Il faut, disent la plupart, en finir à tout prix, à n’importe quel prix, avec nos mortelles incertitudes.
Depuis toujours, nous sommes ballottés dans tous les sens. En matière de paix, après avoir cru en la venue de la fraternité universelle, nous sommes retombés dans la plus odieuse déchéance.
Dans le domaine de la liberté et du pain quotidien, après avoir entrevu la Terre promise de l’abondance dans une quasi-délivrance de l’asservissement, nous avons souffert de la faim dans un quasi-esclavage.
La douceur de vivre, à peine entr’aperçue, nous a fuis. De quelque côté que porte notre interrogation, aucun symptôme d’apaisement. Rien que des conflits qui s’accumulent, rien que des casus belli en perspective.
Plutôt mourir donc ?
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Voilà où en sont, en cette triste époque, les trois quarts de nos semblables.
Voilà le résultat des déceptions ajoutées aux mystifications. C’est aussi le résultat de la lente désagrégation où les ont conduits tant de faux prophètes, tant de faux pasteurs, tant de marchands de verbe et de monteurs de cou.
Combien s’en est-il levé de ces apôtres sans foi, de ces défenseurs sans courage, de ces bateleurs inconvenants qui, forts seulement de la vanité ou de la prébende, les ont anesthésiés ou abêtis ?
À qui voulez-vous donc qu’ils se fient maintenant, ces bafoués pitoyables ?
Qui lui fera croire, à ce pauvre homme qui est là, partout, car il est la multitude, qu’un autre homme peut s’intéresser à son sort et que cet homme est loyal, qu’il n’est animé à son égard que de bonnes intentions ?
À d’autres ! dira-t-il. On me l’a déjà trop fait ! Passez votre chemin, Monsieur le Sauveur…
Et, en admettant que le pauvre bougre veuille bien une fois encore prêter l’oreille, comment va donc procéder l’homme loyal pour défendre l’
Ne va-t-il pas être tenté, tout d’abord, de malmener quelque peu l’infortuné ?
Ne va-t-il pas aussi, histoire de le réveiller de sa léthargie, lui faire entendre quelques dures vérités, l’accuser d’être un nigaud, un avaleur de bourdes, une espèce de pitre qui coupe dans tous les panneaux, sans contrôle, sans esprit critique ?
Ou bien va-t-il entreprendre un travail de rééducation complète, faire l’effort de volonté et de mémoire qui mettra en lumière le processus de sa propre évolution ?
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La bonne volonté ne suffit pas. Nous ne dirons pas que l’homme loyal est nécessairement pauvre, Nous dirons seulement que c’est le cas le plus fréquent. Pour rester le frère compatissant du malheureux, il faut être mêlé à son existence, il faut peiner comme lui, il faut voir sa misère ; il faut aussi, en quelque manière, partager ses incertitudes. Pour rester un homme juste, il faut — à de rares exceptions près — connaître soi-même les difficultés matérielles, être astreint à la vie de travailleur, avoir le souci des lointains jours de paye.
C’est là que surgit le dilemme : primum vivere-action, alors qu’il faudrait pouvoir concilier les deux…
Ce n’est pas commode…
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Et puis, quel homme faut-il défendre ? Quel homme faut-il blâmer ?
Ce jeune prêtre qui passe près de moi, je le regarde sans ironie. Je me sens plutôt attiré vers lui par une sorte de compassion indulgente. Il a un visage intelligent, de bons yeux bien clairs et aucune crispation dans les traits. Il marche la tête haute, sans fierté. Il n’est ni hautain, ni indifférent à ce qui se passe autour de lui. Il a fait une concession à la mode : il porte un petit béret basque. Il a le sens du ridicule.
Les petits gars du patronage doivent le cataloguer dans la catégorie des « types sympa ». Pour les enfants de Marie, « il est bien ».
Moi, en le regardant, je me reproche cette compassion indulgente qui est mon sentiment dominant à son égard.
Je lui en veux de sa sérénité. Je m’en veux aussi de mon parti pris puisque je n’arrive pas à me persuader qu’il est de bonne foi.
Pour moi, c’est un comédien. Il a choisi un « job » pour lequel on lui a appris bien plus à étudier ses attitudes qu’à appliquer le message du Christ.
« Monsieur Vincent », le curé d’Ars, ça ne me convainc pas : des saints, il y en a partout, en soutane aussi bien qu’en cotte bleue ou en veston.
La foi, ça ressortit au luxe. C’est à l’usage des dilettantes qui ont le temps de disserter, de supputer.
Ce petit curé est peut-être un chic type et sans doute est-il convaincu qu’il est utile à la Société. Il se considère pour le moins comme un élément moralisateur et, par là même, participant à la grande besogne de bonté, d’éducation.
Dans ses moments de dépression et de découragement — de doute, peut-être, — il prie. Et pendant qu’il prie, sa pensée s’égare et vagabonde. Il pense aux autres hommes, à ceux qui ont choisi une voie moins spectaculaire, qui se sont faits ingénieurs ou comptables, soldats ou commerçants, qui se sont mariés, qui ont des enfants…
Eperdument, il prie, il lutte pour se persuader que son destin à lui est d’une antre qualité, qu’il est un être d’exception et que, sans lui, tous les autres courraient à leur perte…
Bouffon ou Quichotte ?…
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Cet avocat au nom connu, ancien ministre, actuellement président administratif du parti politique auquel appartient le président du Conseil en exercice, prend en main les intérêts des commissionnaires en bestiaux, poursuivis pour avoir provoqué une élévation des cours de la viande en utilisant leur monopole de fait.
Bien sûr, un avocat a le droit de défendre n’importe quel accusé. Cela va de soi. C’est même une des bases de la Justice qui ne sera jamais contestée.
Cependant, en la circonstance, comment ne pas être choqué par la confusion que fait naître inévitablement le double visage du défenseur ? Peut-on être à la fois homme public et avocat ? N’y a‑t-il pas là une situation fausse ?
Interpellé à ce propos, l’avocat en question répond qu’il n’admet pas d’être mis en cause, arguant qu’il s’agit d’une atteinte à son indépendance d’avocat…
Alors ? Don Quichotte ?
Mille regrets, mon cher maître, mais je ne marche pas.
* * * *
Un excellent journaliste — ils sont rares, mais il en reste, — pensant qu’une telle affaire met en cause la sérénité de la Justice, écrit :
« Si ses clients sont innocents, ils n’ont pas besoin de son appui (de l’avocat-homme politique en question). S’ils sont coupables, ils ne devraient pas l’avoir… »
Que voilà donc l’affaire bien située et comme cette opinion mous ramène avec pertinence à notre propos !
Il faut défendre l’Homme ? Oui, parfaitement d’accord.
Prenons seulement la peine d’en donner la définition.
Pour nous, seul importe l’Homme qui n’apporte à la défense de ses intérêts matériels que le souci de vivre décemment, l’Homme qui ne compte pas plus sa peine que sa richesse, l’Homme qui s’enorgueillit d’appartenir à cette grande famille de ceux qui ne peuvent se décider à haïr et dont la faiblesse consiste à aimer leurs semblables, à aimer la vie, ne demandant rien d’autre que leur équitable part en toutes choses.
[/Marcel