La Presse Anarchiste

Marxisme et anarchisme

Les rap­ports entre l’Anarchisme et le Mar­xisme ont eu dans les temps pas­sés, plus l’aspect d’une « polé­mique » que d’une dis­cus­sion. De nos jours, les contacts exis­tants entre groupes d’extrême-gauche ont conduit beau­coup de mili­tants à s’intéresser à cette dis­cus­sion (cf. entre autre « Jeu­nesse du Socia­lisme Liber­taire » de Guérin).

Voi­ci une étude de Y. Bour­det qui a pour but d’ouvrir une telle dis­cus­sion dans NR.

Remarques préliminaires en vue d’une confrontation

I. Situa­tion actuelle de la question

Il s’agit d’un vieux pro­blème sou­vent débat­tu, et pour­tant, para­doxa­le­ment – depuis le triomphe de l’étatisme bureau­cra­tique dans l’URSS – le simple fait de rap­pro­cher le mar­xisme de l’anarchisme, plus qu’une gageure ou un défi, pour­rait paraître au lec­teur peu aver­ti, comme une plai­san­te­rie [[Tou­te­fois la thèse d’Axelos, Marx pen­seur de la tech­nique, Ed. de Minuit, 1961, se réfère plu­sieurs fois à « l’anarchisme » de Marx. On lit : « Cet anar­chisme com­mu­nau­taire qui anime toute la théo­rie mar­xienne de l’aliénation » (page 94), et plus loin : « sa pen­sée (de Marx) peut être carac­té­ri­sée comme à la fois trop théo­rique (« idéa­liste »), roman­tique anar­chi­sante, etc. et trop pra­tique » (page 101). Mais on sait aus­si les vives dis­cus­sions que sou­le­va cette thèse lors de la sou­te­nance, en 1959. De son côté, M. Rubel qui a dres­sé un très pré­cieux inven­taire des écrits de Marx (près de 1000 textes inven­to­riés et clas­sés par ordre chro­no­lo­gique) se sent auto­ri­sé à dire : « on voit que l’anti-étatisme de Marx était une des constantes fon­da­men­tales de sa pen­sée poli­tique et qu’il renoua en 1871, à pro­pos de la Com­mune, avec son anar­chisme de 1844 » (Karl Marx devant le Bona­par­tisme, Paris, 1960, note 1).]]. On évo­que­ra les rela­tions entre Marx et Bakou­nine, la théo­rie de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, les articles de Sta­line (1906 – 1907), le des­po­tisme du pou­voir sovié­tique, et l’on haus­se­ra les épaules : l’affaire sera jugée sans débat. Si cer­tains anar­chistes sup­posent ce qu’a dû dire Marx d’après ce qu’a fait Sta­line il faut ajou­ter que les « Mar­xistes » n’ont pas tou­jours mani­fes­té à l’égard des anar­chistes la com­pré­hen­sion sou­hai­table. Dans son étude sur Feuer­bach et la fin de la phi­lo­so­phie alle­mande, Engels, par exemple, se contente de dire, en pas­sant, que Bakou­nine a bap­ti­sé « anar­chisme » un amal­game de Stir­ner et de Prou­dhon. La pre­mière dif­fi­cul­té réside donc dans la prise en consi­dé­ra­tion de la ques­tion. En effet, on se doute bien que je vais citer des textes, mais on sou­rit, par avance, de ce tra­vail byzan­tin d’exégèse : le mar­xisme, d’après ses propres prin­cipes, croit-on, accepte d’être ce qu’il est his­to­ri­que­ment deve­nu ; et ce qu’il est deve­nu, les « pays socia­listes » et les « par­tis com­mu­nistes » le montrent assez. À sup­po­ser, nous dira-t-on qu’on puisse citer des textes de Marx, qui contre­disent la pra­tique de ces états et de ces par­tis, cela n’a aucune impor­tance, puisque l’Histoire a déjà jugé et qu’il est oiseux d’opposer au « mar­xisme triom­phant » je ne sais quel « mar­xisme de pro­fes­seur ». J’accepte, pour ma part, que l’histoire juge, mais non qu’elle ait jugé, car l’histoire n’est pas ache­vé, elle n’est même pas arrê­tée, et son juge­ment ne peut être ren­du. Pré­tendre que l’histoire a vali­dé l’interprétation de Lénine est une atti­tude inco­hé­rente qui consiste à inva­li­der l’histoire au moment même où on l’invoque : celui qui dit « l’histoire a jugé » se prend pour Dieu ; certes l’histoire juge, mais elle juge­ra aus­si le juge­ment que l’on porte en son nom. Comme l’écrivait Engels à Marx, le 2 décembre 1861, c’est là confondre « le pro­ces­sus » avec « le résul­tat momen­ta­né du pro­ces­sus » (Ed. Costes, VII, page 70).

Seconde objec­tion : les « doc­teurs » du mar­xisme offi­ciel pré­ten­dront que j’utilise des textes de Marx qui « ne sont pas mar­xistes » [[Ce choix par­mi les écrits de Marx a mal­heu­reu­se­ment une inci­dence sur les édi­tions « com­plètes » ; la grande édi­tion alle­mande : Marx-Engels, Werke en cours de publi­ca­tion (9 volumes parus) chez Dietz à Ber­lin, réa­li­sée d’après la seconde édi­tion russe dont l’Institut du Mar­xisme-Léni­nisme a la res­pon­sa­bi­li­té, est très incom­plète. On a ins­crit au dos du volume I : « 1839 bis 1844 » ; mais c’est une éti­quette trom­peuse ; la date de 1839 ne concerne que Engels ; le volume ne contient aucune œuvre de Marx anté­rieure à 1842 et il est expur­gé des « Manus­crits de 1844 ».]]. L’article de Louis Althus­ser, dans le numé­ro 96 de la Pen­sée, mars-avril 1961, est signi­fi­ca­tif à cet égard et témoigne de la sclé­rose per­sis­tante du mar­xisme offi­ciel en France ; il s’en prend même en effet à des cher­cheurs sovié­tiques et polo­nais cou­pables de faire trop de cas des manus­crits du jeune Marx. La prise de posi­tion conser­va­trice d’Althusser est celle de tous les apo­lo­gistes ecclé­sias­tiques : il ne s’agit pas d’étudier avec sin­cé­ri­té la vali­di­té de ce que ces jeunes mar­xistes « de l’Est » ou les mar­xistes non inféo­dés au PC écrivent, mais de ripos­ter. L’aveu naïf en est fait aux pre­mières pages : « il semble que dans l’ordre idéal de la com­bi­na­toire tac­tique, les mar­xistes aient le choix entre deux parades » (page 4). Nous sou­li­gnons « com­bi­na­toire tac­tique » et « parade ». Certes un peu plus loin, Althus­ser fait aus­si la leçon à ses propres troupes : on s’est lais­sé sur­prendre par cette attaque, écrit-il, on n’a pas assez étu­dié ces manus­crits du jeune Marx, on ne doit pas se conten­ter d’une « parade catas­tro­phique » qui consis­te­rait à nier le pro­blème avec mau­vaise conscience. Bien ! mais ce qui est navrant, c’est que les conclu­sions de ces études aux­quelles les lévites sont conviés ne peuvent réser­ver aucune sur­prise ; Althus­ser décrit par avance, à grands traits, ce qu’il faut trou­ver. A quoi bon dès lors, étu­dier ? Tou­te­fois on com­prend qu’Althusser n’aime pas ces textes de jeu­nesse de Marx où on risque brus­que­ment de lire : « n’est-ce pas le pre­mier devoir de celui qui cherche la véri­té de fon­cer tout droit sur elle, sans regar­der à droite ni à gauche ? N’est-ce pas oublier la véri­té que de la dire dans la forme pres­crite ? » (Écrit en 1842, publié en 1843, par Ruge dans les Anek­do­ta, cité par Rubel, pages choi­sies, Rivière, 1948, page 13).

Le déri­soire de cette « parade » est que ces textes de jeu­nesse n’apportent quant au fond, rien de nou­veau par rap­port aux textes pos­té­rieurs de Marx ; ils sont sim­ple­ment gênants pour l’interprétation léni­no-sta­li­nienne de ces textes par­ti­cu­liè­re­ment lorsqu’il s’agit de jus­ti­fier l’étatisme bureau­cra­tique de l’URSS.

Il faut ajou­ter que l’irritation de l’appareil bureau­cra­tique du PC contre les textes « phi­lo­so­phiques » de Marx, écrits « en marge » de Hegel vient aus­si de ce que cet appa­reil (au niveau non des « pen­seurs » mais des « chefs ») a du mal à les com­prendre ; d’où depuis leur publi­ca­tion, il y a envi­ron 30 ans, une série de mises en garde dont celle d’Althusser n’est que la plus récente.

Quoi qu’il en soit, la « parade » com­man­dée par Althus­ser n’est pas gênante, car j’utiliserai aus­si des textes écrits par Marx dans sa matu­ri­té, à com­men­cer par celui-ci, extrait de la pré­face du Capi­tal (1867) :

« Sur le ter­rain de l’économie poli­tique, la libre et scien­ti­fique recherche (sou­li­gné par Marx) ren­contre bien plus d’ennemis que dans ses autres champs d’exploration » (Ed. Sociales, I, page 20).

Cela dit, on peut se dou­ter que je n’ai pas l’intention d’étudier tous les aspects de la ques­tion, ni même de com­pa­rer, ex-pro­fes­so [[En homme qui pos­sède par­fai­te­ment son sujet (NDLR)]] la théo­rie, la pra­tique, l’histoire des « mou­ve­ments » anar­chistes et mar­xistes, « des ori­gines à nos jours » [[On peut lire à ce sujet un article de Kauts­ky (Neue Zeit, 1893) repris dans le Che­min du pou­voir (trad. Paris 1910). Voir aus­si la Révo­lu­tion incon­nue de Voline, Paris, 1947. L’homme révol­té de Camus, les textes de Marx et Engels réunis sous le titre : Contre l’anarchisme, Paris 1935 – Les Élé­ments du Com­mu­nisme.]].

Je n’insisterai pas non plus sur le récit des polé­miques entre Marx et Bakou­nine, par exemple. Et pour­tant, même à pro­pos des rela­tions entre Marx et Bakou­nine, bien des mises au point seraient néces­saires. On se contente presque tou­jours [[Voir par exemple Lénine, Œuvres, tome 25, page 555, note 105.]] d’évoquer les débats hou­leux du congrès tenu à La Haye du 2 au 7 sep­tembre 1872, en pré­sence de Marx et de Engels, et au cours duquel Bakou­nine fut exclu de l’Internationale. Vingt ans plus tard lorsqu’il publia la Cri­tique du pro­gramme de Gotha de Marx, Engels écrivait :

« Nous étions à ce moment deux ans à peine après la congrès de La Haye [[Plus exac­te­ment deux ans et demi après.]]… en pleine bataille avec Bakou­nine et les anar­chistes » (Ed. Sociales, page 14).

