La Presse Anarchiste

Le fanatisme et la cruauté

La croyance au pro­grès, qui avait, au début du siècle, rem­pla­cé en par­tie la foi reli­gieuse décli­nante, subit à son tour une grave crise de désaf­fec­tion en notre époque d’indicible confu­sion, où la connais­sance s’avère impuis­sante à sau­ver quoi que ce soit et où la science, gra­ve­ment tou­chée dans ses aspi­ra­tions morales, se trouve désho­no­rée par la mons­trueuse cruau­té de ses applications.

C’est bien le drame angois­sant de ces len­de­mains de guerre, que la science ne puisse éveiller d’autres images que les visions dan­tesques d’un monde dévas­té. Cepen­dant, ne serait-ce pas injuste et pré­ma­tu­ré de pro­cla­mer la faillite de la science en met­tant à sa charge toutes les abo­mi­na­tions qui ont rava­gé la pla­nète ? Il ne faut pas oublier que la science reste entiè­re­ment subor­don­née à cet état social « qui porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Il faut bien recon­naître aus­si que l’implacable cruau­té des guerres modernes n’est pas entiè­re­ment impu­table aux « faci­li­tés » de la tech­nique, car, paral­lè­le­ment au bond pro­di­gieux du « scien­ti­fique » dans le domaine hal­lu­ci­nant des catas­trophes, il y a la pous­sée bes­tiale des ins­tincts de « l’homo-fanaticus », de cet « homme des cavernes » que l’hérédité a fait sur­vivre au choc des siècles et des civi­li­sa­tions et qui sur­git cau­te­leu­se­ment aux périodes tour­men­tées pour y pour­suivre l’avilissement et la tor­ture du faible homo sapiens.

Ce sont ces ins­tincts « cris­tal­li­sés » dans l’âme impi­toyable des bour­reaux de Bel­sen, de Buchen­wald, de Dachau, de Dora et de tant d’autres lieux, qui ont pro­vo­qué ces scènes d’horreur qui ont tant indi­gné la conscience de tous les hommes sensibles…

En lisant les tra­giques rela­tions de ceux qui, par­mi les sur­vi­vants de ces enfers, firent abs­trac­tion de leur légi­time colère pour gar­der mal­gré tout la pure objec­ti­vi­té du témoin, comme le fit l’auteur de la Col­line sans Oiseaux, l’on croi­rait par­cou­rir les tablettes du vieux maître Jehan Frois­sart au temps que les reîtres se diver­tis­saient, entre deux arque­bu­sades, en éven­trant les pri­son­niers mal­chan­ceux dont ils enrou­laient fort cocas­se­ment les tripes à l’aide de quelque dévidoir…

Nous avons sou­te­nu dans Ce qu’il faut dire cette opi­nion basée sur la connais­sance des hommes et sur quelques don­nées d’histoire, que ces ins­tincts de brute, mis au ser­vice du fana­tisme ou de la tyran­nie, avaient sur­gi et pou­vaient sur­gir à toutes les époques et dans tous les pays. Notre pro­pos, irres­pec­tueux des évan­giles du jour, pas­sa inaper­çu dans le tin­ta­marre des fal­si­fi­ca­tions et des men­songes de ces voraces et immondes para­sites qu’on voit après tout com­bat fondre sur le champ de car­nage pour se dis­pu­ter la curée sur les cadavres des « vain­queurs », comme sur ceux des vaincus.

Aujourd’hui, alors que les pas­sions se sont quelque peu apai­sées, à la faveur des scan­dales inin­ter­rom­pus qui ont mar­qué la fameuse renais­sance natio­nale, des témoi­gnages irré­fu­tables démontrent que le « pays le plus spi­ri­tuel de la terre » n’est pas res­té en dehors de cette « san­glante orgie » qui est la marque inef­fa­çable de la bes­tia­li­té et qui s’exerça sous le pré­texte iro­nique de la jus­tice populaire !

