La Presse Anarchiste

Regard méditatif sur quelques aspects de l’utilisation de la Méthode

La plus grande fai­blesse de la pen­sée contem­po­raine me paraît rési­der dans la sur­es­ti­ma­tion extra­va­gante du connu par rap­port à ce qui reste à connaître. — AndreBre­ton

La pre­mière chose qui me frap­pa dans mon obser­va­tion du monde, à l’aube roman­tique de l’adolescence, fut une stu­pé­fiante décou­verte de la mécon­nais­sance des hommes dans l’atmosphère sen­sible de l’intel­li­gence.

Je venais de péné­trer dans le châ­teau enchan­té de Mozart et j’entrevoyais, non sans fris­son, le mal­en­ten­du qui, déjà, annon­çait pour moi l’évidence du Plu­riel et du Sin­gu­lier et les recherches de « tout ce que nous ne savons pas encore ». Je vivais alors de phi­lo­so­phie et, comme le Gide des Nour­ri­tures Ter­restres que j’allais ren­con­trer peu de temps après, je bra­quais mon regard dans toutes les direc­tions de ce qui ne me res­sem­blait pas. Anar­chiste et sen­suel, j’éprouvais ain­si le plai­sir du heurt pas­sion­nant des contraires et me plai­sais orgueilleu­se­ment dans les volup­tés du para­doxe. De deux soli­tudes, celle du phi­lo­sophe que j’interrogeais et celle du flâ­neur que je suis res­té, je fai­sais un curieux dialogue.

Des Sages de la Grèce au Dis­cours de la Méthode, je visi­tais des tré­sors, ne sachant pas encore que de tous, le capi­tal est en soi. N’étant pas entiè­re­ment libé­ré de ce fameux « car­té­sia­nisme » fran­çais, je me sen­tais trou­blé par le vague ennui que m’inspirait le méca­nisme rigou­reux et com­bien pratique (

Rêveur né, je ne par­ve­nais pas à adap­ter la méthode per­met­tant de pen­ser avec pré­ci­sion aux mys­tères de ma sen­si­bi­li­té. Je ne com­pre­nais pas ce drame de l’inadaptation. Toutes les expli­ca­tions du monde que me four­nis­saient les phi­lo­sophes me plon­geaient dans un malaise. Trop soli­taire pour suivre le mou­ve­ment évo­lu­tion­naire de la for­ma­tion intel­lec­tuelle des « autres », trop mala­dif, donc trop lucide, pour m’avouer vain­cu par le « fixe insur­mon­table », je tra­ver­sais une sorte de crise durant laquelle Hugo, ce fai­seur d’ombres, et Nietzsche, ce fai­seur d’éclairs, for­ti­fièrent un « métal » que j’ignorais mais dont je souffrais.

Que se pas­sait-il ?… Il se pro­dui­sait sim­ple­ment ce phé­no­mène intel­lec­tuel qui fut à l’origine et à la base de départ de la belle rigueur de Valé­ry : au contact de la place publique, je voyais un monde inin­tel­li­gent et rai­son­neur. Dès lors, ma lan­terne éclai­rée, je com­pre­nais que les hommes répé­taient avec les mêmes gestes, les mêmes don­nées, le même sens géo­mé­trique, mais un lan­gage moins noble, ce que leur avaient appris leur ancêtres et qu’ils avaient trou­vé com­mode en vue d’une exac­ti­tude rela­tive dans leurs rap­ports de tous les ins­tants. S’apercevoir bru­ta­le­ment qu’une socié­té pré­fère le fini à l’infini, le net au flou, le rai­son­ne­ment à l’intuition, le rap­port admi­nis­tra­tif au poème, la déduc­tion à l’invention, la lit­té­ra­ture du Rien à la musique, la géo­mé­trie à la finesse, la logique à l’esthétique, le confort trom­peur au risque de l’aventure, équi­vaut à un coup de feu reçu en pleine poi­trine. Ne gué­rit de la bles­sure que celui qui doit aller plus loin, là où il se sait attendu.