Pour oppo­ser « mar­xisme » et « anar­chisme » et pour jus­ti­fier cette oppo­si­tion, Lénine cite les deux lignes de l’avant-propos d’Engels (que nous venons de trans­crire) dans son ouvrage : l’État et la Révo­lu­tion (Œuvres tome 25, page 514) mais il se garde bien pour expli­quer et excu­ser ce que peuvent avoir de « caduc » cer­taines expres­sions du texte de Marx ! D’autre part, quelle qu’ait été plus tard la vio­lence de la polé­mique, il faut rap­pe­ler que Marx avait pré­cé­dem­ment, et des années durant, témoi­gné à Bakou­nine, estime et ami­tié. En 1853, Marx dans plu­sieurs lettres, mani­feste un vif sou­ci de démen­tir qu’il ait pu par­ti­ci­per, même objec­ti­ve­ment à la cam­pagne de déni­gre­ment contre Bakounine :

« Urqu­hart a don­né un article où il sus­pecte Bakou­nine d’abord parce qu’il est russe, ensuite parce qu’il est révo­lu­tion­naire » (Marx à Engels, 28 août 1853, Ed. Costes – III, page 224).

Certes, le 6 juillet 1848, la Neue Rhei­nische Zei­tung, diri­gée par Marx, s’était fait l’écho d’accusations contre Bakou­nine (George Sand aurait pos­sé­dé des lettres com­pro­met­tantes pour Bakou­nine). Mais le 3 août, c’est-à-dire dès récep­tion, le jour­nal de Marx publiait le démen­ti de G. Sand ; Marx ajoute qu’à la fin du même mois,

« pas­sant par Ber­lin, (il) a vu Bakou­nine et (a) renou­ve­lé avec lui (leur) vieille amitié ».

Le 10 octobre de la même année, la Rhei­nische Zei­tung prit la défense de Bakou­nine et en février 1849, publia en bonne place, un article com­men­çant par ces mots : 

« Bakou­nine est notre ami » (Marx à Engels, 2/​9/​1853, Ed. Costes – III, pages 245 – 248).

À peine peut-on signa­ler une remarque d’Engels qui se jus­ti­fie d’apprendre le russe par ces mots humo­ris­tiques et méchants :

« En réa­li­té Bakou­nine n’est deve­nu quelqu’un que parce que per­sonne ne savait le russe » (Engels à Marx, le 18/​3/​1852, Costes, III, page 42).

Mais il est temps de lais­ser de côté ces épi­sodes pour en reve­nir à l’essentiel.

II. Le fil conduc­teur de la théo­rie et de la pra­tique de la paix

Ce fil conduc­teur c’est l’amour de la liber­té et, en consé­quence, la volon­té agis­sante de sup­pri­mer au béné­fice de tous les hommes, les entraves qui empêchent l’exercice de cette liber­té. Quelle que soit l’habitude de la plu­part des « mar­xistes » de négli­ger (comme nous l’avons noté plus haut) les écrits de jeu­nesse de Marx – habi­tude qui abou­tit très sim­ple­ment à une igno­rance géné­ra­li­sée – il ne sem­ble­ra pas arti­fi­ciel, quand il s’agit de carac­té­ri­ser « l’inspiration » de Marx, que je com­mence par me réfé­rer aux tout pre­mier écrits, même si on admet­tait qu’ils n’ont pas de valeur « scien­ti­fique », « éco­no­mique » et « révo­lu­tion­naire ». Certes, il n’y a pas lieu de déve­lop­per ici une théo­rie de la per­son­na­li­té, ni de mettre en évi­dence – comme le fait la psy­cha­na­lyse – l’importance des pre­mières expé­riences qui font qu’en défi­ni­tive l’enfant est le père de l’homme. Cepen­dant la signi­fi­ca­tion des essais – et même des erreurs – de jeu­nesse doit entrer en ligne de compte dans la déter­mi­na­tion glo­bale du sens d’une vie. L’explication d’éventuelles « conver­sions » voire de renie­ments com­porte une étude préa­lable des valeurs qui seront ensuite aban­don­nées. À plus forte rai­son, semble-t-il si la per­son­na­li­té que l’on étu­die comme celle de Marx, porte la marque d’une convic­tion conti­nue. Or, il se trouve que nous pou­vons lire les dis­ser­ta­tions écrites par Marx, à 17 ans à l’occasion des exa­mens du bac­ca­lau­réat. On s’accorde pour juger que la dis­ser­ta­tion alle­mande est la plus inté­res­sante [[Voir en par­ti­cu­lier Auguste Cor­nu, K. Marx, et F. Engels, tome 1 : les années d’enfance et de jeu­nesse, PUF, 1955, page 64.]]. Elle avait pour titre : « Réflexions d’un jeune homme sur le choix d’une car­rière ». Les moti­va­tions que donne le tout jeune Marx dans ce tra­vail sco­laire, se trouvent avoir presque la valeur d’un ser­ment qui ins­pi­re­ra toute une vie :

« L’idée maî­tresse qui doit nous gui­der… c’est le bien de l’humanité et notre propre épa­nouis­se­ment. On aurait tort de croire que ces deux inté­rêts s’opposent néces­sai­re­ment, que l’un doit fata­le­ment rui­ner l’autre : la nature de l’homme est ain­si fait qu’il ne peut atteindre la per­fec­tion qu’en agis­sant en vue du bien et de la per­fec­tion de l’humanité » (Trad. Rubel, dans le n° 43, juin 1948, La Nef, page 56).

Marx donne trois preuves signi­fi­ca­tives : l’histoire, l’expérience, la religion :

« L’histoire men­tionne par­mi les plus grands ceux qui , en agis­sant dans le sens de l’intérêt com­mun, se sont ren­dus meilleurs eux-mêmes. L’expérience répute pour le plus heu­reux celui qui a ren­du heu­reux le plus grand nombre. La reli­gion elle-même nous enseigne que l’idéal suprême est un sacri­fice pour l’humanité » (Ibid.).

Le salut ne se trouve ni dans un sacri­fice de l’individu au pro­fit de la socié­té, ni dans un épa­nouis­se­ment de l’individualité hors de la socié­té ou contre la socié­té. Marx pos­tule une sorte d’harmonie entre l’épanouissement de la socié­té et celui de l’individu ; ils sont condi­tion l’un de l’autre. Déjà appa­raît, peut-être, à la fois ce qui rap­proche et ce qui dis­tingue Marx des anar­chistes : comme eux, il réclame pour l’individu le droit au libre épa­nouis­se­ment, mais cet épa­nouis­se­ment sera moins le fruit d’une contes­ta­tion vio­lente que d’une orga­ni­sa­tion har­mo­nieuse ; il ne s’agit pas de la vie ou de la mort de quelques hommes mais du bon­heur de TOUS les hommes. Jamais Marx n’abandonnera ce thème de l’universalité lié à celui de l’épanouissement. Comme l’écrit A. Cor­nu, dans l’ouvrage cité (note 11) Marx :

« Part de cette idée sur laquelle il revien­dra sou­vent plus tard qu’à la dif­fé­rence de l’animal dont la vie est déter­mi­née par les cir­cons­tances, l’homme s’efforce de déter­mi­ner libre­ment la sienne » (page 64).

Ce choix étant tou­te­fois limi­té par les cir­cons­tances. Le thème sera déve­lop­pé notam­ment dans l’Idéologie Alle­mande (1ère par­tie, Ed. Sociales, page 30, et dans la troi­sième thèse sur Feuer­bach). Dans cette pers­pec­tive, on com­prend que Pro­mé­thée soit pour Marx : 

« Le plus noble des saints et mar­tyrs du calen­drier phi­lo­so­phique ».

Comme il l’écrira en 1841, à la fin de la pré­face de sa thèse. Quatre ans aupa­ra­vant, dans le pre­mier acte (le seul qui sera écrit) d’un drame Oula­nem, le héros fait assez clai­re­ment allu­sion à Pro­mé­thée. Tou­te­fois à la confiance un peu naïve du can­di­dat bache­lier en l’harmonie des épa­nouis­se­ments, fait suite une vision plus dra­ma­tique : le salut de l’humanité s’opère par le sacri­fice du héros qui pré­fère la dou­leur du châ­ti­ment à la ser­vi­tude d’Hermès. Marx semble s’être peu à peu per­sua­dé que les hommes doivent libé­rés ; le choix qu’il faut d’Épicure comme sujet de thèse n’est pas sans rela­tion avec le sou­ci du phi­lo­sophe grec de déli­vrer les hommes des fausses angoisses. Les notes pré­pa­ra­toires de sa thèse le montrent net­te­ment (voir l’ouvrage de Cor­nu, Tome I, page 183). Cepen­dant cette libé­ra­tion ne peut-être le fruit d’un sacri­fice iso­lé, elle ne peut résul­ter que d’une véri­table trans­for­ma­tion de la nature par la connais­sance de ses lois :

« En recon­nais­sant le carac­tère ration­nel de la Nature, nous ces­sons de dépendre d’elle » (note adja­cente à la thèse citée par Cor­nu, I, page 201).

Ain­si à 23 ans Marx est plei­ne­ment ani­mé par l’intuition fon­da­men­tale qu’il déve­lop­pe­ra toute sa vie. Il est déjà armé pour la lutte, comme en témoignent ses pre­miers articles parus dans la Rhei­nische Zei­tung. Dans un livre publié par l’Académie des Sciences de la RSS de Géor­gie, en 1956, O. Bakou­radze étu­diant « la for­ma­tion des idées phi­lo­so­phiques de Karl Marx », constate que la « défense de la liber­té de la presse marque le début de l’action de Marx », en 1842. Pour Marx, il ne s’agit pas seule­ment d’une pro­tes­ta­tion, mais d’une expli­ca­tion. Marx met en lumière que l’édit du gou­ver­ne­ment prus­sien (14 jan­vier 1842) ins­ti­tuant une nou­velle régle­men­ta­tion pour la cen­sure, est fon­dé sur l’inégalité des classes. Il est inté­res­sant de lire ensuite, sous la plume de ce jeune phi­lo­sophe sovié­tique « l’Etat place les fonc­tion­naires au-des­sus de la socié­té pri­vée du droit d’utiliser libre­ment la presse ». Deux pages plus loin, il déve­loppe ainsi :

« Libé­rer la presse de la cen­sure serait la trans­for­mer en presse du peuple, car la cen­sure ne rend la liber­té de la presse effec­tive que pour un groupe déter­mi­né d’individus. La loi de cen­sure n’est pas une vraie loi, elle traite la liber­té comme une criminelle ».

Cepen­dant Marx ne se contente pas de recon­naître le carac­tère pro­gres­siste de la liber­té de la presse… Il sou­tient que l’étouffement de la liber­té de la presse est déter­mi­né par le régime d’État, par la poli­tique du gou­ver­ne­ment, garan­tis­sant ain­si les pri­vi­lèges d’une par­tie de la socié­té [[ À pro­pos de la for­ma­tion des idées phi­lo­so­phiques de K. Marx, cha­pitre 2, publié dans le n° 19 des Recherches inter­na­tio­nales, pages 11 et 13.]]. On devine en pas­sant le par­ti qu’auraient pu tirer un tel texte Casa­no­va et Ser­vin, et de ce point de vue s’éclaire la mise en garde d’Althusser contre ce n° 19 des Recherches Inter­na­tio­nales (cf. La Pen­sée n° 96, mars-avril 1961, pages 3 – 26).

