La Presse Anarchiste

Les données de la pré-guerre

L’Allemagne était tra­vail­lée par un com­plexe de grandeur. Cela paraît incon­testable quand on se réfère non seule­ment aux pro­pos de politi­ciens, mais aux actes de per­son­nages émi­nents aux œuvres d’authentiques savants. On a traduit ce com­plexe de supéri­or­ité par la for­mule : l’Allemagne au-dessus de tout ! C’est sin­gulière­ment le rétré­cir. Il n’y a, en effet, dans ce slo­gan, rien qui ne ressor­tisse au nation­al­isme le plus vul­gaire, alors que le Deutsch­tum prend une sig­ni­fi­ca­tion bien plus générale et plus vaste qui en appelle non seule­ment à la géo­gra­phie et à l’histoire, mais à la biolo­gie même et à l’ethnologie. Au regard de tout Alle­mand d’élite, le grand dolichocéphale blond nordique prend le pas, à tous égards, physique­ment, intel­lectuelle­ment, morale­ment, sur le brachy­céphale brun mérid­ion­al. Et, en con­séquence, le monde appar­tient virtuelle­ment aux races et aux peu­ples anglo-sax­ons, dont l’Allemagne, cela s’entend, est la moni­trice. Ce, dogme est spé­ciale­ment vrai pour l’Europe cen­trale et occi­den­tale. Il sous-entend que les races slaves, mon­goloïdes, et celles qui peu­plent les con­ti­nents noir et jaune sont inévoluées sinon inévolu­ables et qu’en tous cas elles met­tront du temps pour s’aligner au rang des civilisés.

Le com­plexe psy­chologique alle­mand appa­raît donc d’une qual­ité, d’une portée, tout autre que ce chau­vin­isme qui agite et qui trou­ble le tem­péra­ment nation­al du Français moyen, forme stérile et inquié­tante de nar­cis­sisme historique.

L’anglo-saxonnisme alle­mand jail­lit hors du cadre nation­al. Il explique que l’Angleterre, con­sid­érée comme de sève ger­manique, ait béné­fi­cié auprès des dirigeants alle­mands d’un coef­fi­cient admi­ratif et la France, en tant que puis­sance, en tant qu’État et peu­ple, d’un coef­fi­cient de dédain, pour ne pas dire de con­de­scen­dance ou de mépris.

Cepen­dant rien d’absolu. Le Français con­ser­vait des sym­pa­thisants en Alle­magne, des hommes prêts à une bonne entente, et l’Anglais y ren­con­trait des opposants. On peut même affirmer qu’un cer­tain courant de rap­proche­ment vers la France s’esquissait en Alle­magne dès avant 1900. Il avor­ta du fait que les dirigeants alle­mands n’y par­ticipèrent point, du fait aus­si que les dirigeants français, anglo­manes, s’y mon­trèrent hos­tiles et qu’enfin la Grande-Bre­tagne, renonçant à son splen­dide isole­ment, scel­lait avec la France, une Entente cor­diale dont le pre­mier effet serait de raviv­er l’esprit de revanche. C’était la guerre en per­spec­tive, alors qu’une entente fran­co-alle­mande c’eût été la paix assise sur le con­ti­nent pour des générations.

Au lende­main de la guerre con­tre les Boers, l’heure eût été prop­ice à un rap­proche­ment fran­co-alle­mand. La main­mise bru­tale de l’Angleterre sur les républiques sud-africaines, peu­plées de Hol­landais, c’est-à-dire de Ger­mains, sur lesquels l’Allemagne, en ver­tu de ses théories raciales offi­cielles, exerçait comme un droit de con­san­guinité, démon­trait aux Alle­mands que pour l’Anglais, il n’y avait d’Anglo-Saxons que ceux qui par­laient le lan­gage des yes. Et, dès lors, les Alle­mands anglo-sax­on­nisants pou­vaient se dire : « Nous nous sommes mépris sur le car­ac­tère des Bri­tan­niques, les suc­cès qu’ils rem­por­tent ne sont pas les nôtres, les gains qu’ils acquièrent sont des pertes pour nous. » Bien des Alle­mands lucides, se tin­rent alors ce raison­nement, les hautes sphères n’en demeu­rant pas moins sur leurs posi­tions pre­mières. Elles s’y maintin­rent jusqu’à la veille de la guerre de 1914. Et l’on assure même, du moins on en a fait courir le bruit, que le Kaiser et ses sup­pôts immé­di­ats auraient dit : « Ah ! si nous avions su que l’Angleterre était con­tre nous, jamais nous n’aurions déclaré la guerre à la France et à la Russie ! »

Il est de fait que l’Angleterre parut longtemps devoir con­serv­er une atti­tude expec­tante et qu’elle n’abattit ses cartes que lorsque la Bel­gique fut envahie. Néan­moins, c’est prêter aux diplo­mates alle­mands, si imbé­ciles qu’on les sup­pose, beau­coup de can­deur que de les croire tout à fait igno­rants du jeu et des des­seins de la Grande-Bretagne.

