La Presse Anarchiste

Regards sur le marécage

Si je dois, cette fois encore, reve­nir à M. André Marie, je prie qu’on m’en excuse. Qu’on n’y voie pas une marotte, un par­ti pris ou l’assouvissement d’une ran­cune. M. Marie seul m’y oblige, sinon lui per­son­nel­le­ment, du moins le minis­tère dont il a la charge et qui s’applique, avec une étrange obs­ti­na­tion, à démen­tir son appel­la­tion. Qu’on en juge :

Il y a quelques mois un scan­dale révé­lait au public le pen­sion­nat des Petites Ailes, à Mont­mo­ren­cy, et les méthodes d’éducation qu’y pra­ti­quait son direc­teur, un cer­tain Jules Mou­nié. Assis­té de sa femme et d’une infir­mière, Geor­gette Sis­te­berg, cou­vert par un doc­teur atta­ché à l’établissement, ce per­son­nage mal­trai­tait les enfants confiés à sa garde. Quand je dis mal­trai­tait, qu’on m’entende. L’enquête a prou­vé que les mal­heu­reux pen­sion­naires étaient sous-ali­men­tés, pri­vés des soins les plus élé­men­taires et vic­times d’inimaginables sévices. On cite, entre autres, deux gar­çons de treize ans qui eurent les pieds gelés ; on les avait contraints de mar­cher durant des heures pieds nus dans la neige.

Ces édu­ca­teurs, qui eussent fait mer­veille à Gurs ou à Dachau, furent incul­pés et condam­nés par le tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Pon­toise, Mou­nié et sa femme à cha­cun trois ans de pri­son fermes et soixante mille francs d’amende, Geor­gette Sis­te­berg à un an ferme et soixante mille francs et le trop désin­volte doc­teur à huit mois.

Ils firent appel et, de ce fait, ils viennent de com­pa­raître devant la 10e Chambre, à Paris. Les bords de Seine, plus que les rives de l’Oise, inclinent sans doute à la man­sué­tude. Roche­fort, qui vou­lait qu’on sup­pri­mât la peine de mort sauf pour les parents qui laissent leurs enfants jouer avec des allu­mettes ou s’ébattre sans sur­veillance à proxi­mi­té des fenêtres ouvertes, n’a pas d’adeptes à la 10e Chambre. Mou­nié a vu sa condam­na­tion rame­née à treize mois, sa char­mante épouse, de trois ans fermes à un an avec sur­sis, et la douce « infir­mière », de un an ferme à dix mois, éga­le­ment avec sur­sis. Quant au vigi­lant méde­cin, il a été pure­ment et sim­ple­ment acquit­té. Immé­dia­te­ment relaxés, mégères et mor­ti­coles ont quit­té l’audience avec la mine satis­faite d’honnêtes citoyens à qui jus­tice vient d’être enfin ren­due. Il reste au prin­ci­pal cou­pable moins de temps à mau­dire dans sa cel­lule les « che­na­pans » douillets géné­ra­teurs de ses « ennuis » qu’il n’en fau­dra à ceux-ci pour se remettre à mar­cher sur leurs deux jambes.

Si je rap­porte ici cet ahu­ris­sant ver­dict, ce n’est pas pour déplo­rer qu’une pri­son s’ouvre, fut-ce devant ces peu relui­sants péda­gogues. Convain­cu qu’un séjour plus pro­lon­gé dans un cachot n’amollirait en rien ces brutes, je ne vois pas incon­vé­nient majeur à ce qu’on les envoie se faire pendre ailleurs, pour­vu que leur soit à jamais inter­dit d’exercer leur auto­ri­té sur des gamins, quels qu’ils soient.

Mon but est d’illustrer l’incohérence des ser­vices de M. Marie en oppo­sant cette sen­tence à celles que rendent actuel­le­ment les tri­bu­naux devant qui sont tra­duits les gré­vistes des mines.

