Au début de la guerre, en septembre 1939, lorsque je pris l’initiative du tract Paix Immédiate et que je le répandis abondamment dans le public, de bonnes âmes me calomnièrent à qui mieux mieux. Cela les gênait qu’un pacifiste puisse encore agir et leur faire honte de leur apathie et de leur lâcheté devant le danger réel que les hommes couraient.
Les accusations les plus viles furent lancées à mon sujet et à propos de mon activité. Daladier voulait me faire fusiller. Eux, les anciens amis, se contentaient de m’assassiner moralement, avant.
L’insinuation la moins blessante avancée alors à mon endroit fut celle-ci :
— De qui fait-il le jeu ? Qui est derrière lui le poussant dans cette voie ?
Et les moins malpropres d’entre eux m’accordaient une part d’inconscience, pendant que le juge d’instruction m’inculpait de propagande d’inspiration étrangère.
J’avais cinquante et un ans et il y avait trente ans que sur la guerre et la paix je professais les théories qui sont miennes encore aujourd’hui. Trente ans que le sort des patries m’indifférait et que celui des hommes, au contraire, me tenait tant à cœur. Trente ans que, sans le savoir, je m’affirmais, à mes risques et périls, un citoyen du monde.
Comme mon éducation générale date de la même époque, que j’ai ouvert les yeux en même temps sur tous les problèmes que pose la triste condition humaine, voilà quarante années que je hais boutes les formes de la servitude et que je réprouve la répression de la Société à l’égard d’individus dont elle-même a forgé la mentalité et armé le bras.
Voilà donc quarante ans que je traînerais à ma suite et à mon insu quelque mauvais génie qui régirait ma conduite.
Misérable argument, Laumière, que seul un partisan de mauvaises causes peut mettre en avant. Insulte toute gratuite que je ne méritais pas — moi qui ai fait preuve toujours d’un esprit de continuité que tu as le droit de blâmer mais dont tu ne peux mettre en doute, même de façon oblique, ni l’indépendance ni la sincérité.
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Au fond, ce n’est pas tellement la question de l’amnistie qui nous divise, Laumière et moi. Certes, il n’admet pas le coup d’éponge que je préconise et j’analyserai ses raisons tout à l’heure. Mais je crains bien qu’il n’admette pas davantage le pacifisme intégral qui me fit maudire l’ours mal léché au moins autant que son loup botté. Pacifisme qui m’empêchera de pencher d’un côté ou de l’autre et me préserva de bien des souillures.
Qui m’élève aujourd’hui au-dessus des préoccupations patriotardes pour réclamer que les relents de la guerre cèdent devant le souffle du large ?
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Je crois sincèrement que la plupart des emprisonnés doivent surtout être considérés comme des victimes ; qu’ils sont devenus en tous cas des êtres plutôt falots et qu’il serait puéril de chercher maintenant des loups dangereux parmi eux — on ne trouverait que des fauves édentés. Ah ! il fut un temps où les loups ayant déclenché la bagarre risquaient bel et bien de s’entredévorer si ces imbéciles de moutons ne s’en étaient mêlés et n’avaient fait à leurs maîtres et saigneurs un rempart de leur corps.
Une occasion perdue, Laumière, et pas (le ma faute.
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Se montrer adversaires de la peine de mort n’implique pas que vous prôniez l’assassinat, ni que vous approuviez son auteur, autrement les socialistes, Jaurès à leur tête, n’eussent pas engagé leur parti, en 1908, dans une campagne retentissante pour l’abolition du droit légal de tuer.
Ils portèrent même le débat devant le Parlement. Les orateurs les plus renommés s’acharnèrent pour ou contre et un abbé Lemire, se souvenant des préceptes de l’Evangile, appuyait la S.F.I.O.
Le vote allait avoir lieu et tout laissait supposer que Deibler et ses aides prendraient des vacances indéfinies, lorsque Soleilland accomplit son forfait : viol et assassinat d’une enfant.
Sous les outrages des foules, ameutées par une presse sans scrupules, les socialistes tinrent bon et défendirent leur position. En vain.