Que l’on ne trouve sur­tout pas d’égocentrisme dans les lignes qui pré­cèdent. Dans un tel écrit, il ne sau­rait y avoir place ni pour une modes­tie fausse, mau­vaise ou manié­rée, ni pour une vani­té encom­brante. Il est plus dif­fi­cile qu’il n’y parait à prime abord de vivre ce sédui­sant « gidisme », selon lequel l’homme ne s’estime que dans ce qu’il pour­rait faire.

La méthode car­té­sienne est le résul­tat magis­tral d’une culture objec­tive de l’évidence rai­son­née, sous le signe de la logique. Dans son clas­sique Dis­cours, Des­cartes, cet archi­tecte de la haute pen­sée mathé­ma­ti­cienne, expose une concep­tion du monde modé­rée et hon­nête et dit admi­ra­ble­ment la lente édi­fi­ca­tion de « son » sys­tème. J’ai sou­vent lu ce grand livre et je me suis tou­jours sur­pris de l’impossibilité navrante dans laquelle je me trou­vais de « médi­ter » pro­fon­dé­ment la pièce lumi­neuse si ache­vée et si har­mo­nieu­se­ment écrite, de l’un des plus solides phi­lo­sophes que la science spi­ri­tuelle ait connu. Des­cartes a tout dit ce qu’il avait à dire ; il ne nous laisse rien à deviner.

Ce pen­seur génial ne me fait pas penser.

À l’antithèse, un Pas­cal « émeut » la pen­sée et, pareil à un musi­cien que guette le gouffre, ins­pire l’homme, le laisse libre et seul avec lui-même dans un pro­di­gieux et musi­cal flot­te­ment de courbes impres­sion­nantes et le porte à « rêver ses pensées ».

Des­cartes est exact comme un chiffre.

Pas­cal est sen­sible comme une note.

Toute la dif­fé­rence est là, chez deux pen­seurs choi­sis dans le rayon­ne­ment immor­tel d’une si juste gloire. Choix dont je m’excuse.

Mais, à quelle rai­son d’être peuvent pré­tendre des consi­dé­ra­tions phi­lo­so­phiques qui n’apportent rien d’autre que des cri­tiques toutes per­son­nelles, déjà expri­mées d’ailleurs, et, de plus, que viennent-elles faire dans une revue huma­niste au socia­lisme large dont la tâche consiste à défendre l’homme au nom de l’homme bien plus que de confron­ter des esthé­tiques pour le seul pro­fit d’un « céré­brisme » raré­fié par rap­port à la moyenne des hommes, sinon à la mul­ti­tude ? — seront sans doute ten­tés de me deman­der cer­tains lecteurs.

Ce ne serait là que la conti­nui­té très logique de ce mal­en­ten­du que je nomme en com­men­çant ce texte. À de telles ques­tions, il me sera facile de répondre que l’intelligence et l’erreur de sa domes­ti­ca­tion dans le domaine d’une méthode deve­nue habi­tude, puis véri­table ata­visme, ont tout de même quelque impor­tance, mal­gré et peut-être à cause du numé­ro 1949 que porte la frac­tion du temps que nous traversons.

Dans les « Pen­sées » qu’il nous a lais­sées, Pas­cal aime l’homme en ces termes : « Mais quand l’Univers l’écraserait, l’Homme serait plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’Univers a sur lui, l’Univers n’en sait rien. » L’homme pou­vait-il rêver plus belles lettres de noblesse ? Mal­heu­reu­se­ment, il semble que l’homme actuel s’éloigne de l’idée haute qui le fai­sait homme. Au ving­tième siècle, si l’Univers écra­sait l’homme, l’homme ne le sau­rait plus. Cela tient au fait que l’homme de Pas­cal était pas­ca­lien, c’est-à-dire sublime et comme enno­bli par « le silence éter­nel dés espaces infi­nis », alors que l’homme de la Socié­té moderne cesse d’être dans le spi­ri­tuel et n’existe au maté­riel qu’en fonc­tion de son rôle social et de son milieu ambiant. Il manque d’âme. Il ne sait pas l’universalité et l’immortalité de l’esprit.