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Dans son livre l’Eternel [[Édi­tions Self.]], Pierre Hamp, avec une sin­cé­ri­té d’autant plus trou­blante qu’elle s’affirme par une force de per­sua­sion qui ne doit rien à l’artifice lit­té­raire, Pierre Hamp exprime tout le pathé­tique du drame vécu par une mul­ti­tude de braves gens qui furent, pour des motifs futiles ou même sans motif, au gré des voix déla­trices, arrê­tés, insul­tés, assom­més, voire sou­mis à la tor­ture, avant d’être jetés dans les cachots de cette « Libé­ra­tion » qui n’ouvrait les pri­sons que pour les rem­plir « jusqu’à la gueule ».

Pierre Hamp a conser­vé de sa jeu­nesse liber­taire de beaux élans qui font chaud au cœur. Aus­si bien son livre four­mille d’aperçus pro­fonds et de pen­sées géné­reuses qui sont comme une écla­tante revanche de l’esprit.

Les pré­oc­cu­pa­tions de l’auteur de l’Eter­nel, dans sa pri­son, sont d’ailleurs loin de nous être étran­gères. Elles sont celles des empri­son­nés de tous les temps et de par­tout… C’est d’abord une sorte d’anesthésie. Le corps réclame impi­toya­ble­ment sa part. Quand la faim, si bien décrite par Knut Ham­sun, vous agrippe de ses doigts de fer, elle ne se contente pas de vous prendre aux entrailles, elle vous étreint le cœur, elle vous enserre le cer­veau, et les idées fuient comme des flam­mèches dans la nuit, vous lais­sant rivé à l’obsession de cet impla­cable besoin physique.

Il nous sou­vient avec éton­ne­ment des heures gas­pillées, en com­pa­gnie de l’ami Marc Laprelle, dans les bar­be­lés de Lucken­wald, à éla­bo­rer de curieux pro­grammes culi­naires qui eussent mis l’eau à la bouche d’un Curnonsky !

La faim deve­nue un peu moins exi­geante, nous pou­vions ten­ter enfin la seule éva­sion qui fut pos­sible à toute heure. Celle de « l’homme inté­rieur ». Pour échap­per au lourd far­deau des jours sans hori­zon, c’est natu­rel­le­ment l’infini méta­phy­sique qui vous attire. Dans cette immen­si­té livrée à l’esprit, on ne craint pas la ren­contre for­tuite des peti­tesses et des méchan­ce­tés humaines. C’est l’ultime refuge contre les attaques du déses­poir ! Avec l’instituteur Gui­bert, com­bien fîmes-nous de voyages dans les nuées, maniant l’hypothèse et le rêve sans même nous arrê­ter aux bar­rières de l’inconnaissable. Nous finis­sions tou­jours par reprendre pied piteu­se­ment au milieu de nos infor­tunes terrestres !

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Si nous n’adoptons pas les mêmes conclu­sions quant à l’élévation spi­ri­tuelle de l’homme, nous com­pre­nons très bien l’intense désir d’évasion d’hommes comme Pierre Hamp qui déclare qu’il fut vive­ment tou­ché par l’esprit de rési­gna­tion des croyants qui par­ta­geaient sa cap­ti­vi­té et qu’il envia leur sagesse.

Sans nier la valeur sub­jec­tive de la rési­gna­tion, nous dou­tons cepen­dant qu’elle puisse sup­pri­mer jamais une injus­tice sur la terre. Nous lui pré­fé­rons la colère géné­reuse du révol­té qui n’accepte pas l’explication som­maire des « volon­tés divines ». Nous disons même avec Mae­ter­linck « que cer­taines idées sur le renon­ce­ment, la rési­gna­tion et le sacri­fice épuisent, plus pro­fon­dé­ment que de grands vices et que des crimes mêmes, les plus belles forces morales de l’humanité (La Sagesse et la Des­ti­née.)

