La Presse Anarchiste

Marxisme et anarchisme

Ni Yvon Bour­det, ni son étude n’ont besoin d’être présen­tés aux lecteurs de NR qui con­nais­sent déjà son tra­vail con­scien­cieux et hon­nête (voir n° 15–16 de NR).

Les quelques lignes que je voudrais ajouter sont plutôt des­tinées à faciliter cette con­fronta­tion que nous souhaitions depuis longtemps : une dis­cus­sion la plus objec­tive pos­si­ble, non pas telle­ment sur les dif­férentes posi­tions social­istes dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire et pro­lé­tarien d’il y a un siè­cle, mais plutôt ces mêmes posi­tions dans le con­texte actuel en dépas­sant les réflex­ions affec­tifs, les ques­tions de fidél­ité, les désirs d’avoir rai­son. Donc, avant tout, une vision cri­tique des posi­tions respec­tives. Dans ce sens, Yvon Bour­det dépasse les banal­ités et fait une cri­tique assez appro­fondie du marx­isme tout en restant marx­iste. Espérons que nous seront capa­bles de faire une cri­tique ana­logue, tout en restant libertaires.

Comme cette con­fronta­tion vient pré­cisé­ment de com­mencer, et que nous sommes assez loin des con­clu­sions, il est utile d’éviter cer­tains malen­ten­dus. Nous don­nerons donc dès main­tenant, nos con­tre-remar­ques préliminaires.

Ce tra­vail est déjà facil­ité par notre cri­tique du livre de Daniel Guérin Jeunesse du Social­isme Lib­er­taire (NR n° 13). Nous ren­voyons donc le lecteur au n °13 de NR, pages 39 à 48.

Nous nous arrêterons ici seule­ment sur quelques points qui nous sem­blent par­ti­c­ulière­ment intéres­sants dans le tra­vail de Y.B.

Ain­si il met l’accent sur la con­cep­tion du jeune Marx encore lycéen sur l’individu et la société. Voilà un point sur lequel les anar­chistes et les marx­istes n’arrivent pas à se met­tre d’accord. Si pour cer­tains anar­chistes-indi­vid­u­al­istes les rap­ports indi­vidus-société sont inévitable­ment « vio­lentes », il faut soulign­er que pour les anar­chistes com­mu­nistes, il s’agit aus­si d’une organ­i­sa­tion har­monieuse. Cer­taines pages de Kropotkine (que nous pub­lierons dans le prochain numéro de NR) vien­dront en témoigner.

Pour soulign­er le rôle de l’individu, Bour­det cite Marx (note 11) : « à la dif­férence de l’animal dont la vie est déter­minée par des cir­con­stances, l’homme s’efforce de déter­min­er libre­ment les siennes ». En faisant même abstrac­tion de la réal­ité « dite marx­iste » (que Bour­det met en doute) nous ne sommes pas suff­isam­ment con­va­in­cus que dans la théorie marx­iste, la lib­erté, la libre ini­tia­tive soient réelle­ment envis­agées ; nous avons plutôt l’impression, jusqu’à preuve du con­traire, que le déter­min­isme économique et his­torique, a tout sim­ple­ment rem­placé le déter­min­isme divin. Il ne s’agit pas seule­ment de cen­tral­isme, de démoc­ra­tie, d’autonomie, etc. il s’agit du sen­ti­ment pro­fondé­ment mys­tique et mes­sian­ique de la mis­sion his­torique qui prime tout.