Jamais le monde n’a rai­son­né avec un sens mathé­ma­tique aus­si aigu et sur un mode d’introspection aus­si faci­le­ment polé­mi­sant. Lorsqu’il m’arrive de par­cou­rir des jour­naux et des revues, j’ai l’impression de m’être éga­ré dans un endroit où des êtres pré­ten­dus « intel­lec­tuels » passent leur temps à « ergo­ter » sur des idées toutes faites et maniables à leur guise. Je jouis inten­sé­ment en contem­plant jusqu’à quel degré absurde, tous disent « juste » et savent « avoir raison ».

Bau­de­laire était très intel­li­gent lorsqu’il écri­vait à son « cher Ancelle » : « Ne me par­lez plus jamais des diseurs de riens ! » Je songe très sou­vent à ce cri d’illumination du grand poète mau­dit et divin, devant le bavar­dage de ceux que l’on paye afin qu’ils nous donnent médio­cre­ment la comé­die d’alcôve d’une intel­li­gence très frelatée.

Certes, je ne fais aucune espèce d’allusion aux meilleurs esprits de notre époque. Les vraies valeurs n’ont nul besoin d’être nom­mées. Leur « pas­sage » se fait très bien sans trom­pettes et les salves d’artillerie font bien du bruit pour ces aven­tu­riers du silence ! Lorsque Sartre vul­ga­rise ses thèses, il perd du temps, mais aus­si il gagne sa vie et vit dans « son » métier. Il n’y a rien à dire. Lais­sons à des mar­xistes ennuyeux le soin de cri­ti­quer et gas­piller du papier pour la plus grande indif­fé­rence des foules… Si l’on en croit Her­riot (il est ques­tion ici de l’universitaire) : « La rhé­to­rique est l’art de se taire quand on a rien à dire. »

Nous reve­nons à l’auteur des « Fleurs du mal » en recon­nais­sant que les « gens de lettres et autres éco­no­mistes enga­gés » disent très conscien­cieu­se­ment des mul­ti­pli­ci­tés de « riens »… Ils sont les rhé­to­ri­ciens du vide dou­blés des logi­ciens de la sot­tise brillante. L’unique talent de tous ces gens serait de ces­ser d’écrire. Mais il ne faut pas deman­der l’impossible à ceux qui sont inca­pables de savoir que cet « impos­sible » plane quelque part. « Fausses cer­ti­tudes » des gens heureux.

Quand la poé­sie est en cause, on pro­nonce assez sou­vent la phrase célèbre :

« Enfin Mal­herbe vint… » Dès lors, toutes les ques­tions du lan­gage fran­çais, en poé­sie, se trouvent sin­gu­liè­re­ment enri­chies. On se sou­vient qu’à un cer­tain moment, « il s’est pas­sé quelque chose ». En phi­lo­so­phie, dans le sens large du terme, on pour­rait dire aus­si : « Et Des­cartes inter­vint. » Il sor­tit de sa longue médi­ta­tion qui avait com­men­cée auprès d’un poêle, et ce fut pour nous faire com­prendre que « la rai­son a tou­jours rai­son », slo­gan non dépour­vu d’orgueil et pro­po­sant les inter­pré­ta­tions les plus diverses. Ce « trait » qui veut tout résu­mer et qui, tenons-en compte, a su tout résu­mer dans l’association et la morale des hommes, ne vaut pas davan­tage que n’importe quel trait pro­fi­tant de son ton gra­ve­ment désin­volte et de son pou­voir de sur­prise. J’ose aller plus loin une telle parole, expri­mée par un maître de la phi­lo­so­phie ration­nelle et de la méthode, ne vient pas du lan­gage mais d’un superbe jar­gon d’homme ébloui par son sys­tème, habi­tant du monde qu’il a créé, sûr de sa lente pro­gres­sion puisqu’il a bou­clé son cercle, réso­lu à son goût les énigmes qui le han­taient, solu­tion­né les pro­blèmes qu’il s’était pro­po­sé, cla­ri­fié les points obs­curs, expli­qué ce qu’il ne croit plus inex­pli­cable, mis en valeur l’outil deve­nu indis­pen­sable inti­tu­lé : logique. Com­ment et pour­quoi la rai­son aurait-elle rai­son puisqu’elle est basée sur un code moral et que ce code moral ne vaut que sur un plan très cir­cons­tan­ciel et très rela­tif ?… Des­cartes a construit sur une métrique déter­mi­née, uti­li­sant sa logique véhi­cu­laire qu’il conduit avec une minu­tieuse exac­ti­tude. Même dans les espaces flous de la méta­phy­sique, il s’exprime avec l’objectivité froide du scien­ti­fique. Mais, que devient l’intelligence dans cette mai­son de l’évidence ?