Mais quelle différence avec les socialistes d’aujourd’hui qui vont jusqu’à réclamer la révision d’un jugement ne condamnant qu’à la détention perpétuelle, dans l’espoir que d’autres juges condamneront à mort le justiciable.
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Amnistier ne veut pas dire non plus approuver. Autrement je laisserais moi-même là où ils sont nombre de délinquants dont les actes me répugnent. Autrement chacun n’amnistierait que les siens. Autrement un Poincaré, cœur dur et patriote exacerbé, n’eût jamais sorti de prison le moindre déserteur. Autrement les Chambres de 1880 eussent patienté encore pour relâcher les communards.
Pauvres communards, pauvre Louise Michel, qui ne revinrent de la Nouvelle-Calédonie que neuf années après leur révolte noyée dans le sang.
Je ne pus jamais lire sans frémir et m’indigner une relation de l’agonie de la Commune et des exactions qui suivirent. Les bourgeois versaillais qui torturèrent les prisonniers avant de les livrer aux tribunaux du général Galliffet m’apparaissaient exceptionnellement bas et sanguinaires.
Mais c’étaient des bourgeois et j’étais satisfait de ne pas appartenir à leur classe.
Je croyais et, hier encore, je l’eusse juré de toute ma ferveur d’homme du peuple, que ceux de ma classe, la classe des pauvres, dont les aspirations étaient tendues vers le progrès, ne commettraient jamais des actions aussi infâmes.
Ils les ont commises, hélas !
Cent mille êtres humains ont été sommairement exécutés, pendant les tragiques semaines de 1944, par une populace ivre de vengeance et des gouvernants j’m’enfichistes, débordés, complices.
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Dès ce moment-là et pendant de longs mois des juges ont, de leur côté, condamné à la peine de mort et aux travaux forcés des prévenus auxquels, aujourd’hui, s’ils les rejugeaient, ils n’imposeraient guère que quelques années d’emprisonnement ; à d’autres, qu’ils puniraient maintenant de quelques mois, ils infligèrent des dix ans de prison.
On n’a pas jugé. On s’est vengé.
Et comme il est impossible de reconsidérer un à un tous les procès, il faut vider toutes les prisons.
La justice y trouvera son compte et la pitié également.
Pour la pitié je n’insisterai pas, mon vieux Laumière, tu te cabres à cette éventualité et tu parais présentement imperméable à ce sentiment.
Mais je veux parler Justice, Justice vraie, Justice pour tous.
Et la Justice pour tous exigerait, si on n’ouvre pas les prisons, qu’on y fourre des millions de gens. Les millions de Français qui ont commercé, trafiqué, pactisé avec l’occupant.
Ceux-là, Laumière, tu les rencontres tous les jours, tu ne leur dis rien, tu les acceptes. Peut-être les trouves-tu honorables — ils n’ont pas été condamnés.
Une fois tous les industriels en prison qui « mirent » leurs usines au service de l’Allemand, il te faudrait exiger que les y rejoignent tous leurs ouvriers, tous les communistes gaullisants et tous les gaullistes communisants — des centaines de mille — qui fabriquèrent des armes pour tuer de l’Anglais et du Russe et qui ne furent pas les derniers à crier haro ! sur leurs patrons lorsque l’envahisseur battit en retraite.
Il vous faudrait ouvrir de nouvelles geôles, créer de nouveaux camps de concentration tellement la clientèle abonderait si la Justice était juste à défaut d’être humaine.
Les gardes-chiourme eux-mêmes ne seraient pas épargnés, eux qui embastillèrent les victimes de tous les régimes et celles du nazisme plus particulièrement. Les policiers et les gendarmes non plus qui accompagnèrent l’agent de la Gestapo allant cueillir l’indésirable, lui prêtant main-forte.
Je pourrais ainsi à l’infini t’indiquer, Laumière, d’innombrables personnages dont on ne s’expliquerait pas qu’ils demeurassent libres si la Justice n’était boiteuse et aveugle.
La Justice ? N’en parlons plus, ça vaut mieux. Elle n’est pas du domaine de l’homme, de l’homme d’aujourd’hui, C’est un beau mot et dans la réalité une vilaine chose.
Une vilaine chose qui ne m’en impose pas. Je l’ai vue à l’œuvre, de près, et je n’ignore point toutes les injustices commises en son nom.
