Peut-on valablement parler de progrès moral comme on peut parler valablement de progrès technique et de progrès dans l’art ? Autrement dit, y a‑t-il, dans le comportement des êtres humains pris autant que possible isolément, aussi bien que dans leur comportement à l’intérieur des groupes sociaux dont ils font partie, un état actuel succédant à un état antérieur jugé moins bon ? Cet état antérieur lui-même succède-t-il à un autre encore moins bon ? Et ainsi de suite ? Peut-on penser que l’état actuel sera suivi d’autres qui seront jugés meilleurs ?
Tel semble être, posé aussi succinctement que possible, le problème du progrès moral.
Le problème du progrès social peut se poser sensiblement dans les mêmes termes : tel groupe humain, tel peuple, telle nation, ont-ils actuellement un comportement que l’on puisse considérer comme meilleur que dans le passé ? Dans un avenir plus ou moins lointain, le même groupe humain aura-t-il un comportement meilleur que son comportement actuel ?
On peut même, à l’échelle mondiale, se demander si l’ensemble des êtres humains vivant actuellement sur le globe terrestre ont entre eux des rapports meilleurs que dans le passé et si, plus tard, ce mieux observable aujourd’hui ne sera pas à son tour dépassé.
Pareils problèmes soulèvent d’énormes difficultés, et il ne saurait être question de prétendre ici les résoudre une fois pour toutes en quelques pages, quand des penseurs éminents ont parfois renoncé à se prononcer eux-mêmes dans un sens ou dans l’autre [[Voir en particulier les conclusions du petit volume de M. André
Quant au problème social dans toute son ampleur, il se confond avec le problème de la civilisation, et c’est assez dire qu’il n’est pas simple : un excellent guide sur cette question est le petit ouvrage de M. F. Sartiaux paru en 1938 [[Félix
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La première difficulté est celle des critères permettant de juger qu’il y a eu ou non amélioration dans le comportement des êtres humains en des groupes sociaux. À quoi se référer ? Quels termes de comparaison utiliser ? Quels points de repère fixer afin de mesurer, ou au moins d’apprécier, s’il y a eu ou non progrès ?
Il faut ici avant tout, comme en ce qui concerne le progrès dans l’art, faire une remarque préalable de la plus grande importance.
Une œuvre d’art ne va par elle-même ni en avant ni en arrière. Elle est « une impasse », un fait dont l’existence ne saurait être niée, pas plus que celle du sol sur lequel nous marchons ou que celle de l’air que nous respirons. De même, l’acte moral, le geste individuel qui est jugé remarquable pour toutes les raisons que l’on voudra, à quelque moment et dans quelque milieu que ce soit, ne va non plus ni en avant ni en arrière.
Il est un aboutissement, une conclusion, un fait qui se trouve à son tour posé devant la conscience humaine. L’artisan qui a terminé un mobilier, même s’il est particulièrement satisfait du résultat de son travail, ne peut empêcher que celui-ci est désormais détaché de lui. Il n’est pas plus, en présence de ce mobilier, que l’un quelconque des milliers de visiteurs qui l’examineront dans une exposition. Le compositeur qui vient d’achever une sonate, le sculpteur qui a mis la dernière main à une statue sont exactement dans le même cas. Leur œuvre existe désormais en dehors d’eux et va vivre d’une vie propre, pour d’autres qu’eux.
De même le geste de Socrate.
De même, tous les traits qui illustrent, dans telle ou telle morale particulière, chez les sauvages hottentots comme chez les Lapons, chez les Japonais comme chez les Italiens, les différentes règles qui se sont plus ou moins imposées à l’être humain par l’intermédiaire de son groupe social.
Dès lors, à ce point de vue, il y a progrès moral toutes les fois qu’un geste de cette nature, porté à la connaissance d’un nombre de plus en plus grand d’individus, suscite un geste identique dans les intentions et dans les conséquences. De même que lorsqu’un air à la mode se répand dans un public de plus en plus large, il y a le progrès horizontal.
