs pre­mières besognes. Mais, où notre homme se mon­tra tout à fait ori­gi­nal, ce fut à l’heure de son écartèlement.

En effet, mal­gré les quatre per­che­rons atte­lés à ses quatre membres, les bras et les jambes du patient se refu­sèrent à se déta­cher de son tronc.

Tête du bourreau !

Les che­vaux tiraient. Fouaillés, fai­sant cré­pi­ter le pavé sous leurs sabots, ils s’efforçaient encore.

Et les membres de Damiens s’allongeaient, déme­su­ré­ment, sans quit­ter le tronc !

— Ça ne peut pas durer ain­si, dit le chef des tour­men­teurs. Il faut deux che­vaux en plus.

— Cela est inter­dit par la cou­tume, obser­va un juriste. Tout ce qu’on peut faire dans l’intérêt du condam­né, et pour per­mettre un arra­che­ment rapide de ses membres, c’est de sec­tion­ner les muscles.

— Faites ! ordon­na le bour­reau à ses aides.

— Oui, mais pour cela, répli­qua le juriste, il faut l’autorisation du Châtelet.

On atten­dit. L’autorisation arri­va au bout d’une heure, Après quoi, la jus­tice fut satis­faite. Chaque che­val empor­ta à son arrière-train un membre de Damiens dont le tronc, gré­sillant de plomb fon­du, res­ta sur le pavé.

Vous croyez que je m’écarte de mon sujet ? 

Pas du tout. Car la tor­ture est une his­toire vécue du jour et de la nuit. Sa seule dif­fé­rence avec le pas­sé réside dans ce fait que son « appli­ca­tion » ne figure plus dans nos codes. En pra­tique elle a tou­jours droit de cité, dans presque tous les pays civi­li­sés et, notam­ment, chez « les Grands ».

Tant et si bien que, sans plus être niée, elle a fait tout der­niè­re­ment dans une des salles de la Facul­té de droit, l’objet d’une confé­rence ayant pour titre : « Faut-il réta­blir la torture ? »

L’assistance était de choix : le pré­sident de la Cour de jus­tice, le pré­sident du Tri­bu­nal mili­taire, des juges d’instruction, des avo­cats géné­raux, des membres du Conseil de l’Ordre, des pro­fes­seurs à la Facul­té, etc. Et n’oublions pas le confé­ren­cier, un jeune avo­cat de talent : Me Alec Mel­lor. Celui-ci, empres­sons-nous de le dire, conclut à l’abolition de la torture.

Voi­là qui est bien.

Mais, si j’en crois les rela­tions que j’ai lues, de cette confé­rence, Me Alec Mel­lor aurait prin­ci­pa­le­ment insis­té pour faire valoir sa thèse sur l’inutilité de la tor­ture, étant don­né les moyens scien­ti­fiques dont la police dis­pose actuel­le­ment pour ses enquêtes.

Et c’est là un signe des temps. Car nous sommes ame­nés à conclure, d’après l’argumentation même du confé­ren­cier, que si la tor­ture n’était pas inutile, on pour­rait réins­crire son appli­ca­tion dans le Code pénal et dans celui d’Instruction criminelle !

Certes, et j’aime à le croire, c’est parce que Me Alec Mel­lor s’adressait à un audi­toire de juristes qu’il a spé­cia­le­ment sou­li­gné, habi­le­ment et pour gagner sa cause, l’inutilité de la tor­ture ; en avo­cat expert, il savait bien que l’argument pra­tique et uti­li­taire est pré­fé­rable à tout autre.

Mais cela ne nous empêche point de déplo­rer la néces­si­té d’un tel argu­ment. Quand Louis xvi abo­lit la tor­ture, il fut uni­que­ment ani­mé par un de ces sen­ti­ments qui feront tou­jours hon­neur aux hommes de tous les pays et de toutes les époques. Et c’est ce sen­ti­ment seul qui devrait, selon nous, l’emporter sur toute autre considération.

La tor­ture doit être abo­lie dans les codes et dans la pra­tique uni­que­ment parce qu’elle est la tor­ture, c’est-à-dire une souillure pour ceux qui l’ordonnent et pour ceux qui l’appliquent.

Quand la supprimera-t-on ? 

Mais, pour l’instant, un fait demeure. On tor­ture par­tout. Comme je le disais au début, on s’habitue de mieux en mieux à la souf­france d’autrui ; et Bref­fort a fait l’autre jour sur la perte de la facul­té d’émotion un bien beau papier.

Aus­si est-ce une chose fort curieuse de consta­ter, à côté de tant d’horreurs ins­crites au pro­gramme des civi­li­sa­tions, des cas spon­ta­nés, indi­vi­duels, de pitié, voire d’abnégation qui demeurent encore, ici et là, comme de vagues lueurs d’une conscience humaine qui per­siste à ne point s’éteindre.