Un autre point intéres­sant est la con­cep­tion de l’aliénation religieuse de Marx. Il n’y a pas ici de dif­férence, du moins dans la forme entre les marxis­es et nous ; l’athéisme révo­lu­tion­naire a tou­jours été à l’honneur. Nous rap­pelons entre autres le livre de Bak­ou­nine Fédéral­isme, social­isme et anti-théol­o­gisme. Il existe pour­tant des dif­férences dans les con­cepts de base. Pour Marx la reli­gion a une expli­ca­tion, une « rai­son d’être » dans le con­texte social, la mis­ère, l’existence des mal­heureux et des pau­vres qui pro­jet­tent leur égal­ité dans le ciel. C’est un fait, mais un fait insuff­isant. La reli­gion est non seule­ment une éva­sion, mais aus­si une insti­tu­tion : pour ne par­ler que du chris­tian­isme, les 20 siè­cles de l’histoire de l’Eglise en tant qu’institution hiérar­chisée, éta­tique, économique, sont large­ment suff­isants pour nous con­va­in­cre du fait que l’Elise pos­sède son pro­pre pou­voir, son influ­ence, son emprise au-delà des fonc­tions pure­ment économiques. Ensuite et ceci est une cri­tique plus générale, quand Marx a com­mencé sa car­rière philosophique, la scène philosophique était dom­inée par Auguste Comte, apogée du ratio­nal­isme t du pos­i­tivisme (ce fait philosophique a aus­si son expli­ca­tion économique et même tech­nique), et d’autre part, par els matéri­al­istes alle­mands. Cet état d’esprit a dom­iné tout le siè­cle, et l’œuvre de Marx se place dans le même con­texte. La réac­tion con­tre cette exclu­siv­ité est venue plus tard : de Freud et des psy­ch­an­a­lystes, avec tout leur monde incon­scient ; de Berg­son, avec « l’impuissance de l’intelligence » et la revanche de l’intuition et de la force spir­ituelle ; de Rib­aud avec l’importance de l’affectivité ; jusqu’aux sur­réal­istes, en pas­sant par les sym­bol­istes. Les matéri­al­istes, et nous sommes aus­si des matéri­al­istes, ortho­dox­es ont encore un vieux réflexe d’accusation « d’idéalisme » con­tre tout ce qui leur échappe. Sans nier les faits matériels, il ne faut pas nég­liger l’emprise incon­sciente, les arché­types de Jung (« l’âme col­lec­tive his­torique ») l’importance de l’irrationnel même, non seule­ment dans la reli­gion, mais aus­si dans les con­duites col­lec­tives. Le con­flit avec la nature, non seule­ment comme phénomène social mais aus­si comme phénomène physique, entre aus­si en jeu. Mais arrê­tons-nous à ces remar­ques générales, car nous risquons autrement d’être emmenés trop loin dans l’ethnologie (par exem­ple le tra­vail de Lévy-Strauss) et la sociologie.

Les dif­fi­cultés devi­en­nent encore plus grandes quand on essaie de nous mon­tr­er Marx anti-étatiste, anti-dic­tature du pro­lé­tari­at. Mais ces deux points sont suff­isam­ment impor­tants pour néces­siter une étude à part, et le matériel ne manque pas : l’Etat et l’Anarchie de Bak­ou­nine, de L’Internationale de J. Guil­laume, de la dis­cus­sion Plekhanov-Tcherkesov, jusqu’à Camille Berneri en pas­sant par Kro­n­stadt, Makhno et l’Espagne ; nous avons déjà don­né le tra­vail de Nieuwen­huis (NR n° 9) nous don­nerons une étude sur la lutte des class­es et la dic­tature du pro­lé­tari­at de J. Kolev, et nous espérons ain­si déblay­er le terrain.

Nous nous bornerons à not­er ici que même les argu­ments d’Y. Bour­det n’arrivent pas à nous con­va­in­cre de la posi­tion anti-étatiste de Marx. Dans le meilleur des cas, nous sommes oblig­és d’accepter bien que cela aille dans un sens qui ne nous est pas agréable, que si Marx avait cer­taines appré­ci­a­tions, cer­taines cri­tiques vis-à-vis de l’Etat ces con­sid­éra­tions restent en sour­dine, assez sec­ondaires, et même la Com­mune de Paris n’arrive pas à les faire ressor­tir. Il est évi­dent que Marx a apporté beau­coup de lumière à l’économie poli­tique, a appro­fon­di l’étude du car­ac­tère du cap­i­tal­isme, a souligné les faits impor­tants dans les rap­ports des class­es ; mais je con­tin­ue à penser qu’il n’a pas com­pris le vrai sens du pou­voir sous forme de l’Etat ou non, tran­si­toire ou non, dic­tature ou non. Il pêche par excès d’économisme, et ce faire ne lui a pas per­mis de saisir le reste.