Que, dans un milieu donné, à Athènes, à Sparte, des actes exemplaires différents se produisent en nombre croissant, et il y aura progrès vertical, comme lorsque des œuvres musicales nouvelles naissent et se répandent successivement. Que, chez un nombre croissant d’individus, par la tradition, par l’éducation, ou par la vie, s’accumulent les exemples de nature à influer sur leur comportement, et que chacun devienne capable de s’inspirer tour à tour dans sa vie privée ou publique du courage, de la sobriété, de l’ardeur au travail, de la loyauté, dont il porte en quelque sorte les germes en lui-même, et il y aura par là progrès voluménal.
On est ainsi amené à cette conclusion paradoxale en apparence, c’est que la notion de critère, de terme de comparaison, n’intervient pas dans le progrès moral L’idée d’amélioration est indépendante de l’idée de progrès. « Le progrès… peut être observé et défini sans recours à des jugements de valeur. » [[F.
« Les sociologues ont d’abord mis autant d’ardeur à découvrir (le progrès) partout qu’à en nier ensuite l’existence, et à le douer de vertus ou de vices, de valeurs morales, qui ne sont que l’expression de tendances subjectives. » Avec ces pertinentes remarques de F. Sartiaux, il suffit de rappeler encore que le progrès n’est pas une entité, mais un fait basé sur la loi des grands nombres et il en est dans le domaine moral, comme dans les domaines technique et artistique.
C’est le groupe humain qui ajoute, pour des raisons et pour des fins qui lui sont propres, ses jugements de valeur sur les actes individuels et qui les qualifie de moraux et d’exemplaires. Mais le sacrifice de sa vie par esprit d’obéissance aux lois de la cité, comme Socrate, n’est pas, en soi, plus « moral » que le sacrifice de sa vie, volontaire et réfléchi, pour sauver des gens en péril. Faire preuve de tempérance, de sobriété, n’est pas, en soi plus « moral », que faire preuve de bravoure ou de justice. Ce n’est même peut-être pas, à y regarder de près et, malgré les apparences, sensiblement plus facile.
On comprend donc pourquoi tous les traités de morale « puérile et honnête » — celle qui vaut pour l’immense majorité des individus — abondent en exemples de gestes dont le renouvellement paraît souhaitable, quelle que soit la raison profonde de ce souhait et quels que soient les desseins et la personnalité de qui le formule. Depuis le De viris illustribus jusqu’aux petits, manuels des écoliers de France, la méthode est la même. On montre les circonstances, d’une part, l’« acte moral » qui s’y insère, d’autre part, et l’on conclut : si vous vous trouvez dans des circonstances identiques, agissez de même. Cette invitation, si l’on y réfléchit, est magnifique par ce qu’elle suppose de foi en l’instinct d’imitation, de confiance en la docilité, en l’orgueil de ceux à qui l’on s’adresse [[Notons en passant, c’est d’une extrême importance, ce qu’a de mécanique cet aspect de la morale. Celle-ci se trouve, en fait, fondée sur la répétition, la multiplication « en série » des gestes proposés en exemple.]].
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Une seconde difficulté est dans la relativité de la morale. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Vérité en un temps, erreur en un autre. Or, la morale est faite d’impératifs, donc d’absolus. Et ce n’est pas sans raison, car agir ne souffre pas de moyen terme. Socrate, s’il voulait agir, ne pouvait que boire la ciguë. Le sauveteur, s’il veut agir, ne peut faire autrement que risquer sa vie. L’acte accompli, il n’est plus possible de revenir en arrière, de faire comme s’il n’avait pas été accompli — et à cet égard, on le sait, ne pas agir est encore agir. Mais ce geste qui a quelque chose d’unique, de catégorique, même s’il est le cent-millième d’une série inspirée par un exemple donné, est inscrit dans un cadre, et il y a autant de cadres différents qu’il y a de groupes humains différents dans l’espace ou dans le temps.