Ain­si ce qui n’était d’abord qu’un hymne aux héros de la liber­té humaine devient bien­tôt une théo­rie : les hommes sont alié­nés, il faut les libé­rer de la « chaîne pro­saïque et déso­lante », et non point idéa­le­ment en leur fai­sant cueillir des « fleurs ima­gi­naires » (cf. Contri­bu­tion à la cri­tique de la phi­lo­so­phie du droit de Hegel, Ed. Costes, tome I, page 85).

Il n’est pas pos­sible de décrire ici les diverses alié­na­tions, ni de citer tous les textes qui s’y rap­portent. Il suf­fi­ra pour la pré­sente confron­ta­tion avec l’anarchisme, de pré­sen­ter sché­ma­ti­que­ment les « rami­fi­ca­tions » de l’intuition pre­mière de Marx ; l’enthousiasme libé­ra­teur va deve­nir une cri­tique sys­té­ma­tique des diverses aliénations.

A) L’ALIÉNATION RELIGIEUSE

 [[Voir les textes choi­sis Sur la reli­gion aux Édi­tions Sociales, notam­ment le début de la Contri­bu­tion à la Cri­tique de la Phi­lo­so­phie du droit de Hegel, et le Capi­tal, I, pages 90 – 91.]]

Marx s’en prend d’abord, comme les pre­miers textes cités l’indiquent déjà, à la sou­mis­sion des hommes à une pré­ten­due volon­té trans­cen­dantes ; pour les libé­rer de cette crainte, il veut mon­trer, après Hegel et après Feuer­bach, que cette puis­sance céleste n’est que la pro­jec­tion de la conscience de leur misère. Il faut mon­trer aux hommes que « dans la réa­li­té fan­tas­tique du ciel » où ils cher­chaient un sur­homme, ils n’ont trou­vé que leur « propre reflet ». Si on veut aller au fond il faut pro­cé­der ici encore une « révo­lu­tion coper­ni­cienne » : Dieu n’est ni le maître ni le créa­teur de l’homme, c’est l’homme qui a créé Dieu et la religion : 

« La reli­gion n’est que le soleil illu­soire qui se meut autour de l’homme ».

Certes cette illu­sion n’est pas une fan­tai­sie gra­tuite ; elle est l’expression (der Aus­druck) de la misère réelle et en même temps, une néga­tion illu­soire de cette misère ; comme les riches ont recours à l’opium pour se pro­cu­rer des para­dis arti­fi­ciels les pauvres n’ont à leur dis­po­si­tion que l’espérance religieuse :

« La reli­gion est le sou­pir de la créa­ture acca­blée par le malheur ».

C’est pour­quoi il est absurde et vain de cri­ti­quer la reli­gion, elle est actuel­le­ment un besoin pour les malheureux :

« Exi­ger qu’il soit renon­cé aux illu­sions concer­nant notre propre situa­tion, c’est exi­ger qu’il soit renon­cé à une situa­tion qui a besoin d’illusion. La cri­tique de la reli­gion est donc en germe, la cri­tique de cette val­lée de larmes, dont la reli­gion est l’auréole (Hei­li­gen­schein) » [[Contri­bu­tion à la Cri­tique de la phi­lo­so­phie du droit de Hegel, Costes, Œuvres phi­lo­so­phiques, Tome 1, page 85.]].

De cette expli­ca­tion du phé­no­mène reli­gieux doit se déduire l’attitude pra­tique à l’égard de ce phé­no­mène : certes il faut lut­ter contre la reli­gion et contre les prêtres, para­sites qui exploitent le sen­ti­ment reli­gieux, mais une per­sé­cu­tion des croyants est inef­fi­cace ; les lâches se contentent de dis­si­mu­ler leur croyance ; d’autres s’exaltent jusqu’au mar­tyre et raf­fer­missent les tièdes ; de ce point de vu e l’assassinat de quelques évêques ne peut ser­vir la cause qui ins­pire le ter­ro­riste. La lutte se situe sur deux plans : dans l’immédiat, une dénon­cia­tion de l’idéologie et des pra­tiques des prêtres ; à long terme, et plus pro­fon­dé­ment, une trans­for­ma­tion de la socié­té qui sup­pri­me­ra radi­ca­le­ment (c’est-à-dire à la racine) la reli­gion en sup­pri­mant le mal­heur de la conscience humaine. Assu­ré­ment la reli­gion ne pour­ra être extir­pée qu’au sein d’une socié­té tout à fait nou­velle ; tou­te­fois, une lutte immé­diate s’impose car la reli­gion et les prêtres sont objec­ti­ve­ment un obs­tacle à la révo­lu­tion sociale [[Tou­te­fois, il a bien fal­lu recon­naître que beau­coup de croyants sont eux aus­si entrés en lutte contre le capi­ta­lisme et contre la bour­geoi­sie. En consé­quence, la ques­tion se pose d’une alliance tac­tique avec cer­tains « croyants » en vue de ren­ver­ser le régime d’exploitation. Une fois la socié­té sans classe éta­blie, l’expérience mon­tre­ra si la thèse de Marx est vraie, ou si le besoin d’une reli­gion sub­siste. La reli­gion ne doit être com­bat­tue que dans la mesure où elle est un obs­tacle à la révo­lu­tion éco­no­mique et sociale (voir à ce pro­pos le livre d’Otto Bauer, Le Socia­liste, la Reli­gion, l’Eglise, Bruxelles, 1929).]]. Depuis la pré­face de la thèse, la pen­sée de Marx s’est pré­ci­sée : en 1841, Marx s’en pre­nait aux Dieux…

« qui ne recon­naissent pas pour divi­ni­té suprême la conscience que l’homme a de soi ».

Main­te­nant dans les der­niers textes cités (1844) le témoi­gnage de la conscience ne semble plus un abso­lu l’homme peut être vic­time de l’illusion de la conscience et dès lors, ce n’est plus seule­ment la reli­gion qui est contes­table, mais la philosophie.

B) L’ALIÉNATION IDÉOLOGIQUE

En sim­pli­fiant [[La ques­tion de la phi­lo­so­phie mar­xienne a été abor­dée d’une façon un peu plus détaillée, dans les deux pre­miers numé­ros de la revue : Notes cri­tiques.]] on peut en effet assi­mi­ler du point de vue qui nous occupe, reli­gion et méta­phy­sique ; la cri­tique de la reli­gion peut être éten­due, muta­tis mutan­dis [[En fai­sant les chan­ge­ments néces­saires, NDLR]] à la plu­part des sys­tèmes phi­lo­so­phiques [[Tel est par exemple, l’avis de P. Toglia­ti :de Hegel au Mar­xisme, dans le n° 19 des Recherches Inter­na­tio­nales, page 51.]].

La phi­lo­so­phie s’est d’ailleurs sou­vent pré­sen­tée comme une conso­la­tion, c’est-à-dire comme une accep­ta­tion résignée :

« Il vaut mieux chan­ger ses dési­rs que l’ordre du monde ».

Mais Hegel avait déjà remar­qué, que ce fai­sant, le sage stoï­cien ne fait qu’intérioriser la néces­si­té. Le déses­poir scep­tique et le cynisme ne sont que des varia­tions de cette démis­sion, en face de l’humanité des forces natu­relles. C’est pour­quoi la phi­lo­so­phie doit être sup­pri­mée en tant qu’elle n’est qu’une spé­cu­la­tion, une contem­pla­tion (les choses étant ce qu’elles sont). Mais loin que cette « sup­pres­sion » signi­fie qu’il faut ces­ser de phi­lo­so­pher, comme on l’a répé­té ici ou là, Marx pré­co­nise une nou­velle manière de phi­lo­so­pher qui, au lieu de libé­rer idéa­le­ment les hommes, trans­for­me­ra réel­le­ment les condi­tions d’existence et façon­ne­ra le monde « humai­ne­ment ». Par sur­croît, la phi­lo­so­phie ces­se­ra d’être cet amas inco­hé­rent de sys­tèmes qu ne font que dépla­cer les apo­ries et les anti­no­mies, car…

« les phi­lo­sophes n’ont jusqu’ici cher­ché qu’à inter­pré­ter le monde »,

mais comme ils font par­tie du monde, ils ne peuvent pas plus le com­prendre qu’un chi­nois ne peut sor­tir de l’eau en tirant sur sa natte ; ce qui importe donc, c’est de trans­for­mer (verän­dern) le monde (thèses sur Feuer­bach, 1845, thèse 11). Marx reprend ain­si l’idée de Descartes :

« Au lieu de cette phi­lo­so­phie spé­cu­la­tive qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trou­ver une pra­tique… et ain­si nous rendre comme maîtres et pos­ses­seurs de la nature » (Dis­cours de la Méthode, 6ème partie).

Certes, la spé­cu­la­tion au lieu d’être cet envol pla­to­ni­cien dans « le vide de l’entendement pur », comme dit Kant, ne pour­ra, si elle veut être sérieuse que col­la­bo­rer avec « le don­né sen­sible » (ce qui n’a aucun rap­port avec un pri­vi­lège pré­ten­du de l’action sur la pen­sée). Marx le pré­cise sans ambiguïté : 

« Tous les mys­tères qui entraînent la théo­rie au mys­ti­cisme trouvent leur solu­tion ration­nelle dans la pra­tique humaine et dans l’intelligence (in dem Begrei­fen) de cette pra­tique » (thèse 8).

Ici encore, il ne s’agit pas de mépri­ser les « œuvres de l’esprit », en pré­ten­dant qu’il serait juste de les échan­ger en bloc, contre un simple camem­bert. Ce qu’il faut voir, c’est que les machines élec­tro­niques qui cal­culent, se sou­viennent, tra­duisent des textes, mettent en ques­tion la vieille oppo­si­tion entre « matière » et « esprit », théo­rie et pra­tique. C’est à ce nou­veau palier qu’il faut se situer pour être au niveau du temps pré­sent ; tout autre appro­fon­dis­se­ment par un « retour » aux impres­sions pre­mières est en effet un retour en arrière, même s’il se donne pré­ten­tieu­se­ment pour un « dépas­se­ment » ; nous n’avons plus rien à attendre du médi­ta­tif soli­taire en sa forêt. En même temps que la pen­sée cesse d’être spi­ri­tuelle, elle devient la tâche de tous ; c’est sans doute le sens pro­fond du rem­pla­ce­ment par Marx de l’Esprit Abso­lu (de Hegel) par l’expérience du pro­lé­ta­riat. Natu­rel­le­ment cette ques­tion doit faire l’objet d’une étude plus détaillée qui n’a pas sa place ici. Mais je me plais à sou­li­gner à ce pro­pos que, dans le n° 18 de NR, Chris­tian Lagant, à par­tir de consi­dé­ra­tions dif­fé­rentes, abou­tit à la même consta­ta­tion : on ne peut délé­guer le tra­vail théo­rique à des spé­cia­listes, à des éru­dits, à des lea­ders ; il s’agit d’une entre­prise collective.