Dans ce musée de l’équilibre, où la visite com­mence par le sous-sol et finit au der­nier étage, et, où le guide fait remar­quer à chaque ins­tant que cette archi­tec­ture contient, à ses yeux, vrai­ment tous les secrets de l’Univers, que devient la « gra­vi­ta­tion insen­sée » du monde et que pense-t-on de la vie impon­dé­rable qui nous entoure, qui est en nous, et de laquelle nous tirons d’extraordinaires « lon­gueurs d’onde » ? Tout trait tiré en géo­mé­trie d’un autre, ne signi­fie rien, sinon un conven­tion­nel néces­saire aux besoins et aux agré­ments du com­merce des socié­tés humaines. Toute l’exactitude tend vers une exté­rio­ri­sa­tion, c’est-à-dire dans le sens d’une qua­li­té uti­li­taire, d’un outil maté­riel. La véri­té, appel­la­tion déli­cate d’un sen­ti­ment ins­crit dans la durée, n’a rien à voir avec l’exactitude. Une pen­sée « uti­li­taire » n’est déjà plus qu’une « fausse pen­sée » parce qu’elle va ser­vir immé­dia­te­ment aux hommes, de sorte que ceux-ci n’auront pas le loi­sir de la médi­ter ; elle for­me­ra des peuples tra­vailleurs, régu­liers, res­pec­tueux d’eux-mêmes ; elle n’apportera rien au. deve­nir humain.

Le mes­sage de Des­cartes ne me paraît « valable » que dans la mesure où il sou­lève une exci­ta­tion des esprits qui lui sont essen­tiel­le­ment oppo­sés, et sert, par ses « par­faites » fai­blesses, une pro­fonde com­pré­hen­sion d’un dépas­se­ment de la méthode tout en en consi­dé­rant les ver­tus, l’esprit orien­té vers un « éveil des mondes » à tra­vers l’infinie navi­ga­tion dans l’inconnu. Ce mes­sage est tom­bé au sol des inté­rêts humains et le sage sys­tème s’est trans­for­mé en auto­ma­tisme de réflexion allant de l’entretien et de la conver­sa­tion au tra­vail phi­lo­so­phique le plus abs­trait. Le mar­xisme se situe dans un genre géné­ra­li­sa­teur iden­tique, avec, à son actif, une parade psy­cho­lo­gique, sorte de haut-par­leur d’une influence cer­taine sur les masses, et un machia­vé­lisme subli­mé, dédai­gneux des cour­toi­sies phi­lo­so­phiques du « pas­sé » et aus­si peu mora­le­ment élé­gant que l’exigent les situa­tions et les inci­dences. Cepen­dant, cette der­nière doc­trine — puisque doc­trine il y a — ne sau­rait être com­pa­rée à l’échelle des valeurs, aux noblesses car­té­siennes, enfan­tées dans le seul et beau sou­ci d’une amé­lio­ra­tion cultu­relle de l’Esprit humain.