Qui veut mes yeux ? 

C’est là pro­po­si­tion de vente à un ache­teur éven­tuel, facul­té ou chi­rur­gien, que fai­sait l’autre jour une mère de famille de Cin­cin­na­ti. Elle n’avait pas d’autre moyen pour nour­rir ses gosses que de vendre ses yeux. Il y a, paraît-il, en Amé­rique, un mar­ché des yeux, une banque des yeux. Certes, puisqu’il est aujourd’hui démon­tré que la chi­rur­gie peut rendre la vue à cer­tains aveugles en leur gref­fant des yeux « vivants », ce sont les plus recher­chés, sur­tout quand ils sont jeunes. Nous devons recon­naître que le fait de vendre ses yeux pour nour­rir ses enfants est plus « rai­son­nable » que se sui­ci­der avec eux. Mais ne trou­vez-vous pas que cette rési­gna­tion à la souf­france est plus affreuse encore que le geste, sou­vent irré­flé­chi, d’un infor­tu­né se don­nant la mort ? Ne pen­sez-vous pas, comme moi, que cette accep­ta­tion de la dou­leur est encore une des carac­té­ris­tiques d’une époque où l’individu, tom­bant de plus en plus bas, finit par admettre sa déchéance comme une iné­luc­table fata­li­té ? Ce qui lui fait accep­ter, sans entraves, la sou­mis­sion totale de son corps et de son esprit à ceux qui sont en somme res­pon­sables de sa dégradation.

Des yeux de star.

Et voi­là que la publi­ci­té s’en mêle. Depuis la vamp jusqu’à la pin up girl, nom­breuses sont les vedettes qui pro­posent un œil à vendre. Elles pour­raient aus­si bien en pro­po­ser deux. Car mal­gré ce prin­cipe de droit que « la pro­po­si­tion publique de vente vaut vente aus­si­tôt qu’elle est accep­tée », je ne pense pas qu’un tri­bu­nal obli­ge­rait une per­son­na­li­té de l’écran à exé­cu­ter son contrat. On com­prend donc fort bien que la publi­ci­té accor­dée à des pro­po­si­tions de ce genre puisse ten­ter une star sou­cieuse de main­te­nir son stan­ding. Le mar­ché des yeux n’en sera pas pour cela plus encom­bré de mar­chan­dises. Car, bien enten­du, répé­tons-le, il s’agit d’yeux vivants et jeunes. Un œil cueilli sur une vieille star ne vau­drait pas plus que celui d’une vieille chouette.

Il en est tout autre­ment des :

Don­neurs de sang.

Car le sang n’a point besoin d’être fraî­che­ment tiré pour revi­go­rer un défi­cient. Le sang se met faci­le­ment en conserve, par des spé­cia­listes, bien enten­du. Et il faut, ose-t-on nous affir­mer, que les réserves de sang soient consi­dé­rables. En effet, la guerre conti­nue par­tout. Et il faut pen­ser aux « p’tits sol­dats » qui néces­sitent tant de soins de la part de ceux qui les font tuer. Aus­si le métier de don­neur de sang consti­tue-t-il une pro­fes­sion libé­rale dont le recru­te­ment semble se raré­fier, si l’on en juge par les demandes pres­santes des met­teurs en bou­teilles, des cavistes du sang. Car le sang que la terre a bu n’est rien à côté de la masse qu’on y veut encore répandre. Et puis il faut du sang jeune. Du beau sang de France.

C’est le meilleur. Comme son vin !

C’est pour­quoi on songe en haut lieu à reprendre ce pro­jet, auquel le jour­nal l’Illustration avait lar­ge­ment prê­té ses colonnes avant la guerre. Il s’agissait tout bon­ne­ment, en cas de disette de sang, de sélec­tion­ner les jeunes conscrits pour leur pom­per les veines si l’on man­quait de volon­taires — je n’invente rien —. Là-des­sus, un autre jour­nal sug­gé­ra l’idée d’utiliser à cet effet nos colonies !

— Oh ! du sang de noir ou de jaune ! lui répon­dit-on. Pouah !

Et pour­tant.

Il paraît que « les hommes de cou­leur », qui com­mencent à s’y connaitre dans l’art de la guerre, dont les civi­li­sés leur ont appris les der­niers secrets, s’intéressent de plus en plus à « l’atomique ». Un jour­nal de New York ne dis­si­mule point ses inquié­tudes à ce sujet : Cer­tains noirs, écrit-il, font preuve d’extraordinaires apti­tudes aux sciences. Nous devons nous en pré­oc­cu­per.

* * * *

La crainte des « civi­li­sés » de voir « les sau­vages » se his­ser à leur hau­teur dans la science de tuer est une des angoisses col­lec­tives les plus diver­tis­santes pour le phi­lo­sophe comme pour l’humoriste.

[/​Aurèle Pator­ni/​]

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