C) ALIÉNATION POLITIQUE

La reven­di­ca­tion de la liber­té pour l’homme devait ame­ner Marx a s’en prendre à ce qui la nie de la façon la plus appa­rente et la plus expli­cite : le pou­voir de l’État et des princes. De fait ses pre­miers écrits de com­bat sont diri­gés contre la cen­sure du pou­voir et reven­diquent la liber­té de la presse (Gazette Rhé­nane, mais 1842). Presque en même temps, 1843, il se livre à une cri­tique la phi­lo­so­phie de l’État de Hegel, auquel il reproche par­ti­cu­liè­re­ment d’avoir hypo­sta­sié le pou­voir de l’État, d’en avoir fait une enti­té mys­tique indé­pen­dante des hommes réels :

« Ain­si l a sou­ve­rai­ne­té, l’essence de l’État est ici consi­dé­rée d’abord comme un être indé­pen­dant (al ein selbs­taän­diges Wesen) c’est-à-dire objec­ti­vée » (com­men­taire du para­graphe 279, Dietz, 1 225).

Les hommes vivants, réels, deviennent les sujets (au sens de sujé­tion) de cette sub­stance mys­tique et perdent leur pro­prié­té de « vrais sujets » pour deve­nir des attri­buts, des pré­di­cats. Ce qui est cause (l’homme vivant) appa­raît comme résul­tat (dans wirk­liche Sub­jekt als Resul­tat). Marx insiste :

« La sub­stance mys­tique devient donc le sujet réel, et le sujet réel appa­raît comme étant autre, comme étant un élé­ment de la sub­stance mys­tique (als ein Moment der mys­ti­chen Sub­stanz) » (Ibid. page 224).

Il s’agit là d’une cri­tique « exis­ten­tia­liste » sem­blable à celle de Kier­ke­gaarde [[Cf. Emma­nuel Mou­nier, Intro­duc­tion aux exis­ten­tia­lismes (Paris, 1947, page 90).]] et cepen­dant plus radi­cale, car elle est du même type que celle de la reli­gion et de l’idéologie. De ce point de vue, il est vain de par­ler, comme le fait Cal­vez, d’une anté­rio­ri­té de la cri­tique de l’État sur celle de la reli­gion [[La Pen­sée de Karl Marx, Seuil 1956, page 162.]]. En effet, la thèse de Marx pré­cède les articles de la Gazette Rhé­nane et sur­tout, on peut lire dans la Cri­tique de la Phi­lo­so­phie de l’État de Hegel :

« De même que la reli­gion ne crée pas l’homme, mais que l’homme crée la reli­gion, ce n’est pas la consti­tu­tion qui crée le peuple, mais le peuple qui crée la consti­tu­tion » (Dietz, 1 231).

Il s’agit donc tou­jours de la même illu­sion ; les hommes sont des enfants dont parlent Pas­cal qui s’effraient du visage qu’ils ont bar­bouillé. Marx entre­prend avec une extrême vio­lence de détruire les faux pres­tiges des rois et des princes. S’attaquant plus par­ti­cu­liè­re­ment au monarque héré­di­taire il montre que ce monarque n’est choi­si que pour des qua­li­tés non humaines, « natu­relles », qui résultent du « fait de la nais­sance », et non à cause de son intel­li­gence, de son hon­nê­te­té, de son cou­rage, etc. Ain­si, ajoute-t-il, la « sou­ve­rai­ne­té », digni­té du monarque, naî­trait. Le corps du monarque déter­mi­ne­rait sa digni­té. Au som­met le plus éle­vé de l’État, ce n’est donc pas la rai­son, mais le simple, ce n’est donc pas la rai­son, mais le simple phy­sique qui a déci­dé. La nais­sance déter­mi­ne­rait la qua­li­té du monarque comme elle déter­mine la qua­li­té du bétail (Cri­tique de la Phi­lo­so­phie du Droit de Hegel, Ed. Costes, tome 4, page 74). Plus loin, page 217, Marx étend cette cri­tique à tout la noblesse qui n’est qu’une « zoologie ».

Tou­te­fois cette ques­tion de l’hérédité est secon­daire. Ce que conteste Marx, c’est la domi­na­tion en géné­rale d’un homme sur d’autres hommes qui ne peut être fon­dée que sur le mépris :

« La seule idée du des­po­tisme, c’est le mépris de l’homme vidé de son huma­ni­té, et cette idée a sur beau­coup d’autres l’avantage de cor­res­pondre en même temps à un état de fait. Le des­pote ne voit jamais les hommes autre­ment que dépouillés de leur digni­té… Le prin­cipe essen­tiel de la monar­chie c’est l’homme mépri­sé et mépri­sable l’homme déshu­ma­ni­sé ; et Mon­tes­quieu a grand tort de consi­dé­rer l’honneur comme le prin­cipe de la monar­chie. Il y par­vient en main­te­nant la dis­tinc­tion entre monar­chie, des­po­tisme et tyran­nie. Mais ce sont là les noms d’une seule et même idée, ou tout au plus les variantes super­fi­cielles d’un même prin­cipe » (Marx, lettre à Ruge, mai 1843, Ed. Costes, Œuvres phi­lo­so­phiques, tome 4, page 198).

En résu­mé la forme de l’Etat importe peu. Dans un article paru dans Vorwärts, le 10 août 1844, Marx s’exprime sans ambiguïté :

« L’existence de l’État et de la ser­vi­tude sont insé­pa­rables (Ed. Costes, Œuvres phi­lo­so­phiques, tome 5, page 230).

Près de 30 ans plus tard, l’opinion de Marx n’a pas chan­gé. Pour s’en convaincre, il suf­fit de lire les textes rela­tifs à la Com­mune de Paris. L’État est tou­jours pré­sen­té comme l’instrument de la domi­na­tion d’une classe sur l’autre, comme un phé­no­mène para­si­taire qui non seule­ment se nour­rit de la socié­té, mais la para­lyse ; cela ne veut pas dire que Marx pré­co­nise le désordre, mais il s’oppose à ce que les gou­ver­nants consti­tuent un pou­voir sépa­ré, une réa­li­té auto­nome, qui, sous pré­texte d’organiser, asser­vit. C’est pour­quoi Marx pré­co­nise des délé­gués révo­cables à chaque ins­tant et liés par le man­dat impé­ra­tif de leurs élec­teurs. Qu’est-ce qu’une telle reven­di­ca­tion sinon l’anarchisme, c’est-à-dire la sup­pres­sion des chefs ? Marx d’ailleurs a contes­té à plu­sieurs reprises, l’importance du rôle des chefs. Dans son Speech at the Anni­ver­sa­ry of the People »s Paper (19 avril 1856) il faut remar­quer que les révo­lu­tions, notam­ment celle de 1848, ont été pro­vo­quées par des causes éco­no­miques et fort peu par l’action de soi-disant « meneurs » [[Il semble en avoir été de même pour la Révo­lu­tion de 1917, si on se réfère aux faits rap­por­tés par Trots­ky, dans son His­toire de la Révo­lu­tion Russe bien que Trots­ky, en revanche, dans ses com­men­taires des évè­ne­ments, sur­es­time le rôle des « diri­geants ». Voir dans le n° 15 – 16 de NR, l’article inti­tu­lé : le par­ti révo­lu­tion­naire et la spon­ta­néi­té des masses.]]. On lit en effet dans la tra­duc­tion de M. Rubel (La Nef, n° 43, juin 1948, page 67) :

« Vapeur, élec­tri­ci­té, et machine à tis­ser avaient un carac­tère autre­ment dan­ge­reux que les citoyens Bar­bès, Ras­pail et Blan­qui eux-mêmes ».

Quinze ans plus tard, on retrouve le même thème ; certes Marx admet que le carac­tère des chefs du moment peut avoir une cer­taine influence sur le dérou­le­ment d’une révo­lu­tion qui peut être accé­lé­rée ou retar­dée, mais ce ne sont là que hasards secon­daires. Dans une lettre du 15 avril 1871, Kugel­mann contes­tait l’opportunité de l’insurrection pari­sienne, notam­ment par cet argument :

« La défaite pri­ve­ra de nou­veau les ouvriers de leurs chefs pour un temps assez long ».

Le 17 du même mois, Marx répond :

« La démo­ra­li­sa­tion de la classe ouvrière aurait été un mal­heur bien plus grand que la perte d’un nombre quel­conque de « chefs » (Marx met lui-même les guille­mets au mot chef) » (La Guerre civile en France, Ed. Sociales, page 15).

Si la classe ouvrière peut perdre sans dom­mage, ses soi-disant chefs, n’est-ce pas que leur rôle est négli­geable ? On note­ra le mépris de l’expression : « un nombre quel­conque de chefs » ; il semble qu’à la limite la classe ouvrière pour­rait sur­mon­ter le mal­heur de la part de tous ses chefs, car un pro­lé­ta­riat dyna­mique engendre à chaque ins­tant les nou­veaux « chefs » dont il a besoin. Déjà dans le 18 Bru­maire… Marx jugeait sans indul­gence les « chefs » :

« En mars et avril, les chefs démo­crates avaient tout fait pour embar­quer le peuple de Paris dans une lutte illu­soire et com­ment, après le 8 mai, ils firent tout leur pos­sible pour le détour­ner de la lutte véri­table » (Ed. Sociales, page 56).

En écri­vant dans son livre déjà cité que Marx « renoua en 1871, à pro­pos de la Com­mune, avec son anar­chisme de 1844 » M. Rubel semble sug­gé­rer qu’entre temps, il avait eu des concep­tions dif­fé­rentes. Sans doute, M. Rubel veut-il dire seule­ment qu’entre temps Marx n’a pas eu l’occasion d’exprimer son anar­chisme, puisqu’on peut lire dans le même pas­sage, que « l’anti-étatisme de Marx était une des constantes fon­da­men­tales de sa pen­sée poli­tique ». Quoi qu’il en soit, Marx avait grand soin de mar­quer la conti­nui­té de ses prises de posi­tion ; dans une intro­duc­tion à la Guerre civile en France, inti­tu­lée Note de l’Éditeur, on peut lire un extrait inté­res­sant de la lettre de Marx à Kugel­mann, du 12 avril 1871 :

« Dans le der­nier cha­pitre de mon 18 Bru­maire, je marque, comme tu le ver­ras si tu le relis, que la pro­chaine ten­ta­tive de la Révo­lu­tion en France, devra consis­ter non plus à faire pas­ser la machine bureau­cra­tique et mili­taire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici mais à la bri­ser. C’est la condi­tion pre­mière de toute révo­lu­tion popu­laire réelle… » (Œuvres Com­plètes, Ed. Sociales, page 14).

Dès lors, une objec­tion se pré­sente avec insis­tance : com­ment expli­quer les polé­miques entre mar­xistes et anar­chistes ? Plus pré­ci­sé­ment, qu’en est-il de la « dic­ta­ture du prolétariat » ?

