La Presse Anarchiste

Marxisme et anarchisme

Les rap­ports entre l’Anarchisme et le Marx­isme ont eu dans les temps passés, plus l’aspect d’une « polémique » que d’une dis­cus­sion. De nos jours, les con­tacts exis­tants entre groupes d’extrême-gauche ont con­duit beau­coup de mil­i­tants à s’intéresser à cette dis­cus­sion (cf. entre autre « Jeunesse du Social­isme Lib­er­taire » de Guérin).

Voici une étude de Y. Bour­det qui a pour but d’ouvrir une telle dis­cus­sion dans NR.

Remarques préliminaires en vue d’une confrontation

I. Sit­u­a­tion actuelle de la question

Il s’agit d’un vieux prob­lème sou­vent débat­tu, et pour­tant, para­doxale­ment – depuis le tri­om­phe de l’étatisme bureau­cra­tique dans l’URSS – le sim­ple fait de rap­procher le marx­isme de l’anarchisme, plus qu’une gageure ou un défi, pour­rait paraître au lecteur peu aver­ti, comme une plaisan­terie [[Toute­fois la thèse d’Axelos, Marx penseur de la tech­nique, Ed. de Minu­it, 1961, se réfère plusieurs fois à « l’anarchisme » de Marx. On lit : « Cet anar­chisme com­mu­nau­taire qui ani­me toute la théorie marx­i­enne de l’aliénation » (page 94), et plus loin : « sa pen­sée (de Marx) peut être car­ac­térisée comme à la fois trop théorique (« idéal­iste »), roman­tique anar­chisante, etc. et trop pra­tique » (page 101). Mais on sait aus­si les vives dis­cus­sions que soule­va cette thèse lors de la sou­te­nance, en 1959. De son côté, M. Rubel qui a dressé un très pré­cieux inven­taire des écrits de Marx (près de 1000 textes inven­toriés et classés par ordre chronologique) se sent autorisé à dire : « on voit que l’anti-étatisme de Marx était une des con­stantes fon­da­men­tales de sa pen­sée poli­tique et qu’il renoua en 1871, à pro­pos de la Com­mune, avec son anar­chisme de 1844 » (Karl Marx devant le Bona­partisme, Paris, 1960, note 1).]]. On évo­quera les rela­tions entre Marx et Bak­ou­nine, la théorie de la dic­tature du pro­lé­tari­at, les arti­cles de Staline (1906–1907), le despo­tisme du pou­voir sovié­tique, et l’on haussera les épaules : l’affaire sera jugée sans débat. Si cer­tains anar­chistes sup­posent ce qu’a dû dire Marx d’après ce qu’a fait Staline il faut ajouter que les « Marx­istes » n’ont pas tou­jours man­i­festé à l’égard des anar­chistes la com­préhen­sion souhaitable. Dans son étude sur Feuer­bach et la fin de la philoso­phie alle­mande, Engels, par exem­ple, se con­tente de dire, en pas­sant, que Bak­ou­nine a bap­tisé « anar­chisme » un amal­game de Stirn­er et de Proud­hon. La pre­mière dif­fi­culté réside donc dans la prise en con­sid­éra­tion de la ques­tion. En effet, on se doute bien que je vais citer des textes, mais on sourit, par avance, de ce tra­vail byzan­tin d’exégèse : le marx­isme, d’après ses pro­pres principes, croit-on, accepte d’être ce qu’il est his­torique­ment devenu ; et ce qu’il est devenu, les « pays social­istes » et les « par­tis com­mu­nistes » le mon­trent assez. À sup­pos­er, nous dira-t-on qu’on puisse citer des textes de Marx, qui con­tre­dis­ent la pra­tique de ces états et de ces par­tis, cela n’a aucune impor­tance, puisque l’Histoire a déjà jugé et qu’il est oiseux d’opposer au « marx­isme tri­om­phant » je ne sais quel « marx­isme de pro­fesseur ». J’accepte, pour ma part, que l’histoire juge, mais non qu’elle ait jugé, car l’histoire n’est pas achevé, elle n’est même pas arrêtée, et son juge­ment ne peut être ren­du. Pré­ten­dre que l’histoire a validé l’interprétation de Lénine est une atti­tude inco­hérente qui con­siste à invalid­er l’histoire au moment même où on l’invoque : celui qui dit « l’histoire a jugé » se prend pour Dieu ; certes l’histoire juge, mais elle jugera aus­si le juge­ment que l’on porte en son nom. Comme l’écrivait Engels à Marx, le 2 décem­bre 1861, c’est là con­fon­dre « le proces­sus » avec « le résul­tat momen­tané du proces­sus » (Ed. Costes, VII, page 70).

Sec­onde objec­tion : les « doc­teurs » du marx­isme offi­ciel pré­ten­dront que j’utilise des textes de Marx qui « ne sont pas marx­istes » [[Ce choix par­mi les écrits de Marx a mal­heureuse­ment une inci­dence sur les édi­tions « com­plètes » ; la grande édi­tion alle­mande : Marx-Engels, Werke en cours de pub­li­ca­tion (9 vol­umes parus) chez Dietz à Berlin, réal­isée d’après la sec­onde édi­tion russe dont l’Institut du Marx­isme-Lénin­isme a la respon­s­abil­ité, est très incom­plète. On a inscrit au dos du vol­ume I : « 1839 bis 1844 » ; mais c’est une éti­quette trompeuse ; la date de 1839 ne con­cerne que Engels ; le vol­ume ne con­tient aucune œuvre de Marx antérieure à 1842 et il est expurgé des « Man­u­scrits de 1844 ».]]. L’article de Louis Althuss­er, dans le numéro 96 de la Pen­sée, mars-avril 1961, est sig­ni­fi­catif à cet égard et témoigne de la sclérose per­sis­tante du marx­isme offi­ciel en France ; il s’en prend même en effet à des chercheurs sovié­tiques et polon­ais coupables de faire trop de cas des man­u­scrits du jeune Marx. La prise de posi­tion con­ser­va­trice d’Althusser est celle de tous les apol­o­gistes ecclési­as­tiques : il ne s’agit pas d’étudier avec sincérité la valid­ité de ce que ces jeunes marx­istes « de l’Est » ou les marx­istes non inféodés au PC écrivent, mais de riposter. L’aveu naïf en est fait aux pre­mières pages : « il sem­ble que dans l’ordre idéal de la com­bi­na­toire tac­tique, les marx­istes aient le choix entre deux parades » (page 4). Nous soulignons « com­bi­na­toire tac­tique » et « parade ». Certes un peu plus loin, Althuss­er fait aus­si la leçon à ses pro­pres troupes : on s’est lais­sé sur­pren­dre par cette attaque, écrit-il, on n’a pas assez étudié ces man­u­scrits du jeune Marx, on ne doit pas se con­tenter d’une « parade cat­a­strophique » qui con­sis­terait à nier le prob­lème avec mau­vaise con­science. Bien ! mais ce qui est navrant, c’est que les con­clu­sions de ces études aux­quelles les lévites sont con­viés ne peu­vent réserv­er aucune sur­prise ; Althuss­er décrit par avance, à grands traits, ce qu’il faut trou­ver. A quoi bon dès lors, étudi­er ? Toute­fois on com­prend qu’Althusser n’aime pas ces textes de jeunesse de Marx où on risque brusque­ment de lire : « n’est-ce pas le pre­mier devoir de celui qui cherche la vérité de fon­cer tout droit sur elle, sans regarder à droite ni à gauche ? N’est-ce pas oubli­er la vérité que de la dire dans la forme pre­scrite ? » (Écrit en 1842, pub­lié en 1843, par Ruge dans les Anek­do­ta, cité par Rubel, pages choisies, Riv­ière, 1948, page 13).

Le dérisoire de cette « parade » est que ces textes de jeunesse n’apportent quant au fond, rien de nou­veau par rap­port aux textes postérieurs de Marx ; ils sont sim­ple­ment gênants pour l’interprétation léni­no-stal­in­i­enne de ces textes par­ti­c­ulière­ment lorsqu’il s’agit de jus­ti­fi­er l’étatisme bureau­cra­tique de l’URSS.

Il faut ajouter que l’irritation de l’appareil bureau­cra­tique du PC con­tre les textes « philosophiques » de Marx, écrits « en marge » de Hegel vient aus­si de ce que cet appareil (au niveau non des « penseurs » mais des « chefs ») a du mal à les com­pren­dre ; d’où depuis leur pub­li­ca­tion, il y a env­i­ron 30 ans, une série de mis­es en garde dont celle d’Althusser n’est que la plus récente.

Quoi qu’il en soit, la « parade » com­mandée par Althuss­er n’est pas gênante, car j’utiliserai aus­si des textes écrits par Marx dans sa matu­rité, à com­mencer par celui-ci, extrait de la pré­face du Cap­i­tal (1867) :

« Sur le ter­rain de l’économie poli­tique, la libre et sci­en­tifique recherche (souligné par Marx) ren­con­tre bien plus d’ennemis que dans ses autres champs d’exploration » (Ed. Sociales, I, page 20).

Cela dit, on peut se douter que je n’ai pas l’intention d’étudier tous les aspects de la ques­tion, ni même de com­par­er, ex-pro­fes­so [[En homme qui pos­sède par­faite­ment son sujet (NDLR)]] la théorie, la pra­tique, l’histoire des « mou­ve­ments » anar­chistes et marx­istes, « des orig­ines à nos jours » [[On peut lire à ce sujet un arti­cle de Kaut­sky (Neue Zeit, 1893) repris dans le Chemin du pou­voir (trad. Paris 1910). Voir aus­si la Révo­lu­tion incon­nue de Voline, Paris, 1947. L’homme révolté de Camus, les textes de Marx et Engels réu­nis sous le titre : Con­tre l’anarchisme, Paris 1935 — Les Élé­ments du Com­mu­nisme.]].

Je n’insisterai pas non plus sur le réc­it des polémiques entre Marx et Bak­ou­nine, par exem­ple. Et pour­tant, même à pro­pos des rela­tions entre Marx et Bak­ou­nine, bien des mis­es au point seraient néces­saires. On se con­tente presque tou­jours [[Voir par exem­ple Lénine, Œuvres, tome 25, page 555, note 105.]] d’évoquer les débats houleux du con­grès tenu à La Haye du 2 au 7 sep­tem­bre 1872, en présence de Marx et de Engels, et au cours duquel Bak­ou­nine fut exclu de l’Internationale. Vingt ans plus tard lorsqu’il pub­lia la Cri­tique du pro­gramme de Gotha de Marx, Engels écrivait :

« Nous étions à ce moment deux ans à peine après la con­grès de La Haye [[Plus exacte­ment deux ans et demi après.]]… en pleine bataille avec Bak­ou­nine et les anar­chistes » (Ed. Sociales, page 14).