Or, c’est un fait que les préceptes moraux que la famille, la tribu, la nation enseignent n’ont pas d’autre but, conscient ou non, que de faire participer ceux à qui ils sont enseignés à la perpétuation de la famille, de la tribu, de la nation. Les hommes ne peuvent vivre qu’en groupes, et les groupes ne peuvent vivre que si leurs éléments respectent certaines règles communes. La vie du groupe est ou paraît compromise dès qu’un de ses éléments se révolte contre les règles que tous les autres respectent. Car, là aussi, l’exemple est contagieux, et la désagrégation familiale, tribale, nationale, peut ne pas tarder où souffle l’esprit d’indépendance. C’est la raison pour laquelle les lois morales, comme les lois civiles, s’appuient sur des gendarmes et sur l’esprit de coercition. Mais ce sont des gendarmes intérieurs, qu’on les nomme scrupules ou remords.
Il est apparu de bonne heure, dans chacun des groupements humains les plus variés, des hommes qui, dans la nécessité d’enseigner ces lois morales, en ont fait des systèmes, des « sommes » relativement à leur groupe et au moment où ils vivaient. Et ceux qui, ensuite, ont pu confronter ces systèmes, ont constaté des analogies et des différences. Aujourd’hui, où le travail n’est pas certes terminé (mais le sera-t-il jamais ?), que voit-on ?
En premier lieu, le nombre des divergences profondes que recèlent les préceptes moraux suivis par les groupes humains a tendance à diminuer. Au contraire, le nombre des préceptes communs a tendance à croître. Certains — en dépit des violations qu’ils subissent journellement — ont une valeur universelle, comme le « Tu ne tueras point », ou comme le « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Dans cette double décantation, on peut voir un aspect du progrès sur le plan moral. En effet, un nombre croissant d’êtres humains, dans le temps et dans l’espace, obéit, par crainte, par intérêt ou par raison, à un certain nombre d’impératifs catégoriques, d’où résulte pour l’ensemble de l’espèce humaine une tranquillité plus grande, une sécurité d’existence plus importante que dans le passé, coïncidant d’ailleurs avec l’aire d’extension plus grande couverte chaque jour par des groupes de moins en moins nombreux.
En second lieu, on observe, comme en ce qui concerne le progrès technique et le progrès dans l’art, l’emploi de moyens nouveaux pour parvenir au même but. Beaucoup de règles qui, en des temps plus ou mains reculés, relevaient de la seule conscience individuelle, de la moralité de chacun, sont devenues des règles collectives relevant de l’action du groupe sur l’individu. C’est ce que les juristes appellent le passage du droit moral au droit pénal. Quand un seigneur du moyen âge avait envie de tuer un de ses vassaux, il ne pouvait en être empêché pratiquement que par sa conscience, s’il était le plus fort. Aujourd’hui, si fort que soit celui qui souhaite la mort d’un autre homme, il se trouve toujours plus faible que le groupe social dont il fait partie et auquel il doit rend des comptes, même s’il échappe pendant plus ou moins longtemps à cette dernière nécessité.