Si je ne m’abuse, de l’Intelligence — cette ter­rible maî­tresse des phi­lo­sophes — Berg­son disait approxi­ma­ti­ve­ment qu’elle est « la facul­té de sai­sir les rap­ports ». Conci­sion visuelle qui res­semble à l’idée d’après laquelle, elle est la facul­té sen­sible inter­pré­ta­tive des per­cep­tions, des sen­sa­tions, des impres­sions et de toutes les valeurs qui en découlent. Cette vie inté­rieure est par­cou­rue en tous sens et à tout ins­tant par des lignes de forces divi­na­trices et affec­tives, géné­ra­trices de tout un Poten­tiel Emo­tion­nel. Le car­té­sia­nisme indique l’immobilité doc­tri­nale et consi­dère le mou­ve­ment par rap­port à la forme. L’intelligence « anar­chiste » (je prie de lire ce mot sous un angle très par­ti­cu­lier et très propre aux nuances) se meut sans arrêt, vit avec le mythe dia­bo­lique, gagne en hau­teur de vue ce qu’elle perd en ordon­nan­ce­ment et en clar­té géo­mé­trique. Cette intel­li­gence sen­sible n’a que faire des rudi­ments d’une méthode qui ne vaut que sur une table de valeurs com­pa­ra­tives et où le mou­ve­ment se répète sans plus jamais se créer au désa­van­tage de la mobi­li­té linéaire de la création.

Jean Epstein écrit quelque part ces lignes remar­quables rela­tives à l’essence du ciné­ma­to­graphe : « Toute notre science et toute notre phi­lo­so­phie, toutes ces notions pri­mor­diales, cadres ou caté­go­ries de l’esprit, qui sont les ins­tru­ments pre­miers de connais­sance aus­si bien phi­lo­so­phique que scien­ti­fique, résultent de notre expé­rience super­fi­cielle d’un monde appa­rem­ment peu mobile, où la per­ma­nence des formes pré­vaut sur leur deve­nir, où le mirage d’une cer­taine rigi­di­té crée des éta­lons dont nous nous ser­vons pour y accro­cher un pré­ten­du cadastre, une ambi­tieuse légis­la­tion de la nature. Mais le ciné­ma­to­graphe nous arrache à ce rêve de la soli­di­té par un autre rêve, par le cau­che­mar d’un uni­vers flui­di­fié, dans l’inconstance duquel les bar­rières de nos clas­si­fi­ca­tions s’en vont à la dérive, les règles de nos déter­mi­na­tions se dis­solvent. Il ne s’agit pas de chaos qui signi­fie mélange désor­don­né d’éléments dis­pa­rates. Il ne peut être ques­tion de désordre ni d’ordre, quand il n’y a ni res­sem­blance, ni dif­fé­rence, sur les­quelles on puisse tabler. II s’agit d’une seule nature ; d’une seule essence : le mou­ve­ment qui se réa­lise par son propre chan­ge­ment, par un mou­ve­ment de mouvement. »

Musique de la musique ! serais-je ten­té d’ajouter.

En sui­vant Epstein — ce rêveur pré­cis, disait Gance — on voit com­bien la méthode suit dif­fi­cile le mou­ve­ment courbe, fou et musi­cien, de l’intelligence sen­sible, de l’intel­li­gence.

Ain­si, il devient très com­pré­hen­sible de s’apercevoir com­bien la méca­nique rai­son­nante est peu spi­ri­tuelle, réfrac­taire même à toute vie de l’intelligence « pure ». Qu’il ne soit pas ques­tion de l’inconscient « Berg­so­nien ». L’intelligence libre et musi­cale agit en pleine et lumi­neuse conscience. L’esprit peut alors aller très loin, dépas­ser son sup­port et même faire des fous dont Nietzsche est un sai­sis­sant exemple. Ne sou­riez pas : il vaut mieux finir dans la folie que dans l’idiotie. La folie des intel­li­gents est tou­jours géniale. Par l’intelligence logi­cienne, l’homme rabache une gym­nas­tique dans un ordre orga­ni­sé de points de com­pa­rai­son. Par l’intelligence pure, l’homme « se réin­vente », se cultive en s’approfondissant, « devient ». Le stable parait esti­mable et par­fois admi­rable ; l’instable est une varia­tion modu­la­trice dans l’infini. Pré­vert ne croyait pas si bien dire en écri­vant : « C’est fou ce que l’homme invente pour abî­mer l’homme. »

Et ailleurs, Epstein dit encore : « Nous sommes — sur­tout nous, Fran­çais — si impré­gnés du pré­ju­gé car­té­sien, qu’il nous semble sou­vent que, hors de l’ordre rai­son­né, il n’y a pas de pen­sée valable. Or le domaine sen­ti­men­tal et plus ou moins irrai­son­nable pos­sède, lui aus­si, ses véri­tés pro­fondes et sub­tiles, plus pro­fondes et plus sub­tiles peut-être, quoique moins nettes, que les claires don­nées de la raison. »