Pour oppos­er « marx­isme » et « anar­chisme » et pour jus­ti­fi­er cette oppo­si­tion, Lénine cite les deux lignes de l’avant-propos d’Engels (que nous venons de tran­scrire) dans son ouvrage : l’État et la Révo­lu­tion (Œuvres tome 25, page 514) mais il se garde bien pour expli­quer et excuser ce que peu­vent avoir de « caduc » cer­taines expres­sions du texte de Marx ! D’autre part, quelle qu’ait été plus tard la vio­lence de la polémique, il faut rap­pel­er que Marx avait précédem­ment, et des années durant, témoigné à Bak­ou­nine, estime et ami­tié. En 1853, Marx dans plusieurs let­tres, man­i­feste un vif souci de démen­tir qu’il ait pu par­ticiper, même objec­tive­ment à la cam­pagne de dén­i­gre­ment con­tre Bakounine :

« Urquhart a don­né un arti­cle où il sus­pecte Bak­ou­nine d’abord parce qu’il est russe, ensuite parce qu’il est révo­lu­tion­naire » (Marx à Engels, 28 août 1853, Ed. Costes — III, page 224).

Certes, le 6 juil­let 1848, la Neue Rheinis­che Zeitung, dirigée par Marx, s’était fait l’écho d’accusations con­tre Bak­ou­nine (George Sand aurait pos­sédé des let­tres com­pro­met­tantes pour Bak­ou­nine). Mais le 3 août, c’est-à-dire dès récep­tion, le jour­nal de Marx pub­li­ait le démen­ti de G. Sand ; Marx ajoute qu’à la fin du même mois,

« pas­sant par Berlin, (il) a vu Bak­ou­nine et (a) renou­velé avec lui (leur) vieille amitié ».

Le 10 octo­bre de la même année, la Rheinis­che Zeitung prit la défense de Bak­ou­nine et en févri­er 1849, pub­lia en bonne place, un arti­cle com­mençant par ces mots : 

« Bak­ou­nine est notre ami » (Marx à Engels, 2/9/1853, Ed. Costes – III, pages 245–248).

À peine peut-on sig­naler une remar­que d’Engels qui se jus­ti­fie d’apprendre le russe par ces mots humoris­tiques et méchants :

« En réal­ité Bak­ou­nine n’est devenu quelqu’un que parce que per­son­ne ne savait le russe » (Engels à Marx, le 18/3/1852, Costes, III, page 42).

Mais il est temps de laiss­er de côté ces épisodes pour en revenir à l’essentiel.

II. Le fil con­duc­teur de la théorie et de la pra­tique de la paix

Ce fil con­duc­teur c’est l’amour de la lib­erté et, en con­séquence, la volon­té agis­sante de sup­primer au béné­fice de tous les hommes, les entrav­es qui empêchent l’exercice de cette lib­erté. Quelle que soit l’habitude de la plu­part des « marx­istes » de nég­liger (comme nous l’avons noté plus haut) les écrits de jeunesse de Marx – habi­tude qui aboutit très sim­ple­ment à une igno­rance général­isée – il ne sem­blera pas arti­fi­ciel, quand il s’agit de car­ac­téris­er « l’inspiration » de Marx, que je com­mence par me référ­er aux tout pre­mier écrits, même si on admet­tait qu’ils n’ont pas de valeur « sci­en­tifique », « économique » et « révo­lu­tion­naire ». Certes, il n’y a pas lieu de dévelop­per ici une théorie de la per­son­nal­ité, ni de met­tre en évi­dence — comme le fait la psy­ch­analyse – l’importance des pre­mières expéri­ences qui font qu’en défini­tive l’enfant est le père de l’homme. Cepen­dant la sig­ni­fi­ca­tion des essais – et même des erreurs – de jeunesse doit entr­er en ligne de compte dans la déter­mi­na­tion glob­ale du sens d’une vie. L’explication d’éventuelles « con­ver­sions » voire de reniements com­porte une étude préal­able des valeurs qui seront ensuite aban­don­nées. À plus forte rai­son, sem­ble-t-il si la per­son­nal­ité que l’on étudie comme celle de Marx, porte la mar­que d’une con­vic­tion con­tin­ue. Or, il se trou­ve que nous pou­vons lire les dis­ser­ta­tions écrites par Marx, à 17 ans à l’occasion des exa­m­ens du bac­calau­réat. On s’accorde pour juger que la dis­ser­ta­tion alle­mande est la plus intéres­sante [[Voir en par­ti­c­uli­er Auguste Cor­nu, K. Marx, et F. Engels, tome 1 : les années d’enfance et de jeunesse, PUF, 1955, page 64.]]. Elle avait pour titre : « Réflex­ions d’un jeune homme sur le choix d’une car­rière ». Les moti­va­tions que donne le tout jeune Marx dans ce tra­vail sco­laire, se trou­vent avoir presque la valeur d’un ser­ment qui inspir­era toute une vie :

« L’idée maîtresse qui doit nous guider… c’est le bien de l’humanité et notre pro­pre épanouisse­ment. On aurait tort de croire que ces deux intérêts s’opposent néces­saire­ment, que l’un doit fatale­ment ruin­er l’autre : la nature de l’homme est ain­si fait qu’il ne peut attein­dre la per­fec­tion qu’en agis­sant en vue du bien et de la per­fec­tion de l’humanité » (Trad. Rubel, dans le n° 43, juin 1948, La Nef, page 56).

Marx donne trois preuves sig­ni­fica­tives : l’histoire, l’expérience, la religion :

« L’histoire men­tionne par­mi les plus grands ceux qui , en agis­sant dans le sens de l’intérêt com­mun, se sont ren­dus meilleurs eux-mêmes. L’expérience répute pour le plus heureux celui qui a ren­du heureux le plus grand nom­bre. La reli­gion elle-même nous enseigne que l’idéal suprême est un sac­ri­fice pour l’humanité » (Ibid.).

Le salut ne se trou­ve ni dans un sac­ri­fice de l’individu au prof­it de la société, ni dans un épanouisse­ment de l’individualité hors de la société ou con­tre la société. Marx pos­tule une sorte d’harmonie entre l’épanouissement de la société et celui de l’individu ; ils sont con­di­tion l’un de l’autre. Déjà appa­raît, peut-être, à la fois ce qui rap­proche et ce qui dis­tingue Marx des anar­chistes : comme eux, il réclame pour l’individu le droit au libre épanouisse­ment, mais cet épanouisse­ment sera moins le fruit d’une con­tes­ta­tion vio­lente que d’une organ­i­sa­tion har­monieuse ; il ne s’agit pas de la vie ou de la mort de quelques hommes mais du bon­heur de TOUS les hommes. Jamais Marx n’abandonnera ce thème de l’universalité lié à celui de l’épanouissement. Comme l’écrit A. Cor­nu, dans l’ouvrage cité (note 11) Marx :

« Part de cette idée sur laque­lle il revien­dra sou­vent plus tard qu’à la dif­férence de l’animal dont la vie est déter­minée par les cir­con­stances, l’homme s’efforce de déter­min­er libre­ment la sienne » (page 64).

Ce choix étant toute­fois lim­ité par les cir­con­stances. Le thème sera dévelop­pé notam­ment dans l’Idéologie Alle­mande (1ère par­tie, Ed. Sociales, page 30, et dans la troisième thèse sur Feuer­bach). Dans cette per­spec­tive, on com­prend que Prométhée soit pour Marx : 

« Le plus noble des saints et mar­tyrs du cal­en­dri­er philosophique ».

Comme il l’écrira en 1841, à la fin de la pré­face de sa thèse. Qua­tre ans aupar­a­vant, dans le pre­mier acte (le seul qui sera écrit) d’un drame Oulanem, le héros fait assez claire­ment allu­sion à Prométhée. Toute­fois à la con­fi­ance un peu naïve du can­di­dat bache­li­er en l’harmonie des épanouisse­ments, fait suite une vision plus dra­ma­tique : le salut de l’humanité s’opère par le sac­ri­fice du héros qui préfère la douleur du châ­ti­ment à la servi­tude d’Hermès. Marx sem­ble s’être peu à peu per­suadé que les hommes doivent libérés ; le choix qu’il faut d’Épicure comme sujet de thèse n’est pas sans rela­tion avec le souci du philosophe grec de délivr­er les hommes des fauss­es angoiss­es. Les notes pré­para­toires de sa thèse le mon­trent net­te­ment (voir l’ouvrage de Cor­nu, Tome I, page 183). Cepen­dant cette libéra­tion ne peut-être le fruit d’un sac­ri­fice isolé, elle ne peut résul­ter que d’une véri­ta­ble trans­for­ma­tion de la nature par la con­nais­sance de ses lois :

« En recon­nais­sant le car­ac­tère rationnel de la Nature, nous ces­sons de dépen­dre d’elle » (note adja­cente à la thèse citée par Cor­nu, I, page 201).

Ain­si à 23 ans Marx est pleine­ment ani­mé par l’intuition fon­da­men­tale qu’il dévelop­pera toute sa vie. Il est déjà armé pour la lutte, comme en témoignent ses pre­miers arti­cles parus dans la Rheinis­che Zeitung. Dans un livre pub­lié par l’Académie des Sci­ences de la RSS de Géorgie, en 1956, O. Bak­ouradze étu­di­ant « la for­ma­tion des idées philosophiques de Karl Marx », con­state que la « défense de la lib­erté de la presse mar­que le début de l’action de Marx », en 1842. Pour Marx, il ne s’agit pas seule­ment d’une protes­ta­tion, mais d’une expli­ca­tion. Marx met en lumière que l’édit du gou­verne­ment prussien (14 jan­vi­er 1842) insti­tu­ant une nou­velle régle­men­ta­tion pour la cen­sure, est fondé sur l’inégalité des class­es. Il est intéres­sant de lire ensuite, sous la plume de ce jeune philosophe sovié­tique « l’Etat place les fonc­tion­naires au-dessus de la société privée du droit d’utiliser libre­ment la presse ». Deux pages plus loin, il développe ainsi :

« Libér­er la presse de la cen­sure serait la trans­former en presse du peu­ple, car la cen­sure ne rend la lib­erté de la presse effec­tive que pour un groupe déter­miné d’individus. La loi de cen­sure n’est pas une vraie loi, elle traite la lib­erté comme une criminelle ».

Cepen­dant Marx ne se con­tente pas de recon­naître le car­ac­tère pro­gres­siste de la lib­erté de la presse… Il sou­tient que l’étouffement de la lib­erté de la presse est déter­miné par le régime d’État, par la poli­tique du gou­verne­ment, garan­tis­sant ain­si les priv­ilèges d’une par­tie de la société [[ À pro­pos de la for­ma­tion des idées philosophiques de K. Marx, chapitre 2, pub­lié dans le n° 19 des Recherch­es inter­na­tionales, pages 11 et 13.]]. On devine en pas­sant le par­ti qu’auraient pu tir­er un tel texte Casano­va et Servin, et de ce point de vue s’éclaire la mise en garde d’Althusser con­tre ce n° 19 des Recherch­es Inter­na­tionales (cf. La Pen­sée n° 96, mars-avril 1961, pages 3–26).