Il semble que les anar­chistes de l’époque aient fait à Marx une mau­vaise que­relle ; c’est en tout cas l’avis expri­mé par Engels, dans une lettre datée du 18 – 28 mars 1875, à l’époque Engels vivait à Londres, près de Marx [[Dans un article violent contre Sartre, Chau­lieu fait remar­quer : « il est deve­nu fashio­nable depuis quelques années, par­mi les ama­teurs de Mar­xisme et les demi-vierges de « gauche » d’opposer Engels à Marx. Ce qu’on trouve ou qu’on croit trou­ver, de méca­niste, de natu­ra­liste, de « 19ème siècle » dans le mar­xisme, c’est Engels. Marx, ah non ! Marx c’est le manus­crit de 1844 et rien d’autre. Tout ce qu’Engels a publié du vivant de Marx a été soit approu­vé par Marx avant sa publi­ca­tion, comme pré­ci­sé­ment l’Anti-Dühring, soit lu par Marx qui ne l’a jamais désa­voué. De plus ce qu’on peut repro­cher à Engels se trouve aus­si chez Marx » (Socia­lisme ou Bar­ba­rie, n° 12, page 85).]] et adres­sée à Bebel :

« Il convien­drait d’abandonner tout ce bavar­dage sur l’État, sur­tout après la Com­mune, qui n’était plus un État, au sens propre. Les anar­chistes nous ont assez jeté à la tête l’État popu­laire, bien que le livre de Marx contre Prou­dhon, et puis le Mani­feste Com­mu­niste disent expli­ci­te­ment qu’avec l’instauration du régime social socia­liste, l’État se dis­sout de lui-même (sich auflöst) et dis­pa­raît. L’État n’étant qu’une ins­ti­tu­tion tem­po­raire, dont on est obli­gé de se ser­vir dans la lutte, dans la révo­lu­tion, pour répri­mer par la force ses adver­saires, il est par­fai­te­ment absurde de par­ler d’un État popu­laire libre : tant que le pro­lé­ta­riat a encore besoin de l’État, ce n’est point pour la liber­té, mais pour répri­mer ses adver­saires. Et le jour où il devient pos­sible de par­ler de liber­té, l’État cesse d’exister comme tel. Aus­si pro­po­se­rions-nous de mettre par­tout à la place du mot État le mot Com­mu­nau­té (Gemein­we­sen) ; excellent vieux mot alle­mand répon­dant au mot fran­çais Commune ».

Selon Engels, les anar­chistes com­mettent en l’occurrence deux erreurs : d’une part, ils attri­buent à Marx une doc­trine « absurde » : celle d’un « État popu­laire libre » ; en effet Engels dans la même lettre :

« D’après le sens gram­ma­ti­cal… un État libre est un État qui est libre à l’égard de ses citoyens, c’est-à-dire un État despotique ».

Pour­tant cette attri­bu­tion à Marx d’une nou­velle forme d’État est per­sis­tante ; dans un récent numé­ro de Rava­chol (nou­velle série, parue en 1961), G. Gol­den­feld, s’autorisant d’Arvon, déclare :

« Marx pro­pose l’intégration de l’État dans la socié­té, l’État deve­nant l’image de cette société ».

En quoi un Etat « inté­gré » dans la socié­té se dis­tingue-t-il d’une socié­té sans État ? Si l’État n’est que l’image de la socié­té, qu’apporte-t-il à cette socié­té en tant qu’État ? Tout se passe comme si ces for­mules confuses n’avaient d’autre but que d’entretenir l’idée reçue d’une oppo­si­tion entre mar­xisme et anar­chisme, à pro­pos de la théo­rie de l’État, alors que la dif­fé­rence, nous le ver­rons, ne porte que sur les moyens de sup­pres­sion de l’État. D’autre part, (et c’est la seconde erreur, his­to­rique cette fois) Marx n’a jamais pré­co­ni­sé ce cercle car­ré qu’est un État libre. A la fin du second cha­pitre du Mani­feste du Par­ti Com­mu­niste (1847) Marx et Engels insistent sur le fait que le pou­voir poli­tique est « le pou­voir orga­ni­sé d’une classe en vue de l’oppression d’une autre », et que, par consé­quent, après la vic­toire du pro­lé­ta­riat, classe uni­ver­selle, dans une socié­té sans classe, le pou­voir poli­tique est sans objet, et on ne peut plus par­ler que « d’individus asso­ciés » (Ed. Costes, page 97). De même dans la réponse à Prou­dhon, Misère de la phi­lo­so­phie (1847) Marx est tout aus­si net :

« Est-ce à dire qu’après la chute de l’ancienne socié­té il y aura une nou­velle domi­na­tion de classe ? Non… la classe labo­rieuse sub­sis­te­ra, dans le cours de son déve­lop­pe­ment, à l’ancienne socié­té civile une asso­cia­tion qui exclu­ra les classes et leur anta­go­nisme, et il n’y aura plus de pou­voir poli­tique pro­pre­ment dit » (Ed. Sociales, page 135).

Ce der­nier texte semble-t-il, nous donne la clef l’opposition entre Marx et les anar­chistes. Les anar­chistes pré­co­ni­saient une des­truc­tion vio­lente et immé­diate de l’État, alors que Marx envi­sage une sub­sti­tu­tion pro­gres­sive en rela­tion avec le déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives (nous y revien­drons plus loin, à pro­pos de l’aliénation éco­no­mique). Certes, selon Marx, le pro­lé­ta­riat peut rever­ser par une vio­lence brusque, l’État bour­geois ; tou­te­fois, pour vaincre la bour­geoi­sie, le pro­lé­ta­riat ins­taure une dic­ta­ture pro­vi­soire, il se com­porte un temps, comme une nou­velle classe domi­nante qui exerce, par consé­quent, un pou­voir coer­ci­tif ; l’État n’est pas sup­pri­mé, comme cet État n’a d’autre but que d’instaurer la socié­té sans classe, il n’a d’autre but que de sup­pri­mer la pos­si­bi­li­té de tout pou­voir poli­tique, de tout État. Dès lors, on com­prend l’irritation de Marx lorsque les Anar­chistes viennent lui dire qu’il conserve l’État, qu’il est pour l’État. En 1873, l’Almanacco Repu­bli­ca­no per l’anno 1874, publie un article inti­tu­lé : l’Indifferenzia in mate­ria poli­ti­ca (tra­duit en fran­çais dans Mou­ve­ment Socia­liste, sep­tembre-octobre 1913). Marx y raille les anar­chistes et la néga­tion de leur poli­tique. Selon Marx, les anar­chistes ont tort de cri­ti­quer les ouvriers et de les accu­ser du « crime effroyable de lèse-prin­cipe » lorsque :

« Pour bri­ser la résis­tance de la bour­geoi­sie ils donnent à l’État une forme révo­lu­tion­naire et pas­sa­gère, au lieu de dépo­ser les armes et d’abolir l’État ».

Lénine lui-même écri­vant en 1917, prend soin de pré­ci­ser que Marx n’a en rien vou­lu défendre l’État en général :

« Marx sou­ligne expres­sé­ment, pour qu’on ne vienne pas déna­tu­rer le sens de sa lutte contre l’anarchisme, la forme révo­lu­tion­naire et pas­sa­gère (sou­li­gné par Lénine) de l’État néces­saire au prolétariat ».

Lénine conclut avec netteté :

« Le pro­lé­ta­riat n’a besoin de l’État que pour un temps. Nous ne sommes pas le moins du monde en désac­cord avec les anar­chistes quant à l’abolition de l’État en tant que but ».

Lénine marque bien que la polé­mique entre Marx et les anar­chistes ne porte que sur les moyens de réa­li­ser la des­truc­tion de l’État.

S’il en était ain­si la dif­fé­rence ne serait pas consi­dé­rable (en lais­sant entre paren­thèse l’évolution pos­té­rieure de Lénine). Mais Lénine ne remarque pas assez que le débat porte en réa­li­té, sur l’organisation de la vio­lence pro­vi­soire ; il ne voit pas que cette orga­ni­sa­tion, de par sa nature, sur­vi­vra au besoin pro­vi­soire et ins­tau­re­ra une nou­velle domi­na­tion [[Voir à ce pro­pos l’ouvrage de Voline, déjà cité La Révo­lu­tion Incon­nue, et les ana­lyses parues, depuis 1948 dans la revue Socia­lisme ou Bar­ba­rie (cf. aus­si plus bas la note 27).]]. De plus, il n’est pas sûr que pour Marx, la vio­lence d’un État pro­vi­soire f$ut inévi­ta­ble­ment le seul moyen du socia­lisme ; à ce sujet, les injures de Lénine ne peuvent suf­fire à inva­li­der les démons­tra­tions de Kauts­ky. Dans sa Biblio­gra­phie des Œuvres de K. Marx, M. Rubel, sous le n° 718, résume ain­si un dis­cours, pro­non­cé le 8 sep­tembre 1872, dans une réunion ouvrière orga­ni­sée par la sec­tion d’Amsterdam :

« Alors que dans la plu­part des pays du conti­nent, la force doit être le levier de la révo­lu­tion, des pays comme l’Amérique, l’Angleterre, etc. peuvent arri­ver au socia­lisme par des moyens pacifiques ».

Ce dis­cours fut publié notam­ment en fran­çais, le 15 sep­tembre 1872, par la Liber­té de Bruxelles. On trouve la même opi­nion dans la pré­face à l’édition anglaise du Capi­tal (1886) : Engels y rap­porte que selon Marx,

« En Europe du moins, l’Angleterre est le seul pays où la révo­lu­tion sociale pour­rait se faire par des moyens paci­fiques et légaux » (Ed. Sociales, Tome 1, page 37).

Kauts­ky, (qui se réfère notam­ment au dis­cours d’Amsterdam dans son livre : la Dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, page 20) se croit auto­ri­sé à écrire que Marx n’a pour ain­si dire, pas par­lé de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, qu’il ne s’agit que d’un « petit mot », écrit en pas­sant (gele­gent­lich) et abu­si­ve­ment mis en exergue par les bol­che­viks qui 

« se sont sou­ve­nus à temps du petit mot (des Wört­chens) sur la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » (Cité par Lénine dans son viru­lent pam­phlet : La Révo­lu­tion Pro­lé­ta­rienne et le René­gat Kautk­sy, Œuvres choi­sies, Mos­cou, 1948, II, page 425).

Ne psy­cha­na­ly­sons pas les injures ni la colère de Lénine, qui est à la tête de l’État sovié­tique lorsqu’il répond à Kauts­ky, cou­pable d’avoir, dès 1918, mis en lumière le divorce entre la théo­rie mar­xiste et la pra­tique bol­ché­vique [[Le lec­teur fran­çais peut lire aus­si la tra­duc­tion d’une autre vigou­reuse cri­tique des « réa­li­sa­tions » bol­che­viques par K. Kauts­ky : Ter­ro­risme et Com­mu­nisme. Avec la déma­go­gie la plus vul­gaire, Lénine croit se moquer de Kauts­ky en disant : « qu’il connaît Marx presque par cœur ». De fait, avant la Révo­lu­tion de 1917, Lénine n’était qu’un dis­ciple de Kauts­ky lequel pas­sait, aux yeux des mar­xistes, pour l’héritier et le conti­nua­teur de l’œuvre de Marx et d’Engels.]].