Je réclame l’amnistie parce que les tribunaux sont des machines à frapper, non à juger. Je la réclame avec insistance au lendemain d’une guerre qui a désorienté le monde, et bouleversé l’existence des hommes. Je la réclame parce que cela est dans mon tempérament, dans ma nature, et qu’un libertaire se parjurerait s’il consentait qu’on enfermât même ses adversaires.
Avec la vieillesse, mon cœur ne se racornit point, il se contracte même douloureusement chaque fois que mes courses m’amènent dans les parages de la Santé. Je n’ai jamais compris l’acharnement contre le vaincu. Et je me rappelle l’horreur que j’ai éprouvée lorsque je connus le rôle ignoble des nettoyeurs de tranchées.
Je vais peut-être surprendre des lecteurs, qui ne savent rien de mon passé, en leur avouant que j’ai été un révolutionnaire et le demeure, oh ! avec des précautions, pour éviter les faux pas que guettent tant de hyènes alentour. C’est dire que la lutte ne me fait pas peur et que je la mènerais jusqu’à ses extrêmes conséquences si l’occasion s’en présentait et si l’avenir des hommes en dépendait.
Ce n’est pas toujours très beau, les révolutions, et si l’on pouvait en faire l’économie il ne faudrait pas hésiter. Je dis cela en songeant à certaines visites domiciliaires qu’accomplirent les révolutionnaires espagnols. Ils avaient le courage d’arracher l’époux à la femme éplorée, le père aux enfants en pleurs et suppliant de leurs petits bras tendus. À leur place j’eusse laissé le mari à la femme, le papa à ses petits et, ce faisant, j’aurais travaillé davantage pour la révolution, en profondeur.
La force du pardon étant incommensurable.
Aujourd’hui pas un criminel emprisonné n’y resterait insensible.
Mais faut-il vouloir pardonner, amnistier.
Lorsque Violette Nozière eut accompli son double forfait : empoisonnement de son père et tentative de le déshonorer, François Mauriac puisa dans son christianisme assez d’amour pour plaider en faveur de la prisonnière en invoquant le vouloir de Dieu. Dieu ayant laissé faire l’assassin, pour des fins indéfinissables, les hommes ne devaient pas s’en mêler. Ce plaidoyer imprimé dans l’Echo de Paris ne manquait pas d’allure. Depuis lors, je regarde Mauriac avec sympathie.
Ce n’est pas tout, car Dieu est puissant : Violette Nozière pardonnée par un écrivain catholique fut graciée par la Société après dix années d’encellulement — elle avait été condamnée à l’emprisonnement à vie.
Je ne crois pas qu’il se puisse perpétrer un crime plus abominable que le sien. Pourtant elle est libre et je n’ai pas souvenance que sa libération eût indigné quelqu’un.
Alors ?
Je ne crois pas à Dieu et ne puis l’implorer pour autrui.
Je ne sais pas non plus écrire suffisamment, mon cher Laumière, pour rendre convaincante l’expression de mes pensées et emporter tes scrupules, tes hésitations et tes erreurs.
Pourquoi Mauriac reste-t-il muet ? La défense de Violette Nozière aurait-elle épuisé toute sa miséricorde ? Ou bien le Chrétien capitulerait-il devant le Résistant ?
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Pour conclure, je constate que le brigandage est officiel. Que les scandales se renouvellent, éclaboussant les dignitaires du régime. Que mille milliards de francs ont été dilapidés par ceux qui en avaient la garde. Que le dol, le vol, la corruption, la prévarication, la concussion s’étendent comme une lèpre sur tout le territoire. Que notre époque est maudite, la faillite généralisée et que la plupart des gouvernants sont des coquins en puissance quand ils ne le sont pas en fait.
Et c’est d’eux que dépend le sort des. 90.000 emprisonnés.
De quoi trembler pour les prisonniers s’il faut planer au-dessus du marais pestilentiel, être soi-même irréprochable, pour tendre une main secourable à qui se trouve dans un cul de basse-fosse. Et Violette Noziére eut de la chance d’avoir Dieu dans son jeu.
[/Louis