Ain­si ce qui n’était d’abord qu’un hymne aux héros de la lib­erté humaine devient bien­tôt une théorie : les hommes sont aliénés, il faut les libér­er de la « chaîne prosaïque et désolante », et non point idéale­ment en leur faisant cueil­lir des « fleurs imag­i­naires » (cf. Con­tri­bu­tion à la cri­tique de la philoso­phie du droit de Hegel, Ed. Costes, tome I, page 85).

Il n’est pas pos­si­ble de décrire ici les divers­es alié­na­tions, ni de citer tous les textes qui s’y rap­por­tent. Il suf­fi­ra pour la présente con­fronta­tion avec l’anarchisme, de présen­ter sché­ma­tique­ment les « ram­i­fi­ca­tions » de l’intuition pre­mière de Marx ; l’enthousiasme libéra­teur va devenir une cri­tique sys­té­ma­tique des divers­es aliénations.

A) L’ALIÉNATION RELIGIEUSE

 [[Voir les textes choi­sis Sur la reli­gion aux Édi­tions Sociales, notam­ment le début de la Con­tri­bu­tion à la Cri­tique de la Philoso­phie du droit de Hegel, et le Cap­i­tal, I, pages 90–91.]]

Marx s’en prend d’abord, comme les pre­miers textes cités l’indiquent déjà, à la soumis­sion des hommes à une pré­ten­due volon­té tran­scen­dantes ; pour les libér­er de cette crainte, il veut mon­tr­er, après Hegel et après Feuer­bach, que cette puis­sance céleste n’est que la pro­jec­tion de la con­science de leur mis­ère. Il faut mon­tr­er aux hommes que « dans la réal­ité fan­tas­tique du ciel » où ils cher­chaient un surhomme, ils n’ont trou­vé que leur « pro­pre reflet ». Si on veut aller au fond il faut procéder ici encore une « révo­lu­tion coper­ni­ci­enne » : Dieu n’est ni le maître ni le créa­teur de l’homme, c’est l’homme qui a créé Dieu et la religion : 

« La reli­gion n’est que le soleil illu­soire qui se meut autour de l’homme ».

Certes cette illu­sion n’est pas une fan­taisie gra­tu­ite ; elle est l’expression (der Aus­druck) de la mis­ère réelle et en même temps, une néga­tion illu­soire de cette mis­ère ; comme les rich­es ont recours à l’opium pour se pro­cur­er des par­adis arti­fi­ciels les pau­vres n’ont à leur dis­po­si­tion que l’espérance religieuse :

« La reli­gion est le soupir de la créa­ture acca­blée par le malheur ».

C’est pourquoi il est absurde et vain de cri­ti­quer la reli­gion, elle est actuelle­ment un besoin pour les malheureux :

« Exiger qu’il soit renon­cé aux illu­sions con­cer­nant notre pro­pre sit­u­a­tion, c’est exiger qu’il soit renon­cé à une sit­u­a­tion qui a besoin d’illusion. La cri­tique de la reli­gion est donc en germe, la cri­tique de cette val­lée de larmes, dont la reli­gion est l’auréole (Heili­gen­schein) » [[Con­tri­bu­tion à la Cri­tique de la philoso­phie du droit de Hegel, Costes, Œuvres philosophiques, Tome 1, page 85.]].

De cette expli­ca­tion du phénomène religieux doit se déduire l’attitude pra­tique à l’égard de ce phénomène : certes il faut lut­ter con­tre la reli­gion et con­tre les prêtres, par­a­sites qui exploitent le sen­ti­ment religieux, mais une per­sé­cu­tion des croy­ants est inef­fi­cace ; les lâch­es se con­tentent de dis­simuler leur croy­ance ; d’autres s’exaltent jusqu’au mar­tyre et raf­fer­mis­sent les tièdes ; de ce point de vu e l’assassinat de quelques évêques ne peut servir la cause qui inspire le ter­ror­iste. La lutte se situe sur deux plans : dans l’immédiat, une dénon­ci­a­tion de l’idéologie et des pra­tiques des prêtres ; à long terme, et plus pro­fondé­ment, une trans­for­ma­tion de la société qui sup­primera rad­i­cale­ment (c’est-à-dire à la racine) la reli­gion en sup­p­ri­mant le mal­heur de la con­science humaine. Assuré­ment la reli­gion ne pour­ra être extir­pée qu’au sein d’une société tout à fait nou­velle ; toute­fois, une lutte immé­di­ate s’impose car la reli­gion et les prêtres sont objec­tive­ment un obsta­cle à la révo­lu­tion sociale [[Toute­fois, il a bien fal­lu recon­naître que beau­coup de croy­ants sont eux aus­si entrés en lutte con­tre le cap­i­tal­isme et con­tre la bour­geoisie. En con­séquence, la ques­tion se pose d’une alliance tac­tique avec cer­tains « croy­ants » en vue de ren­vers­er le régime d’exploitation. Une fois la société sans classe établie, l’expérience mon­tr­era si la thèse de Marx est vraie, ou si le besoin d’une reli­gion sub­siste. La reli­gion ne doit être com­bat­tue que dans la mesure où elle est un obsta­cle à la révo­lu­tion économique et sociale (voir à ce pro­pos le livre d’Otto Bauer, Le Social­iste, la Reli­gion, l’Eglise, Brux­elles, 1929).]]. Depuis la pré­face de la thèse, la pen­sée de Marx s’est pré­cisée : en 1841, Marx s’en pre­nait aux Dieux…

« qui ne recon­nais­sent pas pour divinité suprême la con­science que l’homme a de soi ».

Main­tenant dans les derniers textes cités (1844) le témoignage de la con­science ne sem­ble plus un absolu l’homme peut être vic­time de l’illusion de la con­science et dès lors, ce n’est plus seule­ment la reli­gion qui est con­testable, mais la philosophie.

B) L’ALIÉNATION IDÉOLOGIQUE

En sim­pli­fi­ant [[La ques­tion de la philoso­phie marx­i­enne a été abor­dée d’une façon un peu plus détail­lée, dans les deux pre­miers numéros de la revue : Notes cri­tiques.]] on peut en effet assim­i­l­er du point de vue qui nous occupe, reli­gion et méta­physique ; la cri­tique de la reli­gion peut être éten­due, mutatis mutan­dis [[En faisant les change­ments néces­saires, NDLR]] à la plu­part des sys­tèmes philosophiques [[Tel est par exem­ple, l’avis de P. Togliati :de Hegel au Marx­isme, dans le n° 19 des Recherch­es Inter­na­tionales, page 51.]].

La philoso­phie s’est d’ailleurs sou­vent présen­tée comme une con­so­la­tion, c’est-à-dire comme une accep­ta­tion résignée :

« Il vaut mieux chang­er ses désirs que l’ordre du monde ».

Mais Hegel avait déjà remar­qué, que ce faisant, le sage stoï­cien ne fait qu’intérioriser la néces­sité. Le dés­espoir scep­tique et le cynisme ne sont que des vari­a­tions de cette démis­sion, en face de l’humanité des forces naturelles. C’est pourquoi la philoso­phie doit être sup­primée en tant qu’elle n’est qu’une spécu­la­tion, une con­tem­pla­tion (les choses étant ce qu’elles sont). Mais loin que cette « sup­pres­sion » sig­ni­fie qu’il faut cess­er de philoso­pher, comme on l’a répété ici ou là, Marx pré­conise une nou­velle manière de philoso­pher qui, au lieu de libér­er idéale­ment les hommes, trans­formera réelle­ment les con­di­tions d’existence et façon­nera le monde « humaine­ment ». Par sur­croît, la philoso­phie cessera d’être cet amas inco­hérent de sys­tèmes qu ne font que déplac­er les apor­ies et les antin­o­mies, car…

« les philosophes n’ont jusqu’ici cher­ché qu’à inter­préter le monde »,

mais comme ils font par­tie du monde, ils ne peu­vent pas plus le com­pren­dre qu’un chi­nois ne peut sor­tir de l’eau en tirant sur sa nat­te ; ce qui importe donc, c’est de trans­former (verän­dern) le monde (thès­es sur Feuer­bach, 1845, thèse 11). Marx reprend ain­si l’idée de Descartes :

« Au lieu de cette philoso­phie spécu­la­tive qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trou­ver une pra­tique… et ain­si nous ren­dre comme maîtres et pos­sesseurs de la nature » (Dis­cours de la Méth­ode, 6ème partie).

Certes, la spécu­la­tion au lieu d’être cet envol pla­toni­cien dans « le vide de l’entendement pur », comme dit Kant, ne pour­ra, si elle veut être sérieuse que col­la­bor­er avec « le don­né sen­si­ble » (ce qui n’a aucun rap­port avec un priv­ilège pré­ten­du de l’action sur la pen­sée). Marx le pré­cise sans ambiguïté : 

« Tous les mys­tères qui entraî­nent la théorie au mys­ti­cisme trou­vent leur solu­tion rationnelle dans la pra­tique humaine et dans l’intelligence (in dem Begreifen) de cette pra­tique » (thèse 8).

Ici encore, il ne s’agit pas de mépris­er les « œuvres de l’esprit », en pré­ten­dant qu’il serait juste de les échang­er en bloc, con­tre un sim­ple camem­bert. Ce qu’il faut voir, c’est que les machines élec­tron­iques qui cal­cu­lent, se sou­vi­en­nent, traduisent des textes, met­tent en ques­tion la vieille oppo­si­tion entre « matière » et « esprit », théorie et pra­tique. C’est à ce nou­veau palier qu’il faut se situer pour être au niveau du temps présent ; tout autre appro­fondisse­ment par un « retour » aux impres­sions pre­mières est en effet un retour en arrière, même s’il se donne pré­ten­tieuse­ment pour un « dépasse­ment » ; nous n’avons plus rien à atten­dre du médi­tatif soli­taire en sa forêt. En même temps que la pen­sée cesse d’être spir­ituelle, elle devient la tâche de tous ; c’est sans doute le sens pro­fond du rem­place­ment par Marx de l’Esprit Absolu (de Hegel) par l’expérience du pro­lé­tari­at. Naturelle­ment cette ques­tion doit faire l’objet d’une étude plus détail­lée qui n’a pas sa place ici. Mais je me plais à soulign­er à ce pro­pos que, dans le n° 18 de NR, Chris­t­ian Lagant, à par­tir de con­sid­éra­tions dif­férentes, aboutit à la même con­stata­tion : on ne peut déléguer le tra­vail théorique à des spé­cial­istes, à des éru­dits, à des lead­ers ; il s’agit d’une entre­prise collective.

