La Presse Anarchiste

« La belle Meunière » ou la vilaine plaisanterie

Lorsque Mar­cel Pagnol écrit des choses tru­cu­lentes — excep­té sa capri­cieuse Ciné­ma­tur­gie de Paris – enfante du bon théâtre aima­ble­ment popu­laire, vend ses pro­duits d’un joli accent méri­dio­nal, amuse et émeut les foules avec d’interminables bavar­dages que débitent des per­son­nages savou­reux, et même joue son rôle le plus cocasse sous la cou­pole de l’Académie fran­çaise, il est gen­til, spi­ri­tuel à l’occasion, sym­pa­thique tou­jours. Mais dès qu’il se mêle de mettre le ciné­ma au ser­vice de son talent et de ses « affaires », il est le plus aga­çant des plus mau­vais farceurs.

L’auteur de Topaze n’est pas, ne sera jamais un homme de ciné­ma. À l’époque de Marius, cela n’était pas encore prou­vé ; et puis, tout de même, dans l’équipe et la domi­nant, il y avait Rai­mu… Aujourd’hui l’illustre comé­dien n’est plus et son ami Pagnol, ancien répé­ti­teur deve­nu titu­laire de l’habit vert, conti­nue de faire tour­ner cette camé­ra, à la façon d’un mar­chand de conserves de Chi­ca­go écou­lant du Jean-Sébas­tien Bach.

L’intérêt de La Belle Meu­nière tenait, pen­sions-nous, dans un nou­veau sys­tème de la « mise en cou­leur » de l’image. Le pro­cé­dé inti­tu­lé « Roux­co­lor », inven­tion des frères Roux, ne semble appor­ter pour le moment aucune amé­lio­ra­tion sen­sible, du point de vue pic­tu­ral, par rap­port aux méthodes Tech­ni­co­lor et Agfa­co­lor. Peut-être de pro­chaines appli­ca­tions se révè­le­ront-elles plus inté­res­santes que le « bar­bouillage pla­qué » de cette Belle Meu­nière… Depuis de nom­breuses années les ciné­mas amé­ri­cain et alle­mand, puis plus récem­ment le ciné­ma sovié­tique, nous prouvent obs­ti­né­ment la médio­cri­té per­sis­tante des lamen­tables bal­bu­tie­ments de la cou­leur. En France, ce pauvre Fils de Ramunt­cho nous a obli­gés à quit­ter vive­ment la salle avant le mot « Fin ». Et cette Belle Meu­nière suit la ligne traditionnelle.

La cou­leur n’est valable an ciné­ma que dans l’exigence d’une rigou­reuse mesure du sens pic­tu­ral. Le jour où quelques peintres orien­te­ront leur regard vers les pos­si­bi­li­tés de l’art du ciné­ma, la fée­rie sera proche et des styles nai­tront. La cou­leur, telle qu’elle se trouve pro­duite par les divers pro­cé­dés actuels, tue l’esthétique de l’image, sup­prime toute atmo­sphère, empêche la poé­sie de sur­gir d’un « flot­te­ment de vie » qui, dès lors, cesse d’être, rend l’œuvre plate, dépour­vue de véri­té à cause d’une volon­té sim­pliste de réa­lisme, contri­bue avec l’aide de l’aveuglement des auteurs à faire le film laid, affreu­se­ment criard. Dans cette Belle Meu­nière, comme dans tout film de ce genre, rien n’est délayé, aucun élé­ment n’est confon­du, le flou n’opère pas, la vie des choses, la vie de la nature, la vie des êtres ne sont pas har­mo­ni­sées, mêlées, mariées, les unes avec les autres, les unes dans les autres. Arti­fice gros­sier. Carte pos­tale. Nous sommes loin de Matisse, de Braque, de Manet, de Renoir, de Van Gogh, et puis aus­si d’un Mau­pas­sant. Et il est curieux de consta­ter que le plus sûr moyen d’évoquer Rem­brandt est de faire réa­li­ser le film Jour de colère par un Sué­dois de la valeur de Dreyer. Pagnol ignore-t-il la parole fameuse d’Oscar Wilde, selon laquelle c’est la vie qui copie l’art et non l’art qui copie la vie ? Mais Pagnol ne va pas aus­si loin. Les voyages de l’Esprit coutent trop cher.

Cette Belle Meu­nière déroule un scé­na­rio imbé­cile qui ne laisse même pas en paix le grand Schu­bert. Les mélo­dies de ce der­nier sont chan­tées par un Tino Ros­si agréable, sans plus. La mise en scène n’existe pas ; Pagnol ne sait pas ce que c’est. Je vous signale une pré­sence char­mante, celle de Jac­que­line Pagnol. Si vous esti­mez que j’ai eu tort de vous par­ler de ce film stu­pide — et je n’ai que fait cela au nom de la cou­leur et de la pein­ture — je m’en excu­se­rai volontiers. 

[/​R. T./]

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