Là, pas de par­don, pas d’indulgence, pas de sur­sis. Par­tout où des arrêts, déjà sévères, sont pro­non­cés, les pro­cu­reurs, obéis­sant aux ordres reçus du gou­ver­ne­ment, font appel à mini­ma et les peines sont aug­men­tées, voire dou­blées. Huit mois, treize mois, dix-huit mois de pri­son ferme et amendes à l’avenant. Quelque puits endom­ma­gé dans l’ardeur de la lutte, quelques lampes fra­cas­sées dans un geste de colère, le motif est trou­vé pour une sanc­tion impla­cable. Le motif, oui, mais pas le cou­pable, puisque le cou­pable c’est tout le monde, c’est l’équipe. Qu’à cela ne tienne. Hit­ler n’est pas pas­sé en vain et ses leçons ont pro­fi­té. On pren­dra des otages. Les délé­gués syn­di­caux sont tout dési­gnés. Sans s’attarder à cher­cher si per­son­nel­le­ment ils ont assu­mé une res­pon­sa­bi­li­té maté­rielle, c’est eux qu’on frappe. Leur qua­li­té est garante de leur délit. Nous voi­là bien loin des prin­cipes répu­bli­cains que M. Marie exalte pour la gale­rie et la Jus­tice n’en est que plus boi­teuse après cette nou­velle entorse.

Enten­dons-nous bien. Que la grève des mineurs n’ait pas été sim­ple­ment un mou­ve­ment reven­di­ca­tif, nul obser­va­teur impar­tial n’en sau­rait dis­con­ve­nir. Encore qu’il y a des motifs de pro­tes­ta­tion suf­fi­sants dans l’impéritie de ce gou­ver­ne­ment, sa gabe­gie et son impuis­sance à assu­rer au tra­vailleur des condi­tions de vie accep­tables. Si, exploi­tant sans ver­gogne cette incu­rie, un par­ti poli­tique sus­cite une agi­ta­tion dont l’objet réel vise à des fins plus par­ti­cu­lières, il est arbi­traire de l’imputer à crime à l’ouvrier, dupé deux fois et tra­hi sans recours. Il eût été plus per­ti­nent de mettre en évi­dence auprès des mineurs le rôle équi­voque des meneurs de jeu qu’exercer à l’aveugle une rageuse répression.

C’est là sans doute deman­der à nos gou­ver­nants plus d’habileté et de sens poli­tique qu’ils n’en peuvent pro­duire. Ils ne savent qu’agir avec la mal­adroite bru­ta­li­té des faibles, la hargne des pleutres qui ont trem­blé et se vengent, sur leurs enne­mis désar­més, de la peur qu’ils ont éprouvée.

Le résul­tat est clair. Loin de déta­cher les mineurs des déma­gogues qui les manœuvrent, ils les rejettent inexo­ra­ble­ment dans leurs bras. Selon le mot célèbre, c’est pis qu’un crime, c’est une faute.

Que les syn­di­ca­listes lucides accu­mulent de solides ran­cunes contre les diri­geants com­mu­nistes dont l’action tor­tueuse crée ces confu­sions, dis­loque le mou­ve­ment syn­di­cal et conduit la classe ouvrière à ces sévères défaites, il n’en reste pas moins que leur colère s’adresse aus­si aux gou­ver­nants stu­pides bafouant la jus­tice sans autre effet que ren­for­cer par­mi la masse la posi­tion des staliniens.

M. Marie et ses pro­cu­reurs, s’ils portent la déso­la­tion dans les corons, comblent d’aise MM. Fra­chon et consorts. Les mois de pri­son dis­tri­bués font plus que les dis­cours de pro­pa­gande du Par­ti. Par­tout où une élec­tion, muni­ci­pale ou autre, per­met l’auscultation, le diag­nos­tic est sans ambiguïté.

On ne désarme pas une oppo­si­tion en fai­sant des mar­tyrs. Puissent les imbé­ciles qui nous gou­vernent ne pas l’apprendre à leurs dépens, et aux nôtres, hélas !

* * * *

Quand je dis « Qui nous gou­vernent », c’est une image. Peut-on appe­ler « gou­ver­ner » légi­fé­rer dans le vide, dis­cou­rir dans le néant, affi­cher l’impuissance, éta­ler la cor­rup­tion ? Les prix, les tra­fi­quants, les den­rées se gaussent de l’autorité qui pré­tend les régir et l’infortuné qui n’a d’autre lot que le tra­vail et l’honnêteté sort détrous­sé de cette forêt de Bon­dy où le gang­ster seul sait impo­ser sa loi. Le gang­ster, il est par­tout et spé­cia­le­ment au Pou­voir. Il n’est pas de ban­dits que ceux qui sillonnent les routes en trac­tion avant. Ceux-ci opèrent de façon vio­lente et spec­ta­cu­laire. Mais ils sont de moindre enver­gure com­pa­rés à ceux qui, aux plus hauts postes, pra­tiquent la prise au tas dans l’avoir col­lec­tif. Le rap­port désor­mais fameux de la Cour des Comptes jette une timide lumière sur les tri­po­tages des gens en place. Comp­tons sur le Gou­ver­ne­ment pour souf­fler pudi­que­ment cette chandelle.