C) ALIÉNATION POLITIQUE

La reven­di­ca­tion de la lib­erté pour l’homme devait amen­er Marx a s’en pren­dre à ce qui la nie de la façon la plus appar­ente et la plus explicite : le pou­voir de l’État et des princes. De fait ses pre­miers écrits de com­bat sont dirigés con­tre la cen­sure du pou­voir et revendiquent la lib­erté de la presse (Gazette Rhé­nane, mais 1842). Presque en même temps, 1843, il se livre à une cri­tique la philoso­phie de l’État de Hegel, auquel il reproche par­ti­c­ulière­ment d’avoir hypostasié le pou­voir de l’État, d’en avoir fait une entité mys­tique indépen­dante des hommes réels :

« Ain­si l a sou­veraineté, l’essence de l’État est ici con­sid­érée d’abord comme un être indépen­dant (al ein selb­staändi­ges Wesen) c’est-à-dire objec­tivée » (com­men­taire du para­graphe 279, Dietz, 1 225).

Les hommes vivants, réels, devi­en­nent les sujets (au sens de sujé­tion) de cette sub­stance mys­tique et per­dent leur pro­priété de « vrais sujets » pour devenir des attrib­uts, des prédi­cats. Ce qui est cause (l’homme vivant) appa­raît comme résul­tat (dans wirk­liche Sub­jekt als Resul­tat). Marx insiste :

« La sub­stance mys­tique devient donc le sujet réel, et le sujet réel appa­raît comme étant autre, comme étant un élé­ment de la sub­stance mys­tique (als ein Moment der mys­tichen Sub­stanz) » (Ibid. page 224).

Il s’agit là d’une cri­tique « exis­ten­tial­iste » sem­blable à celle de Kierkegaarde [[Cf. Emmanuel Mounier, Intro­duc­tion aux exis­ten­tial­ismes (Paris, 1947, page 90).]] et cepen­dant plus rad­i­cale, car elle est du même type que celle de la reli­gion et de l’idéologie. De ce point de vue, il est vain de par­ler, comme le fait Calvez, d’une antéri­or­ité de la cri­tique de l’État sur celle de la reli­gion [[La Pen­sée de Karl Marx, Seuil 1956, page 162.]]. En effet, la thèse de Marx précède les arti­cles de la Gazette Rhé­nane et surtout, on peut lire dans la Cri­tique de la Philoso­phie de l’État de Hegel :

« De même que la reli­gion ne crée pas l’homme, mais que l’homme crée la reli­gion, ce n’est pas la con­sti­tu­tion qui crée le peu­ple, mais le peu­ple qui crée la con­sti­tu­tion » (Dietz, 1 231).

Il s’agit donc tou­jours de la même illu­sion ; les hommes sont des enfants dont par­lent Pas­cal qui s’effraient du vis­age qu’ils ont bar­bouil­lé. Marx entre­prend avec une extrême vio­lence de détru­ire les faux pres­tiges des rois et des princes. S’attaquant plus par­ti­c­ulière­ment au monar­que hérédi­taire il mon­tre que ce monar­que n’est choisi que pour des qual­ités non humaines, « naturelles », qui résul­tent du « fait de la nais­sance », et non à cause de son intel­li­gence, de son hon­nêteté, de son courage, etc. Ain­si, ajoute-t-il, la « sou­veraineté », dig­nité du monar­que, naî­trait. Le corps du monar­que déter­min­erait sa dig­nité. Au som­met le plus élevé de l’État, ce n’est donc pas la rai­son, mais le sim­ple, ce n’est donc pas la rai­son, mais le sim­ple physique qui a décidé. La nais­sance déter­min­erait la qual­ité du monar­que comme elle déter­mine la qual­ité du bétail (Cri­tique de la Philoso­phie du Droit de Hegel, Ed. Costes, tome 4, page 74). Plus loin, page 217, Marx étend cette cri­tique à tout la noblesse qui n’est qu’une « zoologie ».

Toute­fois cette ques­tion de l’hérédité est sec­ondaire. Ce que con­teste Marx, c’est la dom­i­na­tion en générale d’un homme sur d’autres hommes qui ne peut être fondée que sur le mépris :

« La seule idée du despo­tisme, c’est le mépris de l’homme vidé de son human­ité, et cette idée a sur beau­coup d’autres l’avantage de cor­re­spon­dre en même temps à un état de fait. Le despote ne voit jamais les hommes autrement que dépouil­lés de leur dig­nité… Le principe essen­tiel de la monar­chie c’est l’homme méprisé et mépris­able l’homme déshu­man­isé ; et Mon­tesquieu a grand tort de con­sid­ér­er l’honneur comme le principe de la monar­chie. Il y parvient en main­tenant la dis­tinc­tion entre monar­chie, despo­tisme et tyran­nie. Mais ce sont là les noms d’une seule et même idée, ou tout au plus les vari­antes super­fi­cielles d’un même principe » (Marx, let­tre à Ruge, mai 1843, Ed. Costes, Œuvres philosophiques, tome 4, page 198).

En résumé la forme de l’Etat importe peu. Dans un arti­cle paru dans Vor­wärts, le 10 août 1844, Marx s’exprime sans ambiguïté :

« L’existence de l’État et de la servi­tude sont insé­para­bles (Ed. Costes, Œuvres philosophiques, tome 5, page 230).

Près de 30 ans plus tard, l’opinion de Marx n’a pas changé. Pour s’en con­va­in­cre, il suf­fit de lire les textes relat­ifs à la Com­mune de Paris. L’État est tou­jours présen­té comme l’instrument de la dom­i­na­tion d’une classe sur l’autre, comme un phénomène par­a­sitaire qui non seule­ment se nour­rit de la société, mais la paral­yse ; cela ne veut pas dire que Marx pré­conise le désor­dre, mais il s’oppose à ce que les gou­ver­nants con­stituent un pou­voir séparé, une réal­ité autonome, qui, sous pré­texte d’organiser, asservit. C’est pourquoi Marx pré­conise des délégués révo­ca­bles à chaque instant et liés par le man­dat impératif de leurs électeurs. Qu’est-ce qu’une telle reven­di­ca­tion sinon l’anarchisme, c’est-à-dire la sup­pres­sion des chefs ? Marx d’ailleurs a con­testé à plusieurs repris­es, l’importance du rôle des chefs. Dans son Speech at the Anniver­sary of the Peo­ple »s Paper (19 avril 1856) il faut remar­quer que les révo­lu­tions, notam­ment celle de 1848, ont été provo­quées par des caus­es économiques et fort peu par l’action de soi-dis­ant « meneurs » [[Il sem­ble en avoir été de même pour la Révo­lu­tion de 1917, si on se réfère aux faits rap­portés par Trot­sky, dans son His­toire de la Révo­lu­tion Russe bien que Trot­sky, en revanche, dans ses com­men­taires des évène­ments, sures­time le rôle des « dirigeants ». Voir dans le n° 15–16 de NR, l’article inti­t­ulé : le par­ti révo­lu­tion­naire et la spon­tanéité des mass­es.]]. On lit en effet dans la tra­duc­tion de M. Rubel (La Nef, n° 43, juin 1948, page 67) :

« Vapeur, élec­tric­ité, et machine à tiss­er avaient un car­ac­tère autrement dan­gereux que les citoyens Bar­bès, Ras­pail et Blan­qui eux-mêmes ».

Quinze ans plus tard, on retrou­ve le même thème ; certes Marx admet que le car­ac­tère des chefs du moment peut avoir une cer­taine influ­ence sur le déroule­ment d’une révo­lu­tion qui peut être accélérée ou retardée, mais ce ne sont là que hasards sec­ondaires. Dans une let­tre du 15 avril 1871, Kugel­mann con­tes­tait l’opportunité de l’insurrection parisi­enne, notam­ment par cet argument :

« La défaite privera de nou­veau les ouvri­ers de leurs chefs pour un temps assez long ».

Le 17 du même mois, Marx répond :

« La démoral­i­sa­tion de la classe ouvrière aurait été un mal­heur bien plus grand que la perte d’un nom­bre quel­conque de « chefs » (Marx met lui-même les guillemets au mot chef) » (La Guerre civile en France, Ed. Sociales, page 15).

Si la classe ouvrière peut per­dre sans dom­mage, ses soi-dis­ant chefs, n’est-ce pas que leur rôle est nég­lige­able ? On notera le mépris de l’expression : « un nom­bre quel­conque de chefs » ; il sem­ble qu’à la lim­ite la classe ouvrière pour­rait sur­mon­ter le mal­heur de la part de tous ses chefs, car un pro­lé­tari­at dynamique engen­dre à chaque instant les nou­veaux « chefs » dont il a besoin. Déjà dans le 18 Bru­maire… Marx jugeait sans indul­gence les « chefs » :

« En mars et avril, les chefs démoc­rates avaient tout fait pour embar­quer le peu­ple de Paris dans une lutte illu­soire et com­ment, après le 8 mai, ils firent tout leur pos­si­ble pour le détourn­er de la lutte véri­ta­ble » (Ed. Sociales, page 56).

En écrivant dans son livre déjà cité que Marx « renoua en 1871, à pro­pos de la Com­mune, avec son anar­chisme de 1844 » M. Rubel sem­ble sug­gér­er qu’entre temps, il avait eu des con­cep­tions dif­férentes. Sans doute, M. Rubel veut-il dire seule­ment qu’entre temps Marx n’a pas eu l’occasion d’exprimer son anar­chisme, puisqu’on peut lire dans le même pas­sage, que « l’anti-étatisme de Marx était une des con­stantes fon­da­men­tales de sa pen­sée poli­tique ». Quoi qu’il en soit, Marx avait grand soin de mar­quer la con­ti­nu­ité de ses pris­es de posi­tion ; dans une intro­duc­tion à la Guerre civile en France, inti­t­ulée Note de l’Éditeur, on peut lire un extrait intéres­sant de la let­tre de Marx à Kugel­mann, du 12 avril 1871 :

« Dans le dernier chapitre de mon 18 Bru­maire, je mar­que, comme tu le ver­ras si tu le relis, que la prochaine ten­ta­tive de la Révo­lu­tion en France, devra con­sis­ter non plus à faire pass­er la machine bureau­cra­tique et mil­i­taire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici mais à la bris­er. C’est la con­di­tion pre­mière de toute révo­lu­tion pop­u­laire réelle… » (Œuvres Com­plètes, Ed. Sociales, page 14).

Dès lors, une objec­tion se présente avec insis­tance : com­ment expli­quer les polémiques entre marx­istes et anar­chistes ? Plus pré­cisé­ment, qu’en est-il de la « dic­tature du prolétariat » ?