Pour être pré­cis, il faut savoir que Marx a écrit au moins deux fois, l’expression « dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » : dans la lettre à Wey­de­meyer du 5 mars 1852, et dans les Notes mar­gi­nales sur le Pro­gramme de Gotha, envoyées, à titre pri­vée, en 1875, à W. Bracke, et publiées par Engels, en 1891. Natu­rel­le­ment, si on compte que par exemple la tra­duc­tion des œuvres de Marx (pour­tant incom­plètes) occupe envi­ron 50 volumes, chez Costes, le pour­cen­tage de la réfé­rence à la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat reste faible. Tou­te­fois, il faut accor­der à Lénine qu’une sta­tis­tique de ce genre n’est pas convain­cante. Le Mani­feste du Par­ti Com­mu­niste ne contient certes pas l’expression en ques­tion, mais envi­sage que

« le pro­lé­ta­riat dans sa lutte contre la bour­geoi­sie, en arrive for­cé­ment à s’unir en classe », à s’ériger : « en classe domi­nante par une révo­lu­tion » et à sup­pri­mer « par la vio­lence les condi­tions anciennes de pro­duc­tion » (Ed. Costes, page 97).

Dans la pré­face qu’il écrit en 1891 pour l’édition alle­mande de la Guerre civile en France, Engels s’écrie :

« Vou­lez-vous savoir de quoi cette dic­ta­ture a l’air ? Regar­dez la Com­mune de Paris. C’était la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat » (Ed. Sociales, page 302).

Mais il faut dépas­ser la comp­ta­bi­li­té des cita­tions pour essayer de sai­sir l’intention glo­bale de la démarche de Marx.

Dans cette pers­pec­tive, on admet­tra faci­le­ment que Marx ne condam­nait pas l’usage de la vio­lence, accou­cheuse de l’histoire. Résu­mant un expo­sé qu’il avait fait pour répondre à l a ques­tion : qu’est-ce que le com­mu­nisme ? Engels écrit, le 23 octobre 1846 au Comi­té de Bruxelles une lettre dont il adresse une copie à Marx :

« Je leur don­ne­ra une défi­ni­tion extrê­me­ment simple… qui par l’affirmation de la com­mu­nau­té des biens, excluait les manières paci­fiques, la dou­ceur et les égards envers les bour­geois et même les ouvriers rétro­grades ain­si que la socié­té par action de Prou­dhon… N’admettre pour réa­li­ser ces inten­tions d’autre moyen que la révo­lu­tion démo­cra­tique et vio­lente (Cor­res­pon­dance, Ed. Costes, page 69 – 70).

M. Rubel observe de son côté :

« Les révo­lu­tions euro­péennes de 1848 – 49, ont pro­fon­dé­ment mar­qué la pen­sée socio­lo­gique de Marx et l’idée de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat a ger­mé len­te­ment dans son esprit pour prendre fina­le­ment la forme d’un axiome poli­tique qui res­te­ra le pos­tu­lat fon­da­men­tal de sa théo­rie de l’État » (Bio­gra­phie intel­lec­tuelle de K. Marx, Paris, 1957, page 284).

S’il en est ain­si, quelle impor­tance faut-il accor­der au dis­cours pro­non­cé devant les ouvriers d’Amsterdam et à la pré­face de l’édition anglaise du Capi­tal ? (Textes pré­cé­dem­ment cités). Pour « expli­quer » cet aban­don par Marx de la « révo­lu­tion vio­lente », Lénine dans son libel­lé contre Kauts­ky remarque que la vio­lence avait sur­tout dans l’esprit de Marx, pour but de ren­ver­ser le mili­ta­risme et la bureau­cra­tie. Or, il se trou­vait, ajoute-t-il, qu’à l’époque où Marx fit sa remarque, « dans les années 70 », ces ins­ti­tu­tions (mili­ta­risme et bureau­cra­tie) « jus­te­ment en Angle­terre et en Amé­rique… n’existaient pas » (sou­li­gné par Lénine, l.c. page 434).

On pour­rait déduire de ce texte de Lénine qu’étant don­né qu’actuellement le mili­ta­risme et la bureau­cra­tie existent en URSS, la tran­si­tion vers le socia­lisme ne pour­ra résul­ter que d’une nou­velle révo­lu­tion vio­lente, et non, comme on le dit là-bas dans les textes de congrès, d’une évo­lu­tion gra­duelle. Pour res­ter dans le sujet, il faut se conten­ter de conclure que, de l’aveu même de Lénine la vio­lence n’est qu’un moyen, néces­saire dans cer­taines cir­cons­tances (face au mili­ta­risme et à la bureau­cra­tie) mais non d’une façon abso­lue. Dans l’Anti-Dühring, Engels fait res­sor­tir les limites de la vio­lence, en par­ti­cu­lier lorsqu’elle est à contre-cou­rant de l’évolution indus­trielle et technique :

« Si… l’État éco­no­mique dépen­dait uni­que­ment de la vio­lence, on ne ver­rait pas du tout pour­quoi, après 1848, Fré­dé­ric Guillaume IV ne put réus­sir, mal­gré sa « magni­fique armée », à gref­fer dans son pays les cor­po­ra­tions médié­vales et autres marottes roman­tiques sur les che­mins de fer, les machines à vapeur et la grande indus­trie qui était alors en train de se déve­lop­per » (Ed. Sociales, page 215).

Sur­tout le rôle prin­ci­pal de la vio­lence est de bri­ser (zer­bre­chen) l’État bour­geois (lettre à Kugel­mann du 12 avril 1871). Il faut toute la mau­vaise foi des mar­xistes offi­ciels pour en déduire que Marx pré­co­nise un nou­vel État pro­lé­ta­rien, aux mains d’une mino­ri­té bureau­cra­tique, exer­çant la ter­reur par une police secrète qui n’a aucun rap­port avec la théo­rie mar­xienne du « peuple en armes ».

Lénine s’indigne de voir Kauts­ky pré­tendre que si… 

« la Com­mune de Paris a été la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat… elle a été élue au suf­frage uni­ver­sel » (L. c. page 435).

Il ajou­ter que si la police en Alle­magne, n’interdisait pas de rire « en com­pa­gnie », Kauts­ky serait mort de ridi­cule ; une telle agres­si­vi­té peut se com­prendre venant de quelqu’un qui a dis­sous l’Assemblée natio­nale russe. Mais ce que Kauts­ky rap­pelle et que Lénine ne veut pas entendre, c’est que pour Marx, la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat est la classe lar­ge­ment majo­ri­taire, « uni­ver­selle » par voca­tion puisqu’elle tend à sup­pri­mer la dis­tinc­tion en classes. Au contraire en pré­co­ni­sant le « cen­tra­lisme démo­cra­tique » d’abord, « l’Etat pro­lé­ta­rien » ensuite, (avec cette manie qui devien­dra sys­té­ma­tique, de camou­fler la réa­li­té par ces adjec­tifs : « démo­cra­tique, pro­lé­ta­rien ») Lénine orga­nise en fait le pou­voir d’une mino­ri­té et tra­hit le Mani­feste du Par­ti Com­mu­niste.

« Tous les mou­ve­ments, jusqu’ici ont été accom­plis par des mino­ri­tés ou dans l’intérêt des minorités ».

La révo­lu­tion russe ne fait pas excep­tion à cette vieille règle [[Trots­ky n’en fait pas mys­tère, il écrit : « Le plus grand des actes démo­cra­tiques fut accom­pli d’une façon non démo­cra­tique. Le pays tout entier se trou­va pla­cé devant le fait accom­pli… par les forces d’une cité (Pétro­grad) qui consti­tuait à peu près la 75ème par­tie de la popu­la­tion du pays » (His­toire de la Révo­lu­tion Russe, le Seuil, T. 1, page 138).]] et Marx concluait :

« Le mou­ve­ment pro­lé­ta­rien est le mou­ve­ment auto­nome de l’immense majo­ri­té dans l’intérêt de l’immense majo­ri­té » (Ed. Costes, page 78).

Mieux, au sujet de l’État ce n’est pas à Marx seule­ment que Lénine est infi­dèle, mais d’abord à lui-même et plus par­ti­cu­liè­re­ment à ce qu’il écri­vait dans L’État et la Révo­lu­tion, rédi­gé en août-sep­tembre 1917.

« Aucun État n’est ni libre, ni popu­laire. Cela Marx et Engels l’ont maintes fois expli­qué » (aucun est sou­li­gné par Lénine, Œuvres, Mos­cou, 1957, Tome 25, page 431).

D’autre part, Lénine insiste sur le fait qu’une fois l’État bour­geois bri­sé, on ne doit pas recons­ti­tuer un autre État du même type, mais un État pro­lé­ta­rien, autre­ment dit un demi-Etat (Ibid, page 429). Et plus loin :

« La démo­cra­tie de bour­geoise devient pro­lé­ta­rienne…. Elle se trans­forme en quelque chose qui n’est plus à pro­pre­ment par­ler un État » (Ibid. page 453).

Lénine s’en prend alors (et dans le contexte actuel c’est réjouis­sant) à « tous les oppor­tu­nistes, les social-chau­vins et les kauts­kistes » qui « répètent » que la doc­trine de Marx est que « le pro­lé­ta­riat a besoin de l’État » ; mais pro­teste Lénine :

« Ils oublient (mot mis entre guille­mets par l’auteur et sou­li­gné par lui) d’ajouter… que d’après Marx il ne faut au pro­lé­ta­riat qu’un État en voie d’extinction, c’est-à-dire consti­tué de telle sorte qu’il com­mence immé­dia­te­ment à s’éteindre et ne puisse pas en point s’éteindre » (Ibid, pages 435 – 436).

Et com­ment se mar­que­ra ce dépé­ris­se­ment immé­diat de l’État ? Lénine cite l’exemple de la Com­mune de Paris ; d’après le texte de Marx :

« Le pre­mier décret de la Com­mune fut… la sup­pres­sion de l’armée per­ma­nente et son rem­pla­ce­ment par le peuple en armes ».

Et Lénine ajoute que cette reven­di­ca­tion figure main­te­nant au pro­gramme de tous les par­tis socia­listes et il cri­tique vive­ment les men­ché­viks qui après le 27 février « ont en fait, refu­sé de don­ner suite à cette reven­di­ca­tion » (Ibid. page 452).

Voi­là l’armée rouge jugée. Certes, il est indis­pen­sable de réduire les anciens exploi­teurs, mais point n’est besoin d’avoir recours à une « machine » répres­sive com­pli­quée comme sont les polices des classes exploiteuses :

« Le peuple peut mater les exploi­teurs même avec une « machine » très simple, presque sans « machine », sans appa­reil spé­cial » (Ibid. page 501).

Pas de police secrète [[Pour s’édifier, sur ce point (s’il en est besoin lire de Isaac Don Lévine, L’Homme qui a tué Trots­ky, Gal­li­mard, 1960).]].