Les faits ren­dent un son de vérité que les pro­pos sub­jec­tifs ne sauraient avoir. C’est pourquoi il faut les inter­roger. Eux seuls per­me­t­tront, en fin de compte, d’établir quels sont les respon­s­ables de la guerre de 1914, si tant est que l’on estime à l’heure présente que cette ques­tion vaille d’être élu­cidée. Mais si même on estime, une cat­a­stro­phe chas­sant l’autre, qu’il est vain de remon­ter aux sources, les faits qui remon­tent à un demi-siè­cle con­ser­vent leur valeur intrin­sèque d’édification et la philoso­phie qui en découle est une arme pour la gou­verne de l’individu. Rap­pelons donc quelques faits de « la belle époque ». Il en est de trois ordres dom­i­nants : le fait des trusts sur lequel nous avons déjà attiré l’attention, le fait colo­nial­iste que nous avons entre­vu et, pour la France spé­ciale­ment, le fait pro­tec­tion­niste. Tous ces faits en rela­tion directe avec la guerre de 1914.

Le colonialisme

L’expansionnisme français s’était heurté, dans la dernière décade du xixe à l’impérialisme anglais, sur le Nil, en plein sur la ver­ti­cale du Caire au Cap. Avec une inso­lence sans borne, som­ma­tion avait été faite à la colonne Marc­hand d’abandonner ce qui fai­sait l’objet de sa mis­sion. Il paraît même que les couleurs nationales n’avaient pas été ménagées. Bref, il y avait là un casus bel­li beau­coup plus car­ac­térisé que le pré­ten­du coup d’éventail du Bey de Tunis. On en fut quitte pour une « sanglante humil­i­a­tion ». L’Empire bri­tan­nique était alors au sum­mum de sa gloire. Il ne man­quait aucune gemme à la Couronne. La fièvre impéri­ale pou­vait tomber et Albion tourn­er ses regards vers le con­ti­nent. Elle aperçut alors que l’Allemagne avait grossi étonnamment.

Si la sidérurgie est bien, comme nous le pen­sons, la critère infail­li­ble de la puis­sance d’un État, aucun doute que l’Allemagne, dans les vingt dernières années du xixe siè­cle, avait accru sa puis­sance. Sa pro­duc­tion de fonte avait pro­gressé à la cadence de 300.000 tonnes par an env­i­ron, tan­dis que celle de l’Angleterre n’avait avancé qu’à la cadence de 60.000 tonnes. Bref, en 1900, la pro­duc­tion de fonte alle­mande s’élevait à 7,5 mil­lions de tonnes et tout annonçait qu’elle irait encore de l’avant, tan­dis que la pro­duc­tion anglaise ne pour­rait plus dépass­er les 9 mil­lions de tonnes atteintes. Il était ain­si claire­ment démon­tré que l’Allemagne, extra­or­di­naire­ment dynamique du point de vue indus­triel et com­mer­cial, deviendrait une puis­sance maîtresse. Carthage cesserait de régn­er. N’en pou­vant douter, l’Angleterre songea à pren­dre pied sur le con­ti­nent. La France s’offrait. La liq­ui­da­tion du drey­fu­sisme y avait amené la liq­ui­da­tion de tout ce qui demeu­rait d’aristocratie répub­li­caine de ten­dance jacobine et les anglo­manes, les Briand, les Clemenceau, les Viviani, etc., trô­naient. Il fut facile de faire oubli­er la « frasque » de Facho­da. En esprit, les bases d’une Entente cor­diale furent jetées bien avant que Del­cassé se présen­tât pour la sceller. (N’oublions pas que la « belle époque » fut la belle époque de la diplo­matie secrète.)

* * * *

Nous sommes déjà engagés dans le xxe siè­cle. Un coup de maître va être ten­té. Il est sans risques, et sans périls. Il s’agit de pénétr­er paci­fique­ment l’étendue du Maroc. On pren­dra pré­texte de razz­ias opérées aux con­fins de l’Oranais. À ce pro­pos, le « requin » Eti­enne, des Tré­fi­leries du Havre, lâchera son fameux : « L’or appelle le fer ! » L’Angleterre est « avec nous ».