Il sem­ble que les anar­chistes de l’époque aient fait à Marx une mau­vaise querelle ; c’est en tout cas l’avis exprimé par Engels, dans une let­tre datée du 18–28 mars 1875, à l’époque Engels vivait à Lon­dres, près de Marx [[Dans un arti­cle vio­lent con­tre Sartre, Chaulieu fait remar­quer : « il est devenu fash­ion­able depuis quelques années, par­mi les ama­teurs de Marx­isme et les demi-vierges de « gauche » d’opposer Engels à Marx. Ce qu’on trou­ve ou qu’on croit trou­ver, de mécan­iste, de nat­u­ral­iste, de « 19ème siè­cle » dans le marx­isme, c’est Engels. Marx, ah non ! Marx c’est le man­u­scrit de 1844 et rien d’autre. Tout ce qu’Engels a pub­lié du vivant de Marx a été soit approu­vé par Marx avant sa pub­li­ca­tion, comme pré­cisé­ment l’Anti-Dühring, soit lu par Marx qui ne l’a jamais désavoué. De plus ce qu’on peut reprocher à Engels se trou­ve aus­si chez Marx » (Social­isme ou Bar­barie, n° 12, page 85).]] et adressée à Bebel :

« Il con­viendrait d’abandonner tout ce bavardage sur l’État, surtout après la Com­mune, qui n’était plus un État, au sens pro­pre. Les anar­chistes nous ont assez jeté à la tête l’État pop­u­laire, bien que le livre de Marx con­tre Proud­hon, et puis le Man­i­feste Com­mu­niste dis­ent explicite­ment qu’avec l’instauration du régime social social­iste, l’État se dis­sout de lui-même (sich auflöst) et dis­paraît. L’État n’étant qu’une insti­tu­tion tem­po­raire, dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révo­lu­tion, pour réprimer par la force ses adver­saires, il est par­faite­ment absurde de par­ler d’un État pop­u­laire libre : tant que le pro­lé­tari­at a encore besoin de l’État, ce n’est point pour la lib­erté, mais pour réprimer ses adver­saires. Et le jour où il devient pos­si­ble de par­ler de lib­erté, l’État cesse d’exister comme tel. Aus­si pro­pose­ri­ons-nous de met­tre partout à la place du mot État le mot Com­mu­nauté (Gemein­we­sen) ; excel­lent vieux mot alle­mand répon­dant au mot français Commune ».

Selon Engels, les anar­chistes com­met­tent en l’occurrence deux erreurs : d’une part, ils attribuent à Marx une doc­trine « absurde » : celle d’un « État pop­u­laire libre » ; en effet Engels dans la même lettre :

« D’après le sens gram­mat­i­cal… un État libre est un État qui est libre à l’égard de ses citoyens, c’est-à-dire un État despotique ».

Pour­tant cette attri­bu­tion à Marx d’une nou­velle forme d’État est per­sis­tante ; dans un récent numéro de Rava­chol (nou­velle série, parue en 1961), G. Gold­en­feld, s’autorisant d’Arvon, déclare :

« Marx pro­pose l’intégration de l’État dans la société, l’État devenant l’image de cette société ».

En quoi un Etat « inté­gré » dans la société se dis­tingue-t-il d’une société sans État ? Si l’État n’est que l’image de la société, qu’apporte-t-il à cette société en tant qu’État ? Tout se passe comme si ces for­mules con­fus­es n’avaient d’autre but que d’entretenir l’idée reçue d’une oppo­si­tion entre marx­isme et anar­chisme, à pro­pos de la théorie de l’État, alors que la dif­férence, nous le ver­rons, ne porte que sur les moyens de sup­pres­sion de l’État. D’autre part, (et c’est la sec­onde erreur, his­torique cette fois) Marx n’a jamais pré­con­isé ce cer­cle car­ré qu’est un État libre. A la fin du sec­ond chapitre du Man­i­feste du Par­ti Com­mu­niste (1847) Marx et Engels insis­tent sur le fait que le pou­voir poli­tique est « le pou­voir organ­isé d’une classe en vue de l’oppression d’une autre », et que, par con­séquent, après la vic­toire du pro­lé­tari­at, classe uni­verselle, dans une société sans classe, le pou­voir poli­tique est sans objet, et on ne peut plus par­ler que « d’individus asso­ciés » (Ed. Costes, page 97). De même dans la réponse à Proud­hon, Mis­ère de la philoso­phie (1847) Marx est tout aus­si net :

« Est-ce à dire qu’après la chute de l’ancienne société il y aura une nou­velle dom­i­na­tion de classe ? Non… la classe laborieuse sub­sis­tera, dans le cours de son développe­ment, à l’ancienne société civile une asso­ci­a­tion qui exclu­ra les class­es et leur antag­o­nisme, et il n’y aura plus de pou­voir poli­tique pro­pre­ment dit » (Ed. Sociales, page 135).

Ce dernier texte sem­ble-t-il, nous donne la clef l’opposition entre Marx et les anar­chistes. Les anar­chistes pré­con­i­saient une destruc­tion vio­lente et immé­di­ate de l’État, alors que Marx envis­age une sub­sti­tu­tion pro­gres­sive en rela­tion avec le développe­ment des forces pro­duc­tives (nous y revien­drons plus loin, à pro­pos de l’aliénation économique). Certes, selon Marx, le pro­lé­tari­at peut revers­er par une vio­lence brusque, l’État bour­geois ; toute­fois, pour vain­cre la bour­geoisie, le pro­lé­tari­at instau­re une dic­tature pro­vi­soire, il se com­porte un temps, comme une nou­velle classe dom­i­nante qui exerce, par con­séquent, un pou­voir coerci­tif ; l’État n’est pas sup­primé, comme cet État n’a d’autre but que d’instaurer la société sans classe, il n’a d’autre but que de sup­primer la pos­si­bil­ité de tout pou­voir poli­tique, de tout État. Dès lors, on com­prend l’irritation de Marx lorsque les Anar­chistes vien­nent lui dire qu’il con­serve l’État, qu’il est pour l’État. En 1873, l’Almanacco Repub­li­cano per l’anno 1874, pub­lie un arti­cle inti­t­ulé : l’Indifferenzia in mate­ria polit­i­ca (traduit en français dans Mou­ve­ment Social­iste, sep­tem­bre-octo­bre 1913). Marx y raille les anar­chistes et la néga­tion de leur poli­tique. Selon Marx, les anar­chistes ont tort de cri­ti­quer les ouvri­ers et de les accuser du « crime effroy­able de lèse-principe » lorsque :

« Pour bris­er la résis­tance de la bour­geoisie ils don­nent à l’État une forme révo­lu­tion­naire et pas­sagère, au lieu de dépos­er les armes et d’abolir l’État ».

Lénine lui-même écrivant en 1917, prend soin de pré­cis­er que Marx n’a en rien voulu défendre l’État en général :

« Marx souligne expressé­ment, pour qu’on ne vienne pas déna­tur­er le sens de sa lutte con­tre l’anarchisme, la forme révo­lu­tion­naire et pas­sagère (souligné par Lénine) de l’État néces­saire au prolétariat ».

Lénine con­clut avec netteté :

« Le pro­lé­tari­at n’a besoin de l’État que pour un temps. Nous ne sommes pas le moins du monde en désac­cord avec les anar­chistes quant à l’abolition de l’État en tant que but ».

Lénine mar­que bien que la polémique entre Marx et les anar­chistes ne porte que sur les moyens de réalis­er la destruc­tion de l’État.

S’il en était ain­si la dif­férence ne serait pas con­sid­érable (en lais­sant entre par­en­thèse l’évolution postérieure de Lénine). Mais Lénine ne remar­que pas assez que le débat porte en réal­ité, sur l’organisation de la vio­lence pro­vi­soire ; il ne voit pas que cette organ­i­sa­tion, de par sa nature, sur­vivra au besoin pro­vi­soire et instau­r­era une nou­velle dom­i­na­tion [[Voir à ce pro­pos l’ouvrage de Voline, déjà cité La Révo­lu­tion Incon­nue, et les analy­ses parues, depuis 1948 dans la revue Social­isme ou Bar­barie (cf. aus­si plus bas la note 27).]]. De plus, il n’est pas sûr que pour Marx, la vio­lence d’un État pro­vi­soire f$ut inévitable­ment le seul moyen du social­isme ; à ce sujet, les injures de Lénine ne peu­vent suf­fire à invalid­er les démon­stra­tions de Kaut­sky. Dans sa Bib­li­ogra­phie des Œuvres de K. Marx, M. Rubel, sous le n° 718, résume ain­si un dis­cours, pronon­cé le 8 sep­tem­bre 1872, dans une réu­nion ouvrière organ­isée par la sec­tion d’Amsterdam :

« Alors que dans la plu­part des pays du con­ti­nent, la force doit être le levi­er de la révo­lu­tion, des pays comme l’Amérique, l’Angleterre, etc. peu­vent arriv­er au social­isme par des moyens pacifiques ».

Ce dis­cours fut pub­lié notam­ment en français, le 15 sep­tem­bre 1872, par la Lib­erté de Brux­elles. On trou­ve la même opin­ion dans la pré­face à l’édition anglaise du Cap­i­tal (1886) : Engels y rap­porte que selon Marx,

« En Europe du moins, l’Angleterre est le seul pays où la révo­lu­tion sociale pour­rait se faire par des moyens paci­fiques et légaux » (Ed. Sociales, Tome 1, page 37).

Kaut­sky, (qui se réfère notam­ment au dis­cours d’Amsterdam dans son livre : la Dic­tature du pro­lé­tari­at, page 20) se croit autorisé à écrire que Marx n’a pour ain­si dire, pas par­lé de la dic­tature du pro­lé­tari­at, qu’il ne s’agit que d’un « petit mot », écrit en pas­sant (gele­gentlich) et abu­sive­ment mis en exer­gue par les bolcheviks qui 

« se sont sou­venus à temps du petit mot (des Wörtchens) sur la dic­tature du pro­lé­tari­at » (Cité par Lénine dans son vir­u­lent pam­phlet : La Révo­lu­tion Pro­lé­tari­enne et le René­gat Kautksy, Œuvres choisies, Moscou, 1948, II, page 425).

Ne psy­ch­analysons pas les injures ni la colère de Lénine, qui est à la tête de l’État sovié­tique lorsqu’il répond à Kaut­sky, coupable d’avoir, dès 1918, mis en lumière le divorce entre la théorie marx­iste et la pra­tique bolchévique [[Le lecteur français peut lire aus­si la tra­duc­tion d’une autre vigoureuse cri­tique des « réal­i­sa­tions » bolcheviques par K. Kaut­sky : Ter­ror­isme et Com­mu­nisme. Avec la dém­a­gogie la plus vul­gaire, Lénine croit se moquer de Kaut­sky en dis­ant : « qu’il con­naît Marx presque par cœur ». De fait, avant la Révo­lu­tion de 1917, Lénine n’était qu’un dis­ci­ple de Kaut­sky lequel pas­sait, aux yeux des marx­istes, pour l’héritier et le con­tin­u­a­teur de l’œuvre de Marx et d’Engels.]].

