Que la force crée le droit, c’est ce que l’on se refuse ordinairement à admettre. Rousseau a fort bien montré, d’ailleurs, dans Le Contrat Social, que ce prétendu droit du plus fort impliquait une contradiction. Aussi longtemps que je suis le plus fort, en effet, je n’ai aucun besoin d’invoquer le droit. On m’obéira parce que je suis le plus fort et faute de pouvoir faire autrement ; la force n’a pas à donner de raison, elle n’a pas à convaincre qu’il faut lui céder. Si elle cherche à persuader, c’est qu’elle n’est plus sûre d’elle-même, qu’elle redoute de devenir à son tour faiblesse et d’être mise ainsi dans la nécessité de se soumettre à une force plus grande. Dès lors, le plus fort invoque le droit, c’est-à-dire qu’il cherche à obtenir qu’on lui obéisse par consentement et non plus par nécessité. Mais s’il n’a autre chose que sa force pour fonder son droit, il est évident qu’il perd son droit en perdant sa force et que la force nouvelle sera aussi un nouveau droit. Ainsi le droit du plus fort n’est pas un droit véritable ; il n’exprime qu’une situation de fait. En fait, je dois céder à la force ; en droit, rien ne m’oblige à lui céder. Si la force n’apparaît pas clairement, je ne suis pas tenu d’obéir ; si je puis opposer la force à la force, aucun droit du plus fort ne peut être invoqué ; il s’agira seulement de savoir lequel est, en réalité, le plus fort. Question de fait, non de droit.
Le droit doit être reconnu par tous. Dès qu’il y a contestation, il n’y a plus droit. Car si l’autre ne reconnaît pas mon droit et que je ne puisse le persuader, aucune solution de droit n’est possible. L’intervention de la force résoudra la difficulté en fait, mais non en droit. Car il importe de bien comprendre que la force ne peut pas plus se mettre au service du droit qu’elle ne peut le créer. Dès que la force se montre, le droit disparaît. Les solutions de force n’interviennent jamais que là où aucune solution de droit n’est possible. Si les Allemands refusent de reconnaître aux Français un droit sur l’Alsace et sur la Lorraine, ou si les Yougoslaves refusent de reconnaître le droit des Italiens sur Trieste, il n’y a d’autre solution, à cette querelle de droit, qu’une solution de fait : le plus fort prendra Trieste ou l’Alsace et la Lorraine. Mais il est clair que cette solution est mauvaise. Mauvaise non seulement parce que toute guerre est mauvaise, mais surtout parce qu’elle n’est pas vraiment une solution. Le fait d’avoir été vaincu par les armes ne persuadera nullement un parti du bon droit de l’autre. Les vaincus signeront tous les traités que l’on voudra bien leur faire signer : on ne peut qu’obéir au plus fort. Mais rien ne les obligera, moralement, à respecter leur signature. Et ce sera mauvaise foi de notre part si nous accusons nos adversaires vaincus de mauvaise foi parce qu’ils renient leur signature. Comment pourrait-on accorder une valeur quelconque à un engagement pris sous la contrainte. L’homme se déshonore s’il ne respecte pas une signature librement donnée ; mais en quoi est-il déshonorant de ne pas respecter la force ?
Les problèmes de droit ne peuvent recevoir que des solutions de droit. Toute autre apparence de solution est illusoire et provisoire. C’était folie à Hitler de croire, s’il l’a cru, imposer par la force une entente franco-allemande. Mais ce serait folie à nous de croire que nous pourrions résoudre par la force le problème franco-allemand. Je sais bien que toute autre solution est difficile ; il n’est pas facile, il n’est peut-être pas souhaitable d’oublier tout. Mais cela ne doit pas nous empêcher de comprendre que la solution facile est mauvaise. Le problème des relations franco-allemandes ne sera pas résolu par la force de la France et la faiblesse de l’Allemagne. Tant que nous n’aurons que la force de la France pour faire respecter ce que nous croyons être notre droit, il n’y aura pas de paix possible. Car que dirions-nous si un État plus fort que le nôtre prétendait avoir certains droits que nous ne lui reconnaissons pas ? Pourrions-nous invoquer cette condition que le droit doit être reconnu par tous ? Évidemment non, puisque par ailleurs nous prétendrions avoir des, droits que tous ne reconnaissent pas. Il faudrait donc blâmer autrui d’avoir envers nous l’attitude même que nous aurions envers d’autres. C’est à quoi les politiques évitent de penser. Ils cherchent les solutions faciles sans trop s’inquiéter de leur solidité et ils croient avoir fait quelque chose pour la Paix quand ils n’ont fait que préparer la guerre.
De solution valable, il n’y en a qu’une et ce n’est pas le problème particulier des relations franco-allemandes qu’elle résout, mais le problème général de la guerre et de la paix. C’est la solution qu’a exposée Emerg Reyes dans Anatomie de la Paix et celle qu’un homme libre, Garry Davis, réclamait des délégués des « Nations Unies » au Palais de Chaillot. L’idée d’un gouvernement mondial, depuis quelque temps, a fait son chemin. Nombreux sont ceux qui commencent à s’apercevoir que l’on cherche mal la paix et que les discussions de l’O.N.U. ne font pas reculer la guerre d’un pas, au contraire. Pourquoi ? Essentiellement parce qu’à l’Assemblée des Nations Unies nul ne se soucie du droit. Ce sont des forces, comme on dit si bien, qui sont en présence, et aucune paix ne peut résulter de ces contacts. Pour que cessent les contestations entre États, il faudrait, et il suffirait, que les différents États reconnaissent une autorité qui leur soit supérieure et qui dise le droit. Il ne s’agit pas de créer une force supérieure à la force de chaque État, car cette force ne résoudrait vraiment aucun problème ; seule peut mettre fin aux difficultés internationales une autorité librement reconnue par tous. Autrement dit, si l’on veut la paix, il faut que chaque État abdique quelque chose de sa souveraineté nationale et reconnaisse, pour toute question touchant les conflits entre États, une autorité supérieure. C’est ce que signifie l’idée d’un gouvernement mondial.
On criera à l’utopie et l’on dira que jamais les Etats n’accepteront de sacrifier quoi que ce soit de leur souveraineté, que d’ailleurs la force seule est en passe de faire respecter les engagements, etc. Mais il faut bien voir qu’il s’agit ici de choisir entre la guerre et la paix. Si l’on admet que les États ne renonceront jamais à résoudre leurs différends par la force, au lieu de consulter le droit, il faut renoncer à la paix et se contenter d’armistices plus ou moins durables. Telle est la politique des hommes d’État, mais ce ne peut être, ce ne doit pas être la politique des peuples. Seuls ceux qui ne font pas la guerre peuvent se résigner à la croire inévitable ; les autres n’en ont pas le droit. Il nous faut donc lutter — chacun selon ses moyens — pour que se réalise le Gouvernement mondial. Si la paix est ainsi possible, c’est l’avenir qui nous le dira, mais nous avons le devoir de croire qu’il dépend de nous qu’elle soit possible et qu’elle devienne réelle un jour ; telle est notre foi, qui n’est pas croyance fanatique mais volonté réfléchie ; telle est la foi qui sauve.
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