Le dépé­ris­se­ment immé­diat se mani­fes­te­ra encore par « l’électricité et la révo­ca­bi­li­té de tous les fonc­tion­naires sans excep­tion » (Ibid. page 453). Révo­cables ils le sont, certes, mais est-ce par leurs élec­teurs. On connaît la suite : « réduc­tion de leur trai­te­ment au niveau d’un nor­mal « salaire d’ouvrier » (Ibid. page 455). Comme l’écrivait Lénine, « réfu­tant » Kautsky :

« On éprouve un véri­table embar­ras de richesse »,

pour oppo­ser ce qu’il a écrit, à une qu’il a fait. Il faut le répé­ter, en URSS, la rai­son du suc­cès c’est l’échec du socia­lisme. La révo­lu­tion telle que Marx l’entendait reste à faire.

Un théo­ri­cien you­go­slave résume bien le che­min par­cou­ru depuis l’ouvrage de Lénine :

« La théo­rie sovié­tique de l’État ne dif­fère point de la plu­part des théo­ries bour­geoises qui voient dans l’État, la Rai­son de l’Univers (Duguit). La seule dif­fé­rence (non essen­tielle) est que les théo­ri­ciens sovié­tiques divi­nisent l’État sovié­tique, en lui attri­buant des attri­buts socia­listes et sou­lagent leur conscience en ana­thé­ma­ti­sant l’État « bour­geois » (Ljou­bo Taditch, Ques­tions Actuelles, n° 45, page 29).

On pour­rait se deman­der si les you­go­slaves ne sou­lagent pas eux aus­si, faci­le­ment leur conscience, en ana­thé­ma­ti­sant l’État « sovié­tique », et si le bruit fait autour des conseils ouvriers est autre chose que magie verbale.

Quoi qu’il en soit, il est par­ti­cu­liè­re­ment injuste d’arguer de ce qui se fait en URSS pour oppo­ser Mar­xisme et Anar­chisme. Cepen­dant on répon­dra qu’étant don­né l’état arrié­ré de la Rus­sie, en 1917, Lénine et plus tard Sta­line, (le « socia­lisme » dans un seul pays) ne pou­vait agir d’une façon nota­ble­ment dif­fé­rente [[On ajou­te­ra encore que les doc­teurs offi­ciels du PC non seule­ment connaissent, mais admettent les textes que nous citons ; ils admettent tout autant l’objectif final : le com­mu­nisme devra réa­li­ser les thèses les plus anar­chi­santes de Marx ; mais en atten­dant, ils pré­tendent que l’État (avec armée, polices, contrôles) reste indis­pen­sable pour lut­ter encore pour lut­ter contre « l’encerclement capi­ta­liste » et « répar­tir la pénu­rie ». Le com­mu­nisme ne peut se réa­li­ser qu’à l’échelle mon­diale et l’État dépé­rir que lorsque les besoins de tous pour­ront être satis­faits. Il n’en reste pas moins que « la cen­tra­li­sa­tion éta­tique abso­lue dans tous les domaines comme écrit Hen­ri Lefebvre en les sou­met­tant à des orga­nismes admi­nis­tra­tifs n’a pas de rap­ports néces­saire avec le ren­for­ce­ment de la défense natio­nale » (Pro­blèmes actuels du Mar­xisme, PUF, 1960, page 31). On peut ajou­ter que de l’aveu même de cer­tains diri­geants de l’URSS, ces mêmes contrôles éta­tiques para­lysent la pro­duc­tion et n’empêchent pas des enri­chis­se­ments individuels.

De plus ces apo­lo­gistes de l’Etat « sovié­tique » laissent appa­raître leur mau­vaise foi en mini­mi­sant (voire en niant) les faits déplai­sants : les camps, les pri­vi­lèges de cer­tains indi­vi­dus, de cer­tains groupes, etc. Ce qu’on serait en droit d’attendre d’eux ce serait qu’ils expliquent com­ment la « classe » bureau­cra­tique qui dirige et exploite l’économie arri­ve­ra à se liqui­der. Faut-il mettre son espoir dans le « bon cœur » de ces bureau­crates ? Sinon, où lire la « des­crip­tion scien­ti­fique » du pro­ces­sus éco­no­mique qui sup­pri­me­ra gra­duel­le­ment les pri­vi­lèges des actuels diri­geants bureau­cra­tiques ? Certes on contes­te­ra que les diri­geants consti­tuent une « classe », com­ment ne pas leur appli­quer cette défi­ni­tion de Lénine : « les classes sont des groupes d’hommes dont l’un peut s’approprier le tra­vail de l’autre, par suite de la dif­fé­rence de la place qu’ils tiennent dans un régime déter­mi­né de l’économie sociale » (Œuvres choi­sies, II, page 589). On le voit, Lénine néglige le cri­tère de la pro­prié­té for­melle des moyens de pro­duc­tion, pour s’en tenir à celui de la « place » (domi­nante ou domi­née). D’ailleurs, l’histoire de l’évolution des socié­tés humaines semble mon­trer que la lutte entre deux classes se « ter­mine » par la vic­toire d’une troi­sième (cf. K. Axe­los, Marx pen­seur de la tech­nique, Ed. de Minuit, 1961, page 68). De son côté, P. Touilleux dans son Intro­duc­tion aux sys­tème de Marx et de Hegel, essaye d’interpréter le mar­xisme comme l’idéologie d’une nou­velle classe tech­no­cra­tique (Paris, 1960, page 175). Mais ce sujet ne peut être ici qu’évoqué.]]. Cela fait com­prendre que la ques­tion de l’État est, en réa­li­té, « secon­daire » que cette alié­na­tion résulte d’une autre plus pro­fonde et « radicale ».

D) L’ALIÉNATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

Pour l’exprimer som­mai­re­ment, il semble que la dif­fé­rence essen­tielle entre la pen­sée de Marx et l’Anarchisme, réside en ceci : pour Marx la sup­pres­sion de l’État n’est pas un but, ni un moyen, c’est une consé­quence de l’abolition des classes. La cir­cu­laire pri­vée du Conseil géné­ral de l’Association Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs (Genève 1872) précise : 

« Tous les socia­listes entendent par anar­chie ceci : le but du mou­ve­ment pro­lé­taire, l’abolition des classes une fois atteint le pou­voir de l’État dis­pa­raît et les fonc­tions gou­ver­ne­men­tales se trans­forment en de simples fonc­tions administratives ».

On a assez répé­té que les diverses alié­na­tions ne sont pas sépa­rées les unes des autres, qu’elles se conso­lident réci­pro­que­ment ; tou­te­fois, c’est l’aliénation éco­no­miques qui est radi­cales, et on ne peut abou­tir à une réelle révo­lu­tion-sup­pres­sion des alié­na­tions que si on extirpe la racine du mal. De ce point de vue, la lutte ter­ro­riste contre les évêques, l es phi­lo­sophes ou les rois, n’est pas déci­sive ; c’est là com­battre les effets sans atteindre la cause ; il faut trans­for­mer la socié­té de telle manière que les hommes n’aient plus besoin des illu­sions de la reli­gion, des « conso­la­tions » de la phi­lo­so­phie, de la « pro­tec­tion » des rois. La reli­gion en lais­sant espé­rer aux hommes une éga­li­té dans le ciel ten­dait à rendre plus facile l’acceptation de l’inégalité dans la socié­té ter­restre ; de même la sup­pres­sion de l’aliénation poli­tique dans ce qu’elle a de plus voyant (le roi) et la reven­di­ca­tion de la « sou­ve­rai­ne­té popu­laire » et du « suf­frage uni­ver­sel », n’aboutissent qu’à ce qu’on appelle « la démo­cra­tie for­melle » [[Voir Kauts­ky, Le mar­xisme et son cri­tique Bern­stein, Paris 1900, page 319. Et aus­si le n° 24 de Socia­lisme ou Bar­ba­rie, mai-juin 1958, page 144.]]. Dès 1843, Marx sou­ligne cette « mys­ti­fi­ca­tion » dans la Cri­tique de la Phi­lo­so­phie de l’État de Hegel :

« Les dif­fé­rents membres du peuple de même que les chré­tiens sont égaux au Ciel et inégaux sur terre, sont égaux dans le ciel :u> de leur monde poli­tique, et inégaux dans l’existence ter­restre de la socié­té » (Ed. Costes, Œuvres Phi­lo­so­phiques, tome 4, page 166).

La pos­ses­sion du droit de vote, par exemple, est illu­soire et déri­soire au sein de la socié­té de classe, car à chaque époque les idées domi­nantes sont celles de la classe domi­nante (cf. L’Idéologie Alle­mande, 1ère par­tie, Ed. Costes, tome 6, page 193).

Intoxi­qués dès l’enfance par « l’éducation », la presse, et aujourd’hui par la radio, le ciné­ma, la télé­vi­sion, les hommes votent, sans s’en rendre compte, contre leurs inté­rêts pro­fonds. D’autre part, l’avidité de jouir en déter­mine d’autres à s’allier cyni­que­ment aux pri­vi­lé­giés, comme hommes d’affaires, homme de paille, homme de main, etc. L’ascension éven­tuelle de quelques uns a valeur de pro­pa­gande : « vous voyez qu’avec du tra­vail et des éco­no­mies, on peut sor­tir de la misère ! ». L’exploité en arrive à rêver qu’il peut se sau­ver seul autant qu’un autre, avec un peu de chance, et ain­si s’établit « l’égalité » entre la jouis­sance « en puis­sance » et la jouis­sance « en acte ». Il en résulte une féroce com­pé­ti­tion pour émer­ger réellement :

« C’est la curée aux postes plus éle­vés c’est le car­rié­risme » (Cri­tique de la Phi­lo­so­phie de l’État de Hegel, Ed. Costes, Œuvres Phi­lo­so­phiques, tome 4, page 201).

Mais com­bien réus­sissent [[On trou­ve­ra une des­crip­tion détaillée du car­rié­risme dans les « pays de l’Est » en lisant le livre de Dji­las, La Nou­velle Classe.]], com­bien de morts (les purges), com­bien d’aigris, com­bien de rési­gnés ? Fina­le­ment on s’est conten­té d’une illu­sion d’ascension au ciel des pri­vi­lé­giés, au lieu de faire des­cendre ce ciel sur la terre, par une révo­lu­tion radi­cale. Mais alors que l’arriviste accepte la socié­té de classe avec l’espoir d’atteindre les hautes sphères et donc ne conteste pas la socié­té, mais sa place dans la socié­té, de même le ter­ro­riste conteste moins en fait, la socié­té injuste que les indi­vi­dus qui en pro­fitent, étant enten­du que cette ter­reur peut dimi­nuer la jouis­sance des pri­vi­lé­giés en la minant par la crainte. Mais le roi mort, l’évêque mort, le digni­taire d’une chaire mort, sont aus­si­tôt rem­pla­cés par tous ceux qui guet­taient jus­te­ment cette mort et rien d’essentiel n’est modi­fié. Une révolte vio­lente qui se conten­te­rait de bri­ser l’appareil de l’Etat serait vaine. Dans l’Idéologie Alle­mande cette thèse est pré­sen­tée sans ambiguïté :

« (le) déve­lop­pe­ment des forces pro­duc­tives (ent­wi­ck­lung der Pro­duck­tiv­kräfte) est une condi­tion pra­tique préa­lable abso­lu­ment indis­pen­sable, car sans lui, la pénu­rie (der Man­gel) qui devien­drait géné­rale et, avec le besoin (mit der Not­durft), c’est aus­si la lutte (der Streit) pour le néces­saire qui recom­men­ce­rait et l’on retom­be­rait fata­le­ment en plein dans la vieille merde (alte Scheisse) » (Deutsche Ideo­lo­gie, Dietz, 3, pages 34 – 35) (Ed. Sociales, page 26).