Pour être pré­cis, il faut savoir que Marx a écrit au moins deux fois, l’expression « dic­tature du pro­lé­tari­at » : dans la let­tre à Wey­de­mey­er du 5 mars 1852, et dans les Notes mar­ginales sur le Pro­gramme de Gotha, envoyées, à titre privée, en 1875, à W. Bracke, et pub­liées par Engels, en 1891. Naturelle­ment, si on compte que par exem­ple la tra­duc­tion des œuvres de Marx (pour­tant incom­plètes) occupe env­i­ron 50 vol­umes, chez Costes, le pour­cent­age de la référence à la dic­tature du pro­lé­tari­at reste faible. Toute­fois, il faut accorder à Lénine qu’une sta­tis­tique de ce genre n’est pas con­va­in­cante. Le Man­i­feste du Par­ti Com­mu­niste ne con­tient certes pas l’expression en ques­tion, mais envis­age que

« le pro­lé­tari­at dans sa lutte con­tre la bour­geoisie, en arrive for­cé­ment à s’unir en classe », à s’ériger : « en classe dom­i­nante par une révo­lu­tion » et à sup­primer « par la vio­lence les con­di­tions anci­ennes de pro­duc­tion » (Ed. Costes, page 97).

Dans la pré­face qu’il écrit en 1891 pour l’édition alle­mande de la Guerre civile en France, Engels s’écrie :

« Voulez-vous savoir de quoi cette dic­tature a l’air ? Regardez la Com­mune de Paris. C’était la dic­tature du pro­lé­tari­at » (Ed. Sociales, page 302).

Mais il faut dépass­er la compt­abil­ité des cita­tions pour essay­er de saisir l’intention glob­ale de la démarche de Marx.

Dans cette per­spec­tive, on admet­tra facile­ment que Marx ne con­damnait pas l’usage de la vio­lence, accoucheuse de l’histoire. Résumant un exposé qu’il avait fait pour répon­dre à l a ques­tion : qu’est-ce que le com­mu­nisme ? Engels écrit, le 23 octo­bre 1846 au Comité de Brux­elles une let­tre dont il adresse une copie à Marx :

« Je leur don­nera une déf­i­ni­tion extrême­ment sim­ple… qui par l’affirmation de la com­mu­nauté des biens, exclu­ait les manières paci­fiques, la douceur et les égards envers les bour­geois et même les ouvri­ers rétro­grades ain­si que la société par action de Proud­hon… N’admettre pour réalis­er ces inten­tions d’autre moyen que la révo­lu­tion démoc­ra­tique et vio­lente (Cor­re­spon­dance, Ed. Costes, page 69–70).

M. Rubel observe de son côté :

« Les révo­lu­tions européennes de 1848–49, ont pro­fondé­ment mar­qué la pen­sée soci­ologique de Marx et l’idée de la dic­tature du pro­lé­tari­at a ger­mé lente­ment dans son esprit pour pren­dre finale­ment la forme d’un axiome poli­tique qui restera le pos­tu­lat fon­da­men­tal de sa théorie de l’État » (Biogra­phie intel­lectuelle de K. Marx, Paris, 1957, page 284).

S’il en est ain­si, quelle impor­tance faut-il accorder au dis­cours pronon­cé devant les ouvri­ers d’Amsterdam et à la pré­face de l’édition anglaise du Cap­i­tal ? (Textes précédem­ment cités). Pour « expli­quer » cet aban­don par Marx de la « révo­lu­tion vio­lente », Lénine dans son libel­lé con­tre Kaut­sky remar­que que la vio­lence avait surtout dans l’esprit de Marx, pour but de ren­vers­er le mil­i­tarisme et la bureau­cratie. Or, il se trou­vait, ajoute-t-il, qu’à l’époque où Marx fit sa remar­que, « dans les années 70 », ces insti­tu­tions (mil­i­tarisme et bureau­cratie) « juste­ment en Angleterre et en Amérique… n’existaient pas » (souligné par Lénine, l.c. page 434).

On pour­rait déduire de ce texte de Lénine qu’étant don­né qu’actuellement le mil­i­tarisme et la bureau­cratie exis­tent en URSS, la tran­si­tion vers le social­isme ne pour­ra résul­ter que d’une nou­velle révo­lu­tion vio­lente, et non, comme on le dit là-bas dans les textes de con­grès, d’une évo­lu­tion gradu­elle. Pour rester dans le sujet, il faut se con­tenter de con­clure que, de l’aveu même de Lénine la vio­lence n’est qu’un moyen, néces­saire dans cer­taines cir­con­stances (face au mil­i­tarisme et à la bureau­cratie) mais non d’une façon absolue. Dans l’Anti-Dühring, Engels fait ressor­tir les lim­ites de la vio­lence, en par­ti­c­uli­er lorsqu’elle est à con­tre-courant de l’évolution indus­trielle et technique :

« Si… l’État économique dépendait unique­ment de la vio­lence, on ne ver­rait pas du tout pourquoi, après 1848, Frédéric Guil­laume IV ne put réus­sir, mal­gré sa « mag­nifique armée », à gref­fer dans son pays les cor­po­ra­tions médié­vales et autres marottes roman­tiques sur les chemins de fer, les machines à vapeur et la grande indus­trie qui était alors en train de se dévelop­per » (Ed. Sociales, page 215).

Surtout le rôle prin­ci­pal de la vio­lence est de bris­er (zer­brechen) l’État bour­geois (let­tre à Kugel­mann du 12 avril 1871). Il faut toute la mau­vaise foi des marx­istes offi­ciels pour en déduire que Marx pré­conise un nou­v­el État pro­lé­tarien, aux mains d’une minorité bureau­cra­tique, exerçant la ter­reur par une police secrète qui n’a aucun rap­port avec la théorie marx­i­enne du « peu­ple en armes ».

Lénine s’indigne de voir Kaut­sky pré­ten­dre que si… 

« la Com­mune de Paris a été la dic­tature du pro­lé­tari­at… elle a été élue au suf­frage uni­versel » (L. c. page 435).

Il ajouter que si la police en Alle­magne, n’interdisait pas de rire « en com­pag­nie », Kaut­sky serait mort de ridicule ; une telle agres­siv­ité peut se com­pren­dre venant de quelqu’un qui a dis­sous l’Assemblée nationale russe. Mais ce que Kaut­sky rap­pelle et que Lénine ne veut pas enten­dre, c’est que pour Marx, la dic­tature du pro­lé­tari­at est la classe large­ment majori­taire, « uni­verselle » par voca­tion puisqu’elle tend à sup­primer la dis­tinc­tion en class­es. Au con­traire en pré­con­isant le « cen­tral­isme démoc­ra­tique » d’abord, « l’Etat pro­lé­tarien » ensuite, (avec cette manie qui devien­dra sys­té­ma­tique, de cam­ou­fler la réal­ité par ces adjec­tifs : « démoc­ra­tique, pro­lé­tarien ») Lénine organ­ise en fait le pou­voir d’une minorité et trahit le Man­i­feste du Par­ti Com­mu­niste.

« Tous les mou­ve­ments, jusqu’ici ont été accom­plis par des minorités ou dans l’intérêt des minorités ».

La révo­lu­tion russe ne fait pas excep­tion à cette vieille règle [[Trot­sky n’en fait pas mys­tère, il écrit : « Le plus grand des actes démoc­ra­tiques fut accom­pli d’une façon non démoc­ra­tique. Le pays tout entier se trou­va placé devant le fait accom­pli… par les forces d’une cité (Pétro­grad) qui con­sti­tu­ait à peu près la 75ème par­tie de la pop­u­la­tion du pays » (His­toire de la Révo­lu­tion Russe, le Seuil, T. 1, page 138).]] et Marx concluait :

« Le mou­ve­ment pro­lé­tarien est le mou­ve­ment autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité » (Ed. Costes, page 78).

Mieux, au sujet de l’État ce n’est pas à Marx seule­ment que Lénine est infidèle, mais d’abord à lui-même et plus par­ti­c­ulière­ment à ce qu’il écrivait dans L’État et la Révo­lu­tion, rédigé en août-sep­tem­bre 1917.

« Aucun État n’est ni libre, ni pop­u­laire. Cela Marx et Engels l’ont maintes fois expliqué » (aucun est souligné par Lénine, Œuvres, Moscou, 1957, Tome 25, page 431).

D’autre part, Lénine insiste sur le fait qu’une fois l’État bour­geois brisé, on ne doit pas recon­stituer un autre État du même type, mais un État pro­lé­tarien, autrement dit un demi-Etat (Ibid, page 429). Et plus loin :

« La démoc­ra­tie de bour­geoise devient pro­lé­tari­enne…. Elle se trans­forme en quelque chose qui n’est plus à pro­pre­ment par­ler un État » (Ibid. page 453).

Lénine s’en prend alors (et dans le con­texte actuel c’est réjouis­sant) à « tous les oppor­tunistes, les social-chau­vins et les kaut­skistes » qui « répè­tent » que la doc­trine de Marx est que « le pro­lé­tari­at a besoin de l’État » ; mais proteste Lénine :

« Ils oublient (mot mis entre guillemets par l’auteur et souligné par lui) d’ajouter… que d’après Marx il ne faut au pro­lé­tari­at qu’un État en voie d’extinction, c’est-à-dire con­sti­tué de telle sorte qu’il com­mence immé­di­ate­ment à s’éteindre et ne puisse pas en point s’éteindre » (Ibid, pages 435–436).

Et com­ment se mar­quera ce dépérisse­ment immé­di­at de l’État ? Lénine cite l’exemple de la Com­mune de Paris ; d’après le texte de Marx :

« Le pre­mier décret de la Com­mune fut… la sup­pres­sion de l’armée per­ma­nente et son rem­place­ment par le peu­ple en armes ».

Et Lénine ajoute que cette reven­di­ca­tion fig­ure main­tenant au pro­gramme de tous les par­tis social­istes et il cri­tique vive­ment les menchéviks qui après le 27 févri­er « ont en fait, refusé de don­ner suite à cette reven­di­ca­tion » (Ibid. page 452).

Voilà l’armée rouge jugée. Certes, il est indis­pens­able de réduire les anciens exploiteurs, mais point n’est besoin d’avoir recours à une « machine » répres­sive com­pliquée comme sont les polices des class­es exploiteuses :

« Le peu­ple peut mater les exploiteurs même avec une « machine » très sim­ple, presque sans « machine », sans appareil spé­cial » (Ibid. page 501).

Pas de police secrète [[Pour s’édifier, sur ce point (s’il en est besoin lire de Isaac Don Lévine, L’Homme qui a tué Trot­sky, Gal­li­mard, 1960).]].