Le Maroc est un gros morceau. Aus­si éten­du que l’Algérie et la Tunisie réu­nies, il avait, en 1903, le dou­ble de pop­u­la­tion : 10 mil­lions d’habitants. L’élément berbère, laborieux, act­if, y dom­i­nait sur l’élément arabe non­cha­lant et rêveur. Un pays bien peu­plé, avec de vastes plaines de bonnes ter­res à céréales, de grands plateaux qui atten­dent qu’on les irrigue et, en Kabylie, des canaux d’arrosage qui amè­nent l’eau à pro­fu­sion dans des prairies, des jardins, des verg­ers, de grands vil­lages effer­ves­cents de vie. Tel s’offrait le Maroc aux « civil­isa­teurs ». Nous ne par­lons pas des richess­es souter­raines : min­erais de toute nature, phos­phates, houille et pétrole…

Or, la sidérurgie alle­mande s’était implan­tée en Mau­ri­tanie, sous les espèces des frères Man­nes­mann, mag­nats de la Ruhr. Ces ressor­tis­sants de l’Allemagne allaient-ils subir la judi­ca­ture et l’administration mil­i­taire français­es tel de vul­gaires Moghrébains ? Il serait curieux vrai­ment d’enregistrer la réac­tion ger­manique. Les con­quérants devenus pro­tecteurs pré­ten­dant ignor­er la présence alle­mande, on vit se pro­fil­er dans les eaux maro­caines un bateau de guerre qui jeta l’ancre dans la baie d’Agadir. La diplo­matie teu­tonne avait la main lourde. Il fal­lut causer. Par chance, un gou­verne­ment com­préhen­sif, Joseph Cail­laux. Et l’on eut Algésir­as. Suiv­ant le vœu alle­mand, le Maroc, sous pro­tec­torat français, resterait ouvert à tous. Tanger serait une ville libre. Les intérêts immé­di­ats de l’Espagne seraient sauve­g­ardés. L’Allemagne obtiendrait quelques rajuste­ments du côté du Togo. En somme, le « coup d’Agadir » n’avait pas déçu l’Allemagne. Elle obte­nait ce qu’elle avait désiré, et récoltait en plus des droits à la recon­nais­sance et aux bons offices de l’Espagne alphon­siste, bons offices qui ne lui firent pas défaut au cours de la guerre…

Mais l’Angleterre, de son côté, sut tir­er du « coup d’Agadir », sin­gulière­ment révéla­teur d’une Alle­magne qui désor­mais n’entendrait plus qu’on se passe d’elle pour résoudre aucun des grands prob­lèmes européens ou mon­di­aux, la leçon que por­tait la con­jonc­ture. L’Angleterre des Bal­four, des Cham­ber­lain, des Asquith et des Grey com­prit que les temps du fair play étaient révo­lus. Sous peine de démis­sion, il fal­lait con­tre-atta­quer diplo­ma­tique­ment, mais résol­u­ment. Et ce fut l’Entente cor­diale, le com­mence­ment de 1’« encer­clement » qui, par la Russie, abouti­rait en moins de dix ans au déclic de Sara­je­vo. On peut penser que l’anglo-saxonnisme alle­mand perdit gradu­elle­ment, au long de ce proces­sus, toutes ses illusions.

* * * *

Il est admis par de doux savants et de ten­dres philosophes, dont on ne peut pas dire qu’ils soient des imbé­ciles ou des hommes de mau­vaise foi, que la France et même l’Angleterre sont des agneaux et l’Allemagne un loup. Il est absurde que les agneaux aient voulu provo­quer le loup.

Cepen­dant l’agneau français, sous la IIIe République, avait assez démon­tré qu’il avait les dents longues et les pattes grif­fues. À grands coups de gueule et à grands coups de pattes, il s’était con­sti­tué un Empire qui groupait quelque soix­ante mil­lions d’habitants. Groupait est une façon de par­ler. En réal­ité, l’Empire colo­nial français était fait de pièces et de morceaux dis­parates. Ni ordre, ni méth­ode, ni plan, ni idée. L’État attribuait des fiefs à des castes de mil­i­taires, de fonc­tion­naires, de cap­i­tal­istes, d’armateurs, etc. Il en finançait l’établissement à coups de mil­liards et il en pro­tégeait le par­a­sitisme et les rap­ines par des baïon­nettes. Si bien que l’Empire repo­sait, et repose encore aujourd’hui, sur du sable mou­vant en dépit de toutes les coulées de ciment démoc­ra­tique qu’on lui injecte à la base. L’agneau français n’est pas un agneau pour les peu­ples colonisés…