Qu’importe, le voile est levé et, faute d’en mieux faire, le public en jase. Il sup­pute l’emploi des impôts dont on le pres­sure et jette un regard effrayé dans ce Padi­rac qu’est la caisse de l’État. Le peu qu’il entre­voit ne manque pas de l’édifier.

Pour ma part, dus­sé-je pas­ser encore pour un esprit para­doxal, j’y trouve quelques motifs à m’égayer. Si l’on en excepte cer­taines mal­ver­sa­tions spé­cia­le­ment odieuses, tels les détour­ne­ments com­mis par les sur­veillants du camp de la Chau­vi­ne­rie — ô, cet humour des noms propres ! — qui per­mirent à des canailles de mener grande vie en lais­sant mou­rir de faim les déte­nus, bien d’autres par­mi les dila­pi­da­tions déce­lées, appellent le sou­rire plus que l’indignation.

Spé­cia­le­ment celles que révèle la comp­ta­bi­li­té de ce corps social illustre, glo­rieux et, hélas, il faut bien l’avouer, immor­tel, puisque aus­si bien le ridi­cule ne tue plus en France. J’ai nom­mé l’Armée française.

Quand donc je lis qu’une part du bud­get qu’on consacre à la Défense natio­nale a ser­vi à pour­voir de ping-pong nos vaillants sol­dats, je ne me sens nul­le­ment ulcéré.

C’est là une arme paci­fique, amu­sante, et, au siècle de la bombe ato­mique, pas plus inef­fi­cace que celles dont vou­drait nous pour­voir le Haut-Commandement.

Qu’une sédui­sante « afate » ait requis pour sa vêture un cou­tu­rier en renom, qu’y a‑t-il de si répré­hen­sible ? La coquet­te­rie est recom­man­dée chez les mili­taires et si l’on veut que l’uniforme conti­nue d’exercer son pres­tige, ne convient-il pas qu’il soir seyant

Quant à la lan­terne chi­noise dont on fait si grand cas et qui figure pour près de qua­rante mille francs dans les dépenses d’un chef d’armée, je n’y vois que la preuve d’une louable pré­voyance. Se réfé­rant aux valeu­reux exploits de nos troupes au cours de la der­nière, ce géné­ral se pressent voué, lors d’un pro­chain conflit, à jouer les Sou­bise et ne veut pas être pris au dépour­vu. Qui donc a dit que notre état-major était tou­jours en retard d’une guerre ? Voi­là qui le dément formellement.

Et, au fond, de tout cela, le contri­buable n’est-il pas le pre­mier res­pon­sable ? Allez donc par­ler au Fran­çais moyen de l’inutilité de son armée ! Joli motif pour vous faire conspuer. Ils en veulent, du mili­taire, et du panache, et du clin­quant. Et de la poli­tique de gran­deur, et de l’esprit cocar­dier, et des canons modèle 1893 modi­fié en 1906, et des obus qui ne partent pas, et des sol­dats qui foutent le camp ! Comme disait l’autre, c’est bien plus beau quand c’est inutile. Seule­ment, voi­là, mes bons amis, tout cela se paie et il ne faut pas rechi­gner devant la fac­ture même si les comp­tables ont un peu tru­qué les additions.

On ne peut pas tout avoir : de la viande dans son assiette, du vin sur la table, pavillon à La Varenne, un per­nod pour Arthur et autres idéa­listes aspi­ra­tions, avec un tiers du bud­get englou­ti pour for­mer des bataillons qui seront balayés en qua­rante-huit heures. Paul Rey­naud déjà l’avait dit : « Les bornes-fon­taines ou les mitrailleuses. Il faut choi­sir. » Il a choi­si pour nous et on a vu le résul­tat. Recom­men­çons donc puisqu’il est dit que les Fran­çais sont incorrigibles.

Il n’empêche qu’avec nos pré­ten­tions, nos rodo­mon­tades et notre jac­tance, nous sommes la risée de l’univers. Habi­tué à se contem­pler patrio­ti­que­ment le nom­bril, notre homme de la rue ne se doute guère du mépris amu­sé avec lequel on le consi­dère à l’étranger.