Le dépérisse­ment immé­di­at se man­i­festera encore par « l’électricité et la révo­ca­bil­ité de tous les fonc­tion­naires sans excep­tion » (Ibid. page 453). Révo­ca­bles ils le sont, certes, mais est-ce par leurs électeurs. On con­naît la suite : « réduc­tion de leur traite­ment au niveau d’un nor­mal « salaire d’ouvrier » (Ibid. page 455). Comme l’écrivait Lénine, « réfu­tant » Kautsky :

« On éprou­ve un véri­ta­ble embar­ras de richesse »,

pour oppos­er ce qu’il a écrit, à une qu’il a fait. Il faut le répéter, en URSS, la rai­son du suc­cès c’est l’échec du social­isme. La révo­lu­tion telle que Marx l’entendait reste à faire.

Un théoricien yougoslave résume bien le chemin par­cou­ru depuis l’ouvrage de Lénine :

« La théorie sovié­tique de l’État ne dif­fère point de la plu­part des théories bour­geois­es qui voient dans l’État, la Rai­son de l’Univers (Duguit). La seule dif­férence (non essen­tielle) est que les théoriciens sovié­tiques divinisent l’État sovié­tique, en lui attribuant des attrib­uts social­istes et soula­gent leur con­science en anathé­ma­ti­sant l’État « bour­geois » (Ljoubo Taditch, Ques­tions Actuelles, n° 45, page 29).

On pour­rait se deman­der si les yougoslaves ne soula­gent pas eux aus­si, facile­ment leur con­science, en anathé­ma­ti­sant l’État « sovié­tique », et si le bruit fait autour des con­seils ouvri­ers est autre chose que magie verbale.

Quoi qu’il en soit, il est par­ti­c­ulière­ment injuste d’arguer de ce qui se fait en URSS pour oppos­er Marx­isme et Anar­chisme. Cepen­dant on répon­dra qu’étant don­né l’état arriéré de la Russie, en 1917, Lénine et plus tard Staline, (le « social­isme » dans un seul pays) ne pou­vait agir d’une façon notable­ment dif­férente [[On ajoutera encore que les doc­teurs offi­ciels du PC non seule­ment con­nais­sent, mais admet­tent les textes que nous citons ; ils admet­tent tout autant l’objectif final : le com­mu­nisme devra réalis­er les thès­es les plus anar­chisantes de Marx ; mais en atten­dant, ils pré­ten­dent que l’État (avec armée, polices, con­trôles) reste indis­pens­able pour lut­ter encore pour lut­ter con­tre « l’encerclement cap­i­tal­iste » et « répar­tir la pénurie ». Le com­mu­nisme ne peut se réalis­er qu’à l’échelle mon­di­ale et l’État dépérir que lorsque les besoins de tous pour­ront être sat­is­faits. Il n’en reste pas moins que « la cen­tral­i­sa­tion éta­tique absolue dans tous les domaines comme écrit Hen­ri Lefeb­vre en les soumet­tant à des organ­ismes admin­is­trat­ifs n’a pas de rap­ports néces­saire avec le ren­force­ment de la défense nationale » (Prob­lèmes actuels du Marx­isme, PUF, 1960, page 31). On peut ajouter que de l’aveu même de cer­tains dirigeants de l’URSS, ces mêmes con­trôles éta­tiques paral­y­sent la pro­duc­tion et n’empêchent pas des enrichisse­ments individuels.

De plus ces apol­o­gistes de l’Etat « sovié­tique » lais­sent appa­raître leur mau­vaise foi en min­imisant (voire en niant) les faits déplaisants : les camps, les priv­ilèges de cer­tains indi­vidus, de cer­tains groupes, etc. Ce qu’on serait en droit d’attendre d’eux ce serait qu’ils expliquent com­ment la « classe » bureau­cra­tique qui dirige et exploite l’économie arrivera à se liq­uider. Faut-il met­tre son espoir dans le « bon cœur » de ces bureau­crates ? Sinon, où lire la « descrip­tion sci­en­tifique » du proces­sus économique qui sup­primera gradu­elle­ment les priv­ilèges des actuels dirigeants bureau­cra­tiques ? Certes on con­testera que les dirigeants con­stituent une « classe », com­ment ne pas leur appli­quer cette déf­i­ni­tion de Lénine : « les class­es sont des groupes d’hommes dont l’un peut s’approprier le tra­vail de l’autre, par suite de la dif­férence de la place qu’ils tien­nent dans un régime déter­miné de l’économie sociale » (Œuvres choisies, II, page 589). On le voit, Lénine nég­lige le critère de la pro­priété formelle des moyens de pro­duc­tion, pour s’en tenir à celui de la « place » (dom­i­nante ou dom­inée). D’ailleurs, l’histoire de l’évolution des sociétés humaines sem­ble mon­tr­er que la lutte entre deux class­es se « ter­mine » par la vic­toire d’une troisième (cf. K. Axe­los, Marx penseur de la tech­nique, Ed. de Minu­it, 1961, page 68). De son côté, P. Touilleux dans son Intro­duc­tion aux sys­tème de Marx et de Hegel, essaye d’interpréter le marx­isme comme l’idéologie d’une nou­velle classe tech­nocra­tique (Paris, 1960, page 175). Mais ce sujet ne peut être ici qu’évoqué.]]. Cela fait com­pren­dre que la ques­tion de l’État est, en réal­ité, « sec­ondaire » que cette alié­na­tion résulte d’une autre plus pro­fonde et « radicale ».

D) L’ALIÉNATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE

Pour l’exprimer som­maire­ment, il sem­ble que la dif­férence essen­tielle entre la pen­sée de Marx et l’Anarchisme, réside en ceci : pour Marx la sup­pres­sion de l’État n’est pas un but, ni un moyen, c’est une con­séquence de l’abolition des class­es. La cir­cu­laire privée du Con­seil général de l’Association Inter­na­tionale des Tra­vailleurs (Genève 1872) précise : 

« Tous les social­istes enten­dent par anar­chie ceci : le but du mou­ve­ment pro­lé­taire, l’abolition des class­es une fois atteint le pou­voir de l’État dis­paraît et les fonc­tions gou­verne­men­tales se trans­for­ment en de sim­ples fonc­tions administratives ».

On a assez répété que les divers­es alié­na­tions ne sont pas séparées les unes des autres, qu’elles se con­soli­dent récipro­que­ment ; toute­fois, c’est l’aliénation économiques qui est rad­i­cales, et on ne peut aboutir à une réelle révo­lu­tion-sup­pres­sion des alié­na­tions que si on extirpe la racine du mal. De ce point de vue, la lutte ter­ror­iste con­tre les évêques, l es philosophes ou les rois, n’est pas déci­sive ; c’est là com­bat­tre les effets sans attein­dre la cause ; il faut trans­former la société de telle manière que les hommes n’aient plus besoin des illu­sions de la reli­gion, des « con­so­la­tions » de la philoso­phie, de la « pro­tec­tion » des rois. La reli­gion en lais­sant espér­er aux hommes une égal­ité dans le ciel tendait à ren­dre plus facile l’acceptation de l’inégalité dans la société ter­restre ; de même la sup­pres­sion de l’aliénation poli­tique dans ce qu’elle a de plus voy­ant (le roi) et la reven­di­ca­tion de la « sou­veraineté pop­u­laire » et du « suf­frage uni­versel », n’aboutissent qu’à ce qu’on appelle « la démoc­ra­tie formelle » [[Voir Kaut­sky, Le marx­isme et son cri­tique Bern­stein, Paris 1900, page 319. Et aus­si le n° 24 de Social­isme ou Bar­barie, mai-juin 1958, page 144.]]. Dès 1843, Marx souligne cette « mys­ti­fi­ca­tion » dans la Cri­tique de la Philoso­phie de l’État de Hegel :

« Les dif­férents mem­bres du peu­ple de même que les chré­tiens sont égaux au Ciel et iné­gaux sur terre, sont égaux dans le ciel :u> de leur monde poli­tique, et iné­gaux dans l’existence ter­restre de la société » (Ed. Costes, Œuvres Philosophiques, tome 4, page 166).

La pos­ses­sion du droit de vote, par exem­ple, est illu­soire et dérisoire au sein de la société de classe, car à chaque époque les idées dom­i­nantes sont celles de la classe dom­i­nante (cf. L’Idéologie Alle­mande, 1ère par­tie, Ed. Costes, tome 6, page 193).

Intox­iqués dès l’enfance par « l’éducation », la presse, et aujourd’hui par la radio, le ciné­ma, la télévi­sion, les hommes votent, sans s’en ren­dre compte, con­tre leurs intérêts pro­fonds. D’autre part, l’avidité de jouir en déter­mine d’autres à s’allier cynique­ment aux priv­ilégiés, comme hommes d’affaires, homme de paille, homme de main, etc. L’ascension éventuelle de quelques uns a valeur de pro­pa­gande : « vous voyez qu’avec du tra­vail et des économies, on peut sor­tir de la mis­ère ! ». L’exploité en arrive à rêver qu’il peut se sauver seul autant qu’un autre, avec un peu de chance, et ain­si s’établit « l’égalité » entre la jouis­sance « en puis­sance » et la jouis­sance « en acte ». Il en résulte une féroce com­péti­tion pour émerg­er réellement :

« C’est la curée aux postes plus élevés c’est le car­riérisme » (Cri­tique de la Philoso­phie de l’État de Hegel, Ed. Costes, Œuvres Philosophiques, tome 4, page 201).

Mais com­bi­en réus­sis­sent [[On trou­vera une descrip­tion détail­lée du car­riérisme dans les « pays de l’Est » en lisant le livre de Dji­las, La Nou­velle Classe.]], com­bi­en de morts (les purges), com­bi­en d’aigris, com­bi­en de résignés ? Finale­ment on s’est con­tenté d’une illu­sion d’ascension au ciel des priv­ilégiés, au lieu de faire descen­dre ce ciel sur la terre, par une révo­lu­tion rad­i­cale. Mais alors que l’arriviste accepte la société de classe avec l’espoir d’atteindre les hautes sphères et donc ne con­teste pas la société, mais sa place dans la société, de même le ter­ror­iste con­teste moins en fait, la société injuste que les indi­vidus qui en prof­i­tent, étant enten­du que cette ter­reur peut dimin­uer la jouis­sance des priv­ilégiés en la minant par la crainte. Mais le roi mort, l’évêque mort, le dig­ni­taire d’une chaire mort, sont aus­sitôt rem­placés par tous ceux qui guet­taient juste­ment cette mort et rien d’essentiel n’est mod­i­fié. Une révolte vio­lente qui se con­tenterait de bris­er l’appareil de l’Etat serait vaine. Dans l’Idéologie Alle­mande cette thèse est présen­tée sans ambiguïté :

« (le) développe­ment des forces pro­duc­tives (entwick­lung der Pro­duck­tivkräfte) est une con­di­tion pra­tique préal­able absol­u­ment indis­pens­able, car sans lui, la pénurie (der Man­gel) qui deviendrait générale et, avec le besoin (mit der Not­durft), c’est aus­si la lutte (der Stre­it) pour le néces­saire qui recom­mencerait et l’on retomberait fatale­ment en plein dans la vieille merde (alte Scheisse) » (Deutsche Ide­olo­gie, Dietz, 3, pages 34–35) (Ed. Sociales, page 26).