Pour nous le « fidéisme », auquel s’arrête Pierre Hamp, ne sau­rait être qu’une trom­pe­rie de soi-même, une conces­sion à cet obs­cur besoin de « fixa­tion » qui émerge de cette par­tie de nous-mêmes, que Mon­taigne appelle « les pro­fon­deurs opaques de nos replis intimes ». Nous voyons là une démis­sion de l’intelligence qui ouvre la porte sur ce tra­di­tio­na­lisme reli­gieux qui, tout comme Cal­vin, situe la rai­son par­mi la pire des pestes !

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Si la foi fait quel­que­fois les mar­tyrs, la foi fait encore plus sou­vent les bour­reaux. Elle est la grande justificatrice !

La « foi mys­tique » conduit presque tou­jours au fana­tisme et à la jus­ti­fi­ca­tion des guerres qui savent se parer de pré­textes idéo­lo­giques. Le catho­lique Paul Clau­del n’a‑t-il pas écrit : « Ce que nous défen­dons, avec notre bien, avec l’arpent car­ré dans lequel tient notre droit et notre des­ti­née, c’est Dieu même qui s’est remis à notre garde… » D’autre part, n’est-ce pas une curieuse trans­po­si­tion du sen­ti­ment reli­gieux que nous retrou­vons dans l’âme de ces fana­tiques qui lut­tèrent aux cris de : « Pour Hit­ler ! » ou « Pour Sta­line ! » en de féroces mêlées que la « poé­sie » des deux camps exal­tait frénétiquement.

Res­té seul en lice, Sta­line conti­nue d’ailleurs à rece­voir les hom­mages dus à un Dieu. C’est ain­si que le géné­ral major Kav­pak, « deux fois héros de l’Union Sovié­tique », déclare dans son His­toire des Par­ti­sans sovié­tiques : « Toutes nos pen­sées étaient tour­nées vers le grand Sta­line. Lorsqu’une déco­ra­tion était remise, cha­cun de nous pen­sait : nous la devons aux soins et à la pro­tec­tion de notre Père. Il nous a dési­gnés pour une cam­pagne glo­rieuse. Aus­si loin que nous puis­sions nous trou­ver sur les arrières de l’ennemi, par­tout il nous voit, par­tout il suit cha­cun de nos pas, par­tout nous sen­tons son atten­tion pater­nelle, ses ensei­gne­ments… Je voyais dans les yeux de tous les com­bat­tants que si on leur disait de s’élancer aux confins de la terre, vers le « royaume du ciel », ils se met­traient en route sans qu’aucun obs­tacle ne puisse les arrê­ter, ni fleuve, ni montagne !… »

Nous ne savons si cette fer­veur reli­gieuse est feinte ou vraie. Il est dif­fi­cile de l’interpréter autre­ment que comme un phé­no­mène réac­tion­naire qui conver­tit en amère plai­san­te­rie la fameuse inter­dé­pen­dance dia­lec­tique des fins et des moyens qui consti­tue un des prin­ci­paux articles de foi du marxisme !

Le fameux Ros­si, qui appar­tint autre­fois au secré­ta­riat de l’Internationale Com­mu­niste et qui « fit le tour » des mou­ve­ments com­mu­nistes de tous les pays peut dire avec rai­son, dans son livre magis­tral qui vient de paraître sous le titre de Phy­sio­lo­gie du Par­ti com­mu­niste [[Édi­tions Self.]] : « Mon ambi­tion a été de prou­ver que la socio­lo­gie peut uti­le­ment appli­quer ses recherches à d’autres socié­tés que les socié­tés poly­né­siennes ; qu’il y a des cir­cuits au moins aus­si inté­res­sants que ceux du pot­latch et qu’il reste dans le monde moderne où nous vivons des men­ta­li­tés pri­mi­tives » dont la redou­table puis­sance engage les des­ti­nées de l’humanité, nul­le­ment pro­té­gée de leur « magie » par l’avion à pro­pul­sion ou le micro­scope électronique ! »

[/​S. Ver­gine/​]

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