Qu’il lise la presse des autres pays, ou les comptes ren­dus des confé­rences inter­na­tio­nales, à l’O.N.U. ou ailleurs. Il y décou­vri­ra matière à rabattre sa superbe.

Nous pas­sons pour des jocrisses et ceux-là qui pensent que, lou­voyant entre les deux blocs, nous pour­rions habi­le­ment exploi­ter leur riva­li­té, se leurrent sur la valeur lais­sée à notre ini­tia­tive. Ne serait l’exceptionnelle impor­tance stra­té­gique de notre ter­ri­toire, per­sonne ne mise­rait sur nous et il y a beau temps qu’on nous lais­se­rait crou­pir dans notre marais.

Mais nos patriotes ombra­geux, per­dus dans un nar­cis­sisme béat, ne voient rien, n’entendent rien, ne com­prennent rien. Là où il fau­drait des solu­tions har­dies si l’on veut que ce pays qui fut grand le rede­vienne, ils ratio­cinent. Ils ne per­çoivent pas que, comme la baïon­nette, le vieil ordre social, les poteaux-fron­tière, le natio­na­lisme sont péri­més. Comme aus­si le colo­nia­lisme, sou­ci pre­mier de nos actuels dirigeants.

Arabes et Mal­gaches nous le déclarent ouver­te­ment et les Viet­na­miens nous le prouvent, qui nous font des pieds de nez dans leurs rizières. Au lieu d’affranchir ces peuples et de lier avec eux des contrats d’amitié, on s’entête à les vou­loir contraindre sans en avoir la puis­sance. « La France est entrée en Algé­rie pour un coup d’éventail, elle en sor­ti­ra par un coup de balai », disent les Nord-Afri­cains. La féroce répres­sion de Mada­gas­car n’a rien réso­lu et quant à l’Indochine, on y engouffre des mil­liards sans pro­fit. Les moins bor­nés de nos poli­ti­ciens cherchent le moyen élé­gant de nous dépê­trer de cette aven­ture désastreuse.

Mais le cha­touilleux amour-propre natio­nal s’insurge, allié comme tou­jours aux gros inté­rêts. Rama­dier qui, paraît-il, s’évertue à nous déga­ger de ce jeu per­dant, a eu récem­ment ce mot : « Nous quit­te­rons l’Indochine sur la pointe des pieds. » Un jour­na­liste conser­va­teur en suf­foque quatre colonnes durant et vitu­père le mal­heu­reux Farrebouc.

Pour une fois qu’une de nos Excel­lences veut se mon­trer réa­liste ! Peut-être fau­drait-il expli­quer à cet intran­si­geant qu’il est pré­fé­rable à tout prendre de sor­tir sur la pointe des pieds qu’à coups de pied au cul. Mais allez donc faire com­prendre cela aux cui­ras­siers de Reischoffen ?

En bref, le peuple de ce pays n’est pas à la hau­teur de l’événement.

Igno­rant l’essentiel, abreu­vé de scan­dales, bal­lot­té entre les faux tickets de Dédé la Bou­lange, l’aramon de M. Gouin, les méta­mor­phoses de Pier­rot le Fou et le vais­seau fan­tôme de Jules Moch, il est sans res­sort et désem­pa­ré. Vieilli, sai­gné par ses deux guerres, trop vidé pour trou­ver à ses pro­blèmes une solu­tion conforme à son génie, il oscille entre la cau­tèle de Duclos et les appels que, der­rière son micro, lui lance, avec des gestes de séma­phore, un géné­ral qui « repense » la ques­tion sociale entre les deux églises de son village.

Dans l’alternative, il se rac­croche sans convic­tion au quar­te­ron de poli­ti­ciens, usés jusqu’à la trame, qui, depuis trente ans, pré­sident à sa déli­ques­cence et qui, en dépit de leur insuf­fi­sance, remontent sans cesse en sur­face comme des bou­chons dans une baignoire.

Blum, Dala­dier, Her­riot, Rey­naud, vieilles lita­nies qu’on ressasse.

À ce ron­ron mono­tone, la France, lasse et désa­bu­sée, fini­ra par s’endormir.

Mais quel sera le réveil ?

[/​Maurice Dou­treau/​]

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