Com­ment autrement lire « la classe ouvrière érigée en classe dom­i­nante » (Man­i­feste du Par­ti Com­mu­niste, 1847), com­ment accepter l’opinion d’Engels « Com­mune de Paris, c’est l’exemple même de la dic­tature du pro­lé­tari­at » (même Kaut­sky et Bour­det le souligne, rap­pelle que les comités étaient élus) ; com­ment inter­préter : « l’Etat a pour fonc­tion de répar­tir la pénurie, et pour le sup­primer il faut d’abord réalis­er l’abondance » (Lénine, lui, attendait la société sans classe pour sup­primer l’Etat) ?

Un autre point sur lequel il faut s’arrêter plus longtemps, c’est l’œuvre pos­i­tive et néga­tive de Lénine. Car le mythe du grande Lénine com­mence à s’ébranler en par­tie, et on com­mence à par­ler de Lénine, de sa trahi­son vis-à-vis du marx­isme (voir Kaut­sky) de la trahi­son aus­si du Lénine d’après octo­bre 1917 par rap­port au Lénine d’avant 1917.

Il nous sem­ble qu’Y. Bour­det st trop indul­gent envers les anar­chistes. Car dans leur atti­tude et aus­si dans cer­taines de leurs con­cep­tions il y a pas mal de lacunes, d’insuffisances, de général­ités, de répéti­tions, de vieilles for­mules. Il faut seule­ment la remar­que suiv­ante : « une révolte vio­lente qui se con­tenterait de bris­er l’appareil de l’Etat serait vaine ». Il faut le dire, nous sommes plus obsédés par « com­ment démolir l’Etat » que par notre atti­tude après ; pour nous, le pou­voir est sim­pli­fié dans un sens con­traire à Marx, sym­bol­isé par la police et l’Etat. Par exem­ple si nous ne voulons pas for­mer de gou­verne­ment, nous serons tou­jours oblig­és de for­mer un « comité de défense » de la Révo­lu­tion vic­to­rieuse (ce qu’a fait Makhno). Autrement ça ne vaut pas la peine de se bat­tre pour la vic­toire, mais ce comité, n’est-ce pas le pou­voir pour cer­tains ? Une autre remar­que : la lutte ter­ror­iste ; pour nous, comme pour la plu­part des lib­er­taires, il s’agit d’une tac­tique de pro­pa­gande, et non d’une stratégie révo­lu­tion­naire. Le ter­ror­isme dépend des cir­con­stances poli­tiques telles qu’il devient par­fois une forme de pro­pa­gande et d’agitation effi­cace. Le ter­ror­isme n’est pas for­cé­ment syn­onyme d’anarchisme, ni for­cé­ment une exclu­siv­ité anar­chiste… His­torique­ment, il sem­ble qu’il faut intro­duit par des émi­grés russ­es, ou en tout cas imité de l’exemple de la fameuse Organ­i­sa­tion de Com­bat du par­ti social­iste révolutionnaire.

Le fond du prob­lème pour en arriv­er à la con­fronta­tion, est l’inaptitude de Marx à con­cevoir tout sim­ple­ment la lib­erté. En réac­tion à la lib­erté fic­tive et illu­soire de la bour­geoisie, il a conçu une autre lib­erté aus­si fic­tive et illu­soire : « le véri­ta­ble roy­aume de la lib­erté c’est qu’elle ne peut s’épanouir qu’en se fon­dant sur un autre roy­aume : de la néces­sité » (Engels, cité par Bourdet).

Leur con­cep­tion de la lib­erté est ain­si assez par­ti­c­ulière : plus proche du bien être, de la sat­is­fac­tion, de l’abondance, du tra­vail-jeu, du tra­vail-plaisir. En tout cas une notion avant tout et presque exclu­sive­ment économique. Mais l’être humain ne peut être, seule­ment, ni pri­mor­diale­ment résumé en un pro­duc­teur con­som­ma­teur (tout en étant bien sûr pro­duc­teur et con­som­ma­teur). La lib­erté de Marx et Engels est donc une par­tie de la lib­erté, mais non la lib­erté entière, la lib­erté humaine.