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Enfin, il faudrait ici pouvoir poser dans toute leur ampleur les problèmes de la guerre et de la révolution. L’une et l’autre sont des conflits collectifs, mettant aux prises, dans un cas de groupes sociaux individualisés, peuples ou nations dans l’autre cas, des classes sociales diffuses à l’intérieur d’un même peuple. L’une et l’autre déchaînent des passions de toute nature : les meilleures comme les pires, bien que les conséquences de ces dernières surtout éclatent aux yeux. Où aperçoit-on à travers l’une et l’autre le progrès moral, si progrès moral il y a, et le progrès social, si progrès il y a ? Ainsi posée — et c’est à peu près toujours ainsi qu’on la voit posée — la question n’a pas de sens. Ce n’est pas dans la guerre ou dans la révolution en elles-mêmes, ni parce qu’elles sont ou qu’elles ne sont pas, que le progrès moral ou social se peut observer. Comme le progrès de la chirurgie, ou de la chimie, ou de l’électricité, il s’effectue malgré ou à cause des guerres, malgré ou à cause des révolutions. Il n’en est pas et ne peut pas en être absolument indépendant, mais il n’en dépend pas non plus d’une manière si étroite qu’on puisse dire : il y aura toujours des guerres et des révolutions, donc il n’y a pas de progrès moral (à cause du déchaînement des passions individuelles), ni social (à cause des ruines accumulées). Ce fatalisme est une forme du pessimisme et un aveu d’impuissance, en même temps qu’il révèle une vue superficielle des choses. Il revient à nier le progrès de la culture du blé parce que le nombre d’épis fauchés augmente avec le rendement à l’hectare, ou parce que la quantité de grain livrée à la consommation augmente avec la production, et diminué d’autant le nombre de grains qui accompliront leur destinée en revenant à la terre sous forme de semence. Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit pas, par cette image, d’assimiler la destinée de l’homme à celle d’un épi, celle d’un peuple à celle d’un champ où la mort peut moissonner sans nous émouvoir. L’épi, pour autant que nous le sachions, n’a pas conscience de son destin. L’homme, comme Faust, mais avec ou sans le concours du diable, est généralement maître de son destin. Nous voulons dire par là que s’il est vrai qu’il est très largement déterminé dans chacune de ses actions, du fait qu’il en a conscience, il réussit peu à peu à se libérer de ce déterminisme. Il s’est libéré déjà en grande partie de ses terreurs ancestrales, comme il s’est libéré de l’obscurité nocturne ; il s’est libéré des obstacles que le temps et l’espace accumulaient devant lui et n’a d’ailleurs pas dit son dernier mot à cet égard ; il s’est libéré des maladies et, jusqu’à un certain point, de la famine, qui décimaient les peuples autrefois ; de même, il se libérera de la guerre, comme peuvent le faire espérer les tentatives avortées, d’où qu’elles aient émané, et les tentatives en apparence les plus folles comme celle dont Garry Davis porte en ce moment le drapeau.
Mais la Révolution ? L’homme s’en libérera-t-il ? Qui pose ainsi la question craint la Révolution parce qu’il en ignore l’essence. C’est parce qu’il se contente du milieu où il vit et de ce que ce milieu lui apporte. C’est parce qu’il ne voit aucune erreur à relever autour de lui, aucune situation à améliorer, aucun horizon nouveau à explorer. Celui-là craint le mouvement et la vie dans ses aspects changeants.
Au total, le révolutionnaire Jésus-Christ, et beaucoup d’autres de son espèce — mais qui ne se sont pas tous fait un « nom » — ont apporté peu à peu aux générations qui peuplent en ce moment le globe terrestre, un certain nombre de choses à quoi il est bon de penser avant de jeter l’anathème sur le progrès : respect croissant de l’être humain, dans sa personnalité, dans sa vie, dans ses pensées (en dépit de ce que peuvent nous présenter à ces divers points de vue les régimes totalitaires), vie généralement plus réellement libre pour chaque être humain en des communautés de plus en plus étendues : les États-Unis d’Europe verront peut-être le jour à la faveur de la rivalité des deux « blocs », et le moment viendra sans doute où la « nationalité commune » voulue par Churchill en 1940 entre Français et Anglais, sera réalisée entre Russes et Américains. C’est en tous cas, et quelles que soient les imperfections possibles des sociétés futures, à quoi doivent tendre les efforts des hommes d’aujourd’hui. Même si l’homme ne change pas dans sa nature intime, et n’est en lui-même ni meilleur ni pire qu’à aucun moment passé de l’humanité, il est maintenant possible d’envisager, sans passer pour utopiste, le temps où l’organisation sociale, englobant un nombre de plus en plus important d’êtres humains, fera disparaître le souvenir de la longue période où l’homme était un loup pour l’homme.
[/Laumière/]