Selon Marx, la liber­té ne peut être assu­rée par une révolte, elle résul­te­ra d’une socié­té nou­velle ; sans cette trans­for­ma­tion réelle des condi­tions d’existence, par­ler du « déve­lop­pe­ment ori­gi­nal et libre des indi­vi­dus n’est que de la phra­séo­lo­gie » (Idéo­lo­gie Alle­mande, Ed. Costes, tome 9, page 98).

Trente ans plus tard l’opinion de Marx n’a pas chan­gé ; dans ses Remarques mar­gi­nales sur le pro­gramme de Gotha, en 1875, il réaf­firme que l’Etat a pour fonc­tion de répar­tir la pénu­rie et que pour le sup­pri­mer, il faut donc, d’abord, réa­li­ser l’abondance (à cha­cun selon ses besoins). La Liber­té réelle ne com­men­ce­ra que lorsque le tra­vail ces­se­ra d’être « un moyen de vivre », pour rede­ve­nir une fin en soi comme dans le jeu ou dans le tra­vail de l’amateur. Engels confirme et résume cette thèse de Marx. Le pro­lé­ta­riat « s’empare du pou­voir d’Etat » en vue de trans­for­mer les moyens de pro­duc­tion ; ain­si, peu à peu, le « gou­ver­ne­ment des per­sonnes fait place à l’administration des choses… L’Etat n’est pas abo­li, il s’éteint » (L’Anti-Dühring, Ed. Sociales, page 320).

Dès lors, il n’y a plus de pro­lé­ta­riat en tant que tel, plus de classes (Ibid. page 319). Et Engels note expli­ci­te­ment que c’est ce qui fait la dif­fé­rence d’avec ceux qu’on appelle les anar­chistes, d’après les­quels « l’Etat doit être abo­li du jour au len­de­main » (Ibid. page 320). Il semble qu’il soit néces­saire de bien insis­ter sur ce thème : tout dépend des forces de pro­duc­tion ; c’est grâce à ce déve­lop­pe­ment éco­no­mique que pour­ront dis­pa­raître les sou­cis des « moyens d’existence indi­vi­duels » et qu’il…

« pour­ra être ques­tion pour la pre­mière fois d’une liber­té humaine véri­table, d’une exis­tence en har­mo­nie avec les lois de la nature (Ibid. page 147) ».

On voit par là com­bien les vieilles thèses concer­nant « le méca­nisme abso­lu » et la sou­mis­sion de l’hommes au « déter­mi­nisme » rigou­reux des lois natu­relles apla­tissent et fina­le­ment tra­hissent la pen­sée de Marx [[Dans son livre contre Bern­stein (déjà cité) Kauts­ky dénonce la confu­sion entre maté­ria­lisme et déter­mi­nisme, en déter­mi­nisme et méca­nisme (pages 18 et 23).]]. On a vu que dès les tra­vaux pré­li­mi­naires à sa thèse de doc­to­rat, Marx vou­lait voir dans la connais­sance de la néces­si­té, le moyen pour l’homme d’agir sur la nature. Engels résu­me­ra cette pen­sée en termes spi­no­zistes, dans l’Anti-Dühring (Ed. Sociales, page 146) :

« La liber­té consiste à com­prendre la néces­si­té. La néces­si­té n’est aveugle qu’autant qu’elle n’est pas com­prise » (la seconde phrase est une cita­tion de l’Encyclopédie de Hegel).

Tou­te­fois, la concep­tion de Marx va au-delà de celle des stoï­ciens, de Spi­no­za, de Hegel, ou de sa variante actuelle, chez Sartre : la connais­sance des lois de la nature ne se réduit pas à une contem­pla­tion, elle per­met une action, qui trans­forme les condi­tions d’existence chez l’homme et par consé­quent ses motifs, ses mobiles, ses pro­jets ; elle rend réa­li­sable et fina­le­ment réel ce que n’était, avant cette action, que vir­tua­li­té ou vain pro­jet spé­cu­la­tif. La connais­sance de la néces­si­té n’est pas la liber­té, la liber­té est au-delà de cette connais­sance et par elle. La pro­duc­tion es biens néces­saires à la satis­fac­tion des besoins sera tou­jours sou­mise aux lois. Mais, ajoute Marx :

« C’est au-delà que com­mence le déve­lop­pe­ment des forces humaines, comme fin en soi, le véri­table royaume de la liber­té, qui ne peut s’épanouir qu’en se fon­dant sur l’autre royaume… de la néces­si­té » (Le Capi­tal, Ed. Sociales, VIII, page 199).

Ain­si la connais­sance des lois natu­relles est la condi­tion néces­saire, mais non suf­fi­sante de la liber­té ; tou­te­fois, la liber­té ne peut se situer en deçà, ni se réduire à une atti­tude de la conscience sans qu’on retombe dans l’éternel bavar­dage de la phi­lo­so­phie idéa­liste, dont les brillantes ana­lyses de l’Etre et le Néant sont le der­nier ava­tar. Sartre montre ain­si qu’il ne fait pas le modeste lorsqu’il avoue main­te­nant qu’il a, dans sa jeu­nesse, lu Marx sans le com­prendre (cf. Cri­tique de la Rai­son dia­lec­tique, page 23).

A la fin, la conver­gence des ana­lyses de Marx doit appa­raître : l’individu autant que l’Etat ne sont que des êtres « his­to­riques », des « moments » d’un ensemble en mou­ve­ment. Les aspi­ra­tions de l’homme actuel ne sont pas des abso­lue, mais des lignes de forces, vers un ave­nir ; le salut indi­vi­duel par l’illusion de la conscience est un opium et l’action ter­ro­riste une simple pierre qui fait quelques rides sur le lac. Ce qui est vrai de l’Etat et de l’individu l’est, natu­rel­le­ment des rela­tions entre l’individu et l’Etat.

« Com­bien est absurde, s’écrie Marx, la concep­tion qu’on s’est faite jusqu’ici de l’histoire, en négli­geant les condi­tions réelles, et en limi­tant aux hauts faits des princes et à l’activité des Etats (Idéo­lo­gie Alle­mande, Ed. Costes, Œuvres Phi­lo­so­phiques, 6, page 179).

Marx n’accorde pas grande impor­tance aux motifs et aux mobiles des indi­vi­dus par­ti­cu­liers, fussent-ils rois, et rien ne lui paraît plus déri­soire que l’explication des évè­ne­ments his­to­riques par la « psy­cho­lo­gie » des grands chefs. A quoi bon dès lors les assas­si­ner ? Selon lui :

« Toutes les col­li­sions de l’histoire ont… leur ori­gine dans la contra­dic­tion entre les forces pro­duc­tives et la forme des rela­tions (Ibid. page 221).

Certes les appa­rences dis­si­mulent sou­vent ces véri­tables causes pro­fondes et l’agitation poli­tique fait illu­sion. Après avoir ana­ly­sé quelques textes de l’Idéologie Alle­mande, Axe­los, dans sa thèse, n’en conclut pas moins :

« A l’intérieur de la pen­sée et de la poli­tique post-mar­xiennes, nous assis­tons à une ven­geance du poli­tique sur l’économique » (Marx, pen­seur de la tech­nique, Ed. de Minuit, 1961, page 90).

C’est là une appré­cia­tion super­fi­cielle : la conso­li­da­tion de l’Etat-qui-devait-dépérir, en URSS par exemple, ne résulte qu’apparemment des déci­sions de Lénine et de Sta­line, mais comme cela est su de tous des condi­tions éco­no­miques à l’intérieur et à l’extérieur, tout comme la « vic­toire » d’un Krout­chev sur un Béria, résulte pour une bonne part, de la crois­sance éco­no­mique qui est à la fois cause et effet de l’apparition d’une nou­velle classe, dési­reuse de jouir en paix de ses pri­vi­lèges sans avoir per­pé­tuel­le­ment à craindre un dic­ta­teur san­glant et soup­çon­neux. On ne peut s’en prendre au dog­ma­tisme de l’explication uni­voque qu’à condi­tion de ne pas retom­ber soi-même en deçà, dans les « évi­dences » de pre­mière apparence.

En résu­mé, la dif­fé­rence entre les anar­chistes et les mar­xistes me paraît rési­der dans une dif­fé­rence d’appréciation de l’importance des condi­tions éco­no­miques. En adap­tant une for­mule connue, on pour­rait peut-être dire que les anar­chistes cherchent l’égalité dans la liber­té (immé­diate), les mar­xiens la liber­té (future mais réelle) dans l’égalité (réa­li­sée par la crois­sance éco­no­mique, la tech­nique e tla science). Certes tout l’appareil répres­sif, sans comp­ter la « pres­sion sociale », fait obs­tacle à la liber­té, mais il est insuf­fi­sant et peut-être vain de ne cher­cher qu’à détruire l’appareil répres­sif par une action vio­lence immé­diate, ou « l’ordre moral » par des mani­fes­ta­tions scan­da­leuses dont les Sur­réa­listes ont démon­tré, mal­gré eux, l’inanité [[Cf. M. Nadeau, His­toire du sur­réa­lisme.]]. Ce qu’il faut, c’est chan­ger l’homme en chan­geant ses condi­tions de vie :

« Il ne convient pas de châ­tier les crimes dans l’individu, mais de détruire les endroits anti-sociaux où naissent les crimes et de don­ner à cha­cun l’espace dont il a besoin dans la socié­té pour le déploie­ment essen­tiel de sa vie » (La Sainte Famille, Ed. Costes, II, pages 234 – 235).

Il faut donc bien mar­quer que si le but est le même, l’épanouissement libre de tous les hommes, les moyens sont dif­fé­rents ; Marx accuse les anar­chises de ne s’en prendre qu’aux effets et d’être dupes du carac­tère spec­ta­cu­laire d’une vio­lence qui ne tue que la mouche du coche. La ques­tion de la liber­té indi­vi­duelle, celle de l’Etat ne sont pas sépa­rables de l’étude de la socié­té dans son ensemble, étude qui doit englo­ber une théo­rie du pro­lé­ta­riat liée à celle du déve­lop­pe­ment de la science et de la technique.

Comme on le voit, la pré­sente mise au point n’est pas une confron­ta­tion « en forme » des thèses de l’anarchisme et du mar­xisme ; d’ailleurs, une telle étude si elle était pure­ment his­to­rique, n’aurait, à mon sens, que peu d’intérêt. Il m’avait sem­blé que, trop sou­vent, cette « confron­ta­tion » était blo­quée par une série de pré­ju­gés et d’ignorances. Mon but serait atteint, si main­te­nant, une véri­table dis­cus­sion pou­vait commencer.

[/​Yvon Bour­det (1961)./]

La Presse Anarchiste