Selon Marx, la lib­erté ne peut être assurée par une révolte, elle résul­tera d’une société nou­velle ; sans cette trans­for­ma­tion réelle des con­di­tions d’existence, par­ler du « développe­ment orig­i­nal et libre des indi­vidus n’est que de la phraséolo­gie » (Idéolo­gie Alle­mande, Ed. Costes, tome 9, page 98).

Trente ans plus tard l’opinion de Marx n’a pas changé ; dans ses Remar­ques mar­ginales sur le pro­gramme de Gotha, en 1875, il réaf­firme que l’Etat a pour fonc­tion de répar­tir la pénurie et que pour le sup­primer, il faut donc, d’abord, réalis­er l’abondance (à cha­cun selon ses besoins). La Lib­erté réelle ne com­mencera que lorsque le tra­vail cessera d’être « un moyen de vivre », pour rede­venir une fin en soi comme dans le jeu ou dans le tra­vail de l’amateur. Engels con­firme et résume cette thèse de Marx. Le pro­lé­tari­at « s’empare du pou­voir d’Etat » en vue de trans­former les moyens de pro­duc­tion ; ain­si, peu à peu, le « gou­verne­ment des per­son­nes fait place à l’administration des choses… L’Etat n’est pas aboli, il s’éteint » (L’Anti-Dühring, Ed. Sociales, page 320).

Dès lors, il n’y a plus de pro­lé­tari­at en tant que tel, plus de class­es (Ibid. page 319). Et Engels note explicite­ment que c’est ce qui fait la dif­férence d’avec ceux qu’on appelle les anar­chistes, d’après lesquels « l’Etat doit être aboli du jour au lende­main » (Ibid. page 320). Il sem­ble qu’il soit néces­saire de bien insis­ter sur ce thème : tout dépend des forces de pro­duc­tion ; c’est grâce à ce développe­ment économique que pour­ront dis­paraître les soucis des « moyens d’existence indi­vidu­els » et qu’il…

« pour­ra être ques­tion pour la pre­mière fois d’une lib­erté humaine véri­ta­ble, d’une exis­tence en har­monie avec les lois de la nature (Ibid. page 147) ».

On voit par là com­bi­en les vieilles thès­es con­cer­nant « le mécan­isme absolu » et la soumis­sion de l’hommes au « déter­min­isme » rigoureux des lois naturelles aplatis­sent et finale­ment trahissent la pen­sée de Marx [[Dans son livre con­tre Bern­stein (déjà cité) Kaut­sky dénonce la con­fu­sion entre matéri­al­isme et déter­min­isme, en déter­min­isme et mécan­isme (pages 18 et 23).]]. On a vu que dès les travaux prélim­i­naires à sa thèse de doc­tor­at, Marx voulait voir dans la con­nais­sance de la néces­sité, le moyen pour l’homme d’agir sur la nature. Engels résumera cette pen­sée en ter­mes spin­ozistes, dans l’Anti-Dühring (Ed. Sociales, page 146) :

« La lib­erté con­siste à com­pren­dre la néces­sité. La néces­sité n’est aveu­gle qu’autant qu’elle n’est pas com­prise » (la sec­onde phrase est une cita­tion de l’Encyclopédie de Hegel).

Toute­fois, la con­cep­tion de Marx va au-delà de celle des stoï­ciens, de Spin­oza, de Hegel, ou de sa vari­ante actuelle, chez Sartre : la con­nais­sance des lois de la nature ne se réduit pas à une con­tem­pla­tion, elle per­met une action, qui trans­forme les con­di­tions d’existence chez l’homme et par con­séquent ses motifs, ses mobiles, ses pro­jets ; elle rend réal­is­able et finale­ment réel ce que n’était, avant cette action, que vir­tu­al­ité ou vain pro­jet spécu­latif. La con­nais­sance de la néces­sité n’est pas la lib­erté, la lib­erté est au-delà de cette con­nais­sance et par elle. La pro­duc­tion es biens néces­saires à la sat­is­fac­tion des besoins sera tou­jours soumise aux lois. Mais, ajoute Marx :

« C’est au-delà que com­mence le développe­ment des forces humaines, comme fin en soi, le véri­ta­ble roy­aume de la lib­erté, qui ne peut s’épanouir qu’en se fon­dant sur l’autre roy­aume… de la néces­sité » (Le Cap­i­tal, Ed. Sociales, VIII, page 199).

Ain­si la con­nais­sance des lois naturelles est la con­di­tion néces­saire, mais non suff­isante de la lib­erté ; toute­fois, la lib­erté ne peut se situer en deçà, ni se réduire à une atti­tude de la con­science sans qu’on retombe dans l’éternel bavardage de la philoso­phie idéal­iste, dont les bril­lantes analy­ses de l’Etre et le Néant sont le dernier avatar. Sartre mon­tre ain­si qu’il ne fait pas le mod­este lorsqu’il avoue main­tenant qu’il a, dans sa jeunesse, lu Marx sans le com­pren­dre (cf. Cri­tique de la Rai­son dialec­tique, page 23).

A la fin, la con­ver­gence des analy­ses de Marx doit appa­raître : l’individu autant que l’Etat ne sont que des êtres « his­toriques », des « moments » d’un ensem­ble en mou­ve­ment. Les aspi­ra­tions de l’homme actuel ne sont pas des absolue, mais des lignes de forces, vers un avenir ; le salut indi­vidu­el par l’illusion de la con­science est un opi­um et l’action ter­ror­iste une sim­ple pierre qui fait quelques rides sur le lac. Ce qui est vrai de l’Etat et de l’individu l’est, naturelle­ment des rela­tions entre l’individu et l’Etat.

« Com­bi­en est absurde, s’écrie Marx, la con­cep­tion qu’on s’est faite jusqu’ici de l’histoire, en nég­ligeant les con­di­tions réelles, et en lim­i­tant aux hauts faits des princes et à l’activité des Etats (Idéolo­gie Alle­mande, Ed. Costes, Œuvres Philosophiques, 6, page 179).

Marx n’accorde pas grande impor­tance aux motifs et aux mobiles des indi­vidus par­ti­c­uliers, fussent-ils rois, et rien ne lui paraît plus dérisoire que l’explication des évène­ments his­toriques par la « psy­cholo­gie » des grands chefs. A quoi bon dès lors les assas­sin­er ? Selon lui :

« Toutes les col­li­sions de l’histoire ont… leur orig­ine dans la con­tra­dic­tion entre les forces pro­duc­tives et la forme des rela­tions (Ibid. page 221).

Certes les apparences dis­simu­lent sou­vent ces véri­ta­bles caus­es pro­fondes et l’agitation poli­tique fait illu­sion. Après avoir analysé quelques textes de l’Idéologie Alle­mande, Axe­los, dans sa thèse, n’en con­clut pas moins :

« A l’intérieur de la pen­sée et de la poli­tique post-marx­i­ennes, nous assis­tons à une vengeance du poli­tique sur l’économique » (Marx, penseur de la tech­nique, Ed. de Minu­it, 1961, page 90).

C’est là une appré­ci­a­tion super­fi­cielle : la con­sol­i­da­tion de l’Etat-qui-devait-dépérir, en URSS par exem­ple, ne résulte qu’apparemment des déci­sions de Lénine et de Staline, mais comme cela est su de tous des con­di­tions économiques à l’intérieur et à l’extérieur, tout comme la « vic­toire » d’un Kroutchev sur un Béria, résulte pour une bonne part, de la crois­sance économique qui est à la fois cause et effet de l’apparition d’une nou­velle classe, désireuse de jouir en paix de ses priv­ilèges sans avoir per­pétuelle­ment à crain­dre un dic­ta­teur sanglant et soupçon­neux. On ne peut s’en pren­dre au dog­ma­tisme de l’explication uni­voque qu’à con­di­tion de ne pas retomber soi-même en deçà, dans les « évi­dences » de pre­mière apparence.

En résumé, la dif­férence entre les anar­chistes et les marx­istes me paraît résider dans une dif­férence d’appréciation de l’importance des con­di­tions économiques. En adap­tant une for­mule con­nue, on pour­rait peut-être dire que les anar­chistes cherchent l’égalité dans la lib­erté (immé­di­ate), les marx­iens la lib­erté (future mais réelle) dans l’égalité (réal­isée par la crois­sance économique, la tech­nique e tla sci­ence). Certes tout l’appareil répres­sif, sans compter la « pres­sion sociale », fait obsta­cle à la lib­erté, mais il est insuff­isant et peut-être vain de ne chercher qu’à détru­ire l’appareil répres­sif par une action vio­lence immé­di­ate, ou « l’ordre moral » par des man­i­fes­ta­tions scan­daleuses dont les Sur­réal­istes ont démon­tré, mal­gré eux, l’inanité [[Cf. M. Nadeau, His­toire du sur­réal­isme.]]. Ce qu’il faut, c’est chang­er l’homme en changeant ses con­di­tions de vie :

« Il ne con­vient pas de châti­er les crimes dans l’individu, mais de détru­ire les endroits anti-soci­aux où nais­sent les crimes et de don­ner à cha­cun l’espace dont il a besoin dans la société pour le déploiement essen­tiel de sa vie » (La Sainte Famille, Ed. Costes, II, pages 234–235).

Il faut donc bien mar­quer que si le but est le même, l’épanouissement libre de tous les hommes, les moyens sont dif­férents ; Marx accuse les anar­chis­es de ne s’en pren­dre qu’aux effets et d’être dupes du car­ac­tère spec­tac­u­laire d’une vio­lence qui ne tue que la mouche du coche. La ques­tion de la lib­erté indi­vidu­elle, celle de l’Etat ne sont pas sépara­bles de l’étude de la société dans son ensem­ble, étude qui doit englober une théorie du pro­lé­tari­at liée à celle du développe­ment de la sci­ence et de la technique.

Comme on le voit, la présente mise au point n’est pas une con­fronta­tion « en forme » des thès­es de l’anarchisme et du marx­isme ; d’ailleurs, une telle étude si elle était pure­ment his­torique, n’aurait, à mon sens, que peu d’intérêt. Il m’avait sem­blé que, trop sou­vent, cette « con­fronta­tion » était blo­quée par une série de préjugés et d’ignorances. Mon but serait atteint, si main­tenant, une véri­ta­ble dis­cus­sion pou­vait commencer.

[/Yvon Bour­det (1961)./]


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