L’agneau anglais, lui, s’il s’est révélé un tigre à l’origine, s’est très rapi­de­ment adap­té à des manières que font que ses « dom­i­na­tions » se trans­muent gradu­elle­ment en des indépen­dances qui ne gar­dent avec la Couronne que des liens sym­bol­iques. C’est là un suc­cès que nos anglo­manes attribuent tout d’abord à l’énorme pres­tige dont le nom Bri­tan­nique jouit de par le monde et aus­si aux pra­tiques tra­di­tion­nelles fondées sur des principes d’autonomie et de libre échange, deux principes que la bour­geoisie française, y com­pris les anglo­manes les plus dis­tin­gués, tien­nent en hor­reur. J’en viens ain­si à par­ler du pro­tec­tion­nisme, autre aspect sig­nalé­tique de l’agneau français.

Le protectionnisme

Le pro­tec­tion­nisme, c’est l’art d’élever arti­fi­cielle­ment les prix de vente de cer­taines den­rées ou marchan­dis­es à l’intérieur d’un pays et ain­si de faire pay­er, au prof­it des pro­duc­teurs pro­tégés, un impôt aux con­som­ma­teurs. Et ceci au nom de l’intérêt général.

Cet art, ou cette astuce, la bour­geoisie française, les maîtres des moyens de pro­duc­tion l’ont pra­tiqué avec audace, avec inso­lence. Ils en ont fait un sys­tème et ce sys­tème ils l’ont éten­du à chaque colonie séparé­ment. C’est naturelle­ment dans la métro­pole, face aux pays européens, que le sys­tème a porté ses fruits les plus beaux.

Le Sec­ond Empire avait con­clu, en 1860, avec l’Angleterre, un traité de com­merce insti­tu­ant la clause de la nation la plus favorisée et abolis­sant les pro­hi­bi­tions. Il s’en fal­lait que ce fût là un retour au libre échange, mais c’était une atténu­a­tion très nette, très sen­si­ble du pro­tec­tion­nisme. Tous les pays d’Europe se mirent à con­clure entre eux et avec la France des traités de com­merce. Les échanges inter­na­tionaux s’accrurent et les con­som­ma­teurs en général s’en trou­vèrent bien. Le coût de la vie se sta­bil­isa. Avec l’abondance s’amorça une ten­dance à la baisse.

La bour­geoisie d’affaires ne par­don­na pas au « gou­verne­ment per­son­nel » d’avoir abais­sé les bar­rières douanières. Une puis­sante ligue se con­sti­tua en vue de rétablir par tous les moyens en son pou­voir le sys­tème des pro­hi­bi­tions. L’un des porte-parole de cette ligue ne craig­nit pas de dire, en 1869, que si, par suite de la dénon­ci­a­tion du traité, l’Angleterre déclarait la guerre à la France, cette guerre serait « nationale » parce qu’elle prou­verait que l’Angleterre voulait ruin­er la France ce grâce au traité… Ce n’est pas avec l’Angleterre qu’on eut la guerre, mais avec l’Allemagne.

Après la défaite, la bour­geoisie étant instal­lée, la réac­tion se déploya con­tre le régime de semi-lib­erté com­mer­ciale. En 1880, les tar­ifs furent élevés d’une façon générale et des droits furent mis sur des den­rées qui en étaient exemptes. Toute­fois, les traités de com­merce restèrent en vigueur. Ils furent abo­lis par la fameuse loi douanière de 1892 à laque­lle le sin­istre Méline, représen­tant des agrariens, prit une grande part. Der­rière les agrariens et les pous­sant, venaient les indus­triels, les trusts. La loi douanière de 1892 créait un tarif général et un tarif min­i­mum ; la clause de la nation la plus favorisée était sup­primée, sauf pour l’Allemagne (car Bis­mar­ck l’avait fait insér­er dans le traité de Franc­fort). En 1895, une loi, dite du cade­nas, autori­sait le gou­verne­ment à mod­i­fi­er sans dis­cus­sion tel ou tel tarif. En une quin­zaine d’années, plus de cent cinquante déci­sions furent pris­es sur sim­ple avis d’un Comité des Arts et Man­u­fac­tures et une quar­an­taine de lois apportèrent des retouch­es aux tar­ifs de 1892. En dépit de quoi il fut procédé en 1910 à une « révi­sion générale » qui, en réal­ité, était une loi douanière aggra­vant con­sid­érable­ment la pro­tec­tion. Les trusts sidérurgiques se trou­vaient cette fois embusqués der­rière une « com­mis­sion des douanes ».