Depuis le début de ce texte, je n’ai quit­té de vue l’Homme un seul ins­tant. Mais ce « roseau pen­sant » n’est pas assez esthète, au ving­tième siècle, pour suivre les « feux tour­nants » d’un phare qui lui dit « atten­tion », au seul nom de l’Esprit humain. Cet homme ne sait pas à quel point il rai­sonne. Il ignore qu’il a ces­sé de « s’exprimer » depuis sa der­nière émo­tion ou sa der­nière rage de dent. Il est entraî­né dans le rythme puis dans l’engrenage de la machine sociale, tri­bu­taire d’un monde de choses, synchronisé.

L’éducation elle-même est impuis­sante à déra­ci­ner l’homme de ses habi­tudes ; et, si elle y par­vient, c’est au pro­fit d’un nou­veau sys­tème, d’un nou­veau code, d’une nou­velle ébauche, d’une ritua­li­sa­tion. N’oublions jamais que « le monde » est une immen­si­té humaine inex­tri­cable et pathé­tique. Ne jouons pas de l’orgue de Bar­ba­rie sur les tour­ments, les souf­frances et les failles intel­lec­tuelles des diver­si­tés sociales, cultu­relles, géo­gra­phiques, his­to­riques et raciales de plus de deux mil­liards d’êtres qui prient, rai­sonnent d’une façon deve­nue ata­vique, aiment phy­si­que­ment dans un com­por­te­ment sexuel propre à leur men­ta­li­té et au fré­mis­se­ment épi­der­mique de leur race. Dans chaque pays habi­té, il est un « car­té­sia­nisme » plus ou moins paralysant.

Les reli­gions détiennent les forces les plus sub­tiles des États. Elles sur­veillent la façon de pen­ser, c’est-à-dire de « ne pas pen­ser » des hommes qui entendent mar­quer leur « pas­sage » d’un signe, d’une lueur, d’une parole, d’une note de musique, d’une asso­cia­tion d’idées ou d’une révolte de la sen­si­bi­li­té. Toute reli­gion répond à un besoin obs­cur de l’homme simple, inin­tel­li­gent ou mys­tique. Elle dis­ci­pline la rai­son par la morale, ce code de l’imbécillité, et fait miroi­ter un mer­veilleux qu’elle s’est com­po­sée et dont le pou­voir de rayon­ne­ment ne fait que s’accroître à tra­vers les âges. Sur la carte euro­péenne, la reli­gion chré­tienne a su s’adapter au cours de l’évolution des choses et aux révo­lu­tions des faits, sans tou­te­fois com­pro­mettre ses valeurs essen­tielles, en un style d’une stu­pé­fiante sou­plesse, qui indique sa force et sa capa­ci­té d’infiltration sou­ter­raine. Il est pos­sible — quoique cela soit dif­fi­cile à pré­voir pour un proche ave­nir — que l’humanité euro­péenne se détourne d’un chris­tia­nisme enfin recon­nu néfaste, mais ce ne sera alors — si cela est — que le pré­lude à une nou­velle guerre sainte. Ce n’est pas la science qui mène­ra les hommes à l’irréligion ; elle n’est pas assez intel­li­gente pour cela.

« Nous autres, civi­li­sa­tions, savons que nous sommes mor­telles », disait Valé­ry du haut de sa ter­rasse. Cet aver­tis­se­ment pes­si­miste doit faire médi­ter lon­gue­ment. Les rêveurs sont les plus lucides. Les yeux de Nietzsche savaient voir.

Ecrire sur de l’eau quelques pages trai­tant l’intelligence pure face aux aspects de la méthode ne désigne pas aux applau­dis­se­ments. Pour­tant, si les hommes n’attachaient pas un prix déri­soire à ce qu’ils croient savoir, cette époque pour­rait se regar­der en face et ne ferait pas dire ce que déjà disait Hegel en son temps : qu’elle aura méri­té de périr.

[/​Roger Tous­se­not/​]

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