La loi douanière de 1910 était plus spé­ciale­ment dirigée con­tre l’Allemagne. Ses pro­mo­teurs avaient même agité la ques­tion du « dump­ing », c’est-à-dire des primes à l’exportation, con­tre lesquelles on récla­ma des « armes de défense ». Les con­seillers gou­verne­men­taux firent val­oir que ces armes seraient « dan­gereuses, inef­fi­caces et con­traires à notre intérêt ». Ain­si on se dés­in­téres­sait du « dump­ing » qui, en vérité, n’atteignait que l’Angleterre expor­ta­trice. Pour jus­ti­fi­er les nou­veaux tar­ifs, il fut fait état de pro­pos qu’aurait tenus von Bulow, mais il fut prou­vé par la suite que von Bulow n’avait tenu aucun des pro­pos incriminés…

(Il est remar­quable que le loup alle­mand s’en tenait à des traités de com­merce. L’agneau français se mon­trant agres­sif, le loup avait répliqué en éle­vant les droits sur les cham­pagnes, les cognacs, etc. On sait que son inter­ven­tion au Maroc avait eu pour motif déter­mi­nant d’empêcher l’agneau français de fer­mer la porte.)

Je ne sais pas si les doux savants et les ten­dres philosophes que j’évoquais plus haut arrê­taient par­fois leurs regards sur le pro­tec­tion­nisme, phénomène spé­ci­fique­ment français. S’ils avaient vu dans la longue péri­ode de ges­ta­tion de la loi de 1910 grouiller une immonde ver­mine de spécu­la­teurs à l’affût des bruits, des amende­ments, des propo­si­tions sus­ci­tant ou des espérances ou des appréhen­sions, leur con­cep­tion de l’agneau s’en fût peut-être trou­vée ternie. Mais cette boue n’est rien en com­para­i­son des remous de l’extérieur. Tous les pays sans excep­tion, même ceux qui, comme la Suisse et la Bel­gique, sont de bonne com­po­si­tion, se mirent en devoir d’exercer des repré­sailles. L’agneau français fai­sait fig­ure pour l’Europe d’un agneau enragé… Une rage bon enfant, pas méchante. On nous aimait bien quand même. On nous esti­mait, on nous admi­rait… Allons ! Que fai­sions-nous pour qu’on nous aimât ? Quel sujet d’admiration offrions-nous ? Un petit peu­ple déca­dent, cumu­lant les records de l’alcoolisme, de l’analphabétisme, de la tuber­cu­lose, de la mor­bid­ité… Un peu­ple étouf­fé par une bour­geoisie avide et rapace comme pas une au monde…

* * * *

Le pro­tec­tion­nisme était une des formes insé­para­bles du brig­andage cap­i­tal­iste français.

Un min­istre venu du social­isme élec­toral, Millerand, con­statait en 1901 que la prime accordée par la pro­tec­tion douanière aux trente et une grandes usines sidérurgiques s’élevait : à 33 % du prix des wag­ons à voyageurs ; à 6 % du prix des machines hydrauliques ; à 33 % du prix des machines dynamo-élec­triques ; de 3,5 à 12 % du prix des machines pour tis­sages et fila­tures ; à 4 % du prix des machines à imprimer ; à plus de 5 % du prix des con­struc­tions navales.

L’industrie lourde était une indus­trie pro­tégée au pre­mier chef. À l’abri de son mur douanier infran­chiss­able, elle pou­vait pra­ti­quer des prix riche­ment rémunéra­teurs et ain­si s’édifiait le « Mur d’argent ».

Les com­pag­nies houil­lères appar­en­tées au Comité des forges n’étaient pas moins favorisées que la sidérurgie. Elles étaient autorisées à pra­ti­quer des prix de vente, sur le car­reau des mines, en fonc­tion des prix des char­bons d’importation ren­dus à quai. Or il fal­lait coûte que coûte importer annuelle­ment quelque 22 mil­lions de tonnes de houille, plus de la moitié de la pro­duc­tion française. Et, bien qu’en principe les matières pre­mières fussent exemptes de droits de douane, les char­bons sup­por­t­aient une taxe équiv­a­lente au trans­port d’une tonne sur cinquante kilo­mètres. Ain­si les com­pag­nies houil­lères français­es s’adjugeaient une plus-val­ue sup­plé­men­taire sur le compte du pro­tec­tion­nisme. Mais le con­som­ma­teur français payait régulière­ment son char­bon 60 % plus cher que le con­som­ma­teur anglais et 40 % plus cher que l’allemand. Il en était ain­si, toute pro­por­tion gardée, dans tous les domaines de la con­som­ma­tion. Et cela, ne l’oublions pas, dans l’intérêt général de l’agneau français et par la faute du grand méchant loup teuton…

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