La Presse Anarchiste

Travailleurs, syndicats et militants

Les dis­cus­sions sur les syn­di­cats, sur les rap­ports du par­ti et du syn­di­cat, sur les ten­dances et sur l’unité, sur la bureau­cra­ti­sa­tion ou la dégé­né­res­cence des syn­di­cats sont de celle pour les­quelles on se pas­sionne aisé­ment. D’autant plus qu’il est rela­ti­ve­ment facile de par­ler de ces « pro­blèmes ». Et d’en par­ler de telle manière qu’on s’éloigne peu à peu de la réa­li­té. Ce qu’on dit, ce qu’on écrit, ne peut alors être com­pris que d’un petit cercle d’initiés et devient étran­ger à ceux qui en sont le sujet, c’est-à-dire aux tra­vailleurs [[Dès l’abord d’un tel sujet, on se pose la ques­tion : qu’est-ce que les tra­vailleurs, qu’est-ce que la classe ouvrière ? Une par­tie du texte répond indi­rec­te­ment à cette ques­tion, et tend à détruire le mythe de la « classe ouvrière ». Par tra­vailleurs, nous enten­dons ceux qui, ouvriers, ou tech­ni­ciens ou employés, n’ont qu’une fonc­tion d’exécutants. Nous ne dis­si­mu­lons nul­le­ment l’imprécision du terme « tra­vailleurs », ni le fait qu’il recouvre une classe sociale, homo­gène par cer­tains aspects, extrê­me­ment dif­fé­ren­ciée par d’autres.]]. De sorte qu’on finit par par­ler des luttes en oubliant que ce sont les tra­vailleurs d’aujourd’hui qui les font, que ce sont eux, avant tout, qui leur donne le conte­nu et la forme.

Ces dis­cus­sions sont sou­vent d’ailleurs le reflet d’expériences et de réa­li­tés pas­sées, par­fois loin­taines ; tout aus­si sou­vent elles se réfèrent à des cas par­ti­cu­liers. Non que toute réflexion sur le pas­sé ou sur les expé­riences anté­rieures, ou que toute idée ou théo­rie doivent être reje­tées. Mais les idées ou théo­ries n’ont de valeur que repla­cées dans le contexte éco­no­mique et social qui les ont fait naître ; la réflexion sur un fait ou une expé­rience n’a de sens que par rap­port au contexte géné­rale et à l’évolution his­to­rique : cette réflexion prend toute sa mesure par rap­port à ces géné­ra­li­tés et ces géné­ra­li­tés se trouvent enri­chies en retour par l’apport de ce qui est nou­veau et particulier.

En France, notam­ment depuis une dizaine d’années, le déve­lop­pe­ment tech­nique et la moder­ni­sa­tion accé­lèrent la trans­for­ma­tion des struc­tures sociales. Plu­tôt que d’essayer, au nom du pas­sé, de tirer des leçons, il nous paraît tout aus­si impor­tant de voir ce que repré­sentent les tra­vailleurs dans la socié­té capi­ta­liste d’aujourd’hui, quelles sont leurs ambi­tions, quel est leur sort, pour­quoi et com­ment ils luttent.

Pour voir les ten­dances de cette socié­té, com­pa­rons seule­ment la situa­tion des tra­vailleurs en 1936 et main­te­nant. Sans grandes luttes ils ont acquis un niveau de vie, ils se voient concé­der des avan­tages qu’ils auraient dû enle­ver de haute lutte autre­fois. On peut épi­lo­guer sur la néces­si­té pour le capi­ta­lisme de se sur­vivre en déve­lop­pant la consom­ma­tion inté­rieure, on peut théo­ri­ser la dimi­nu­tion constante du nombre d’ouvriers réel­le­ment pro­duc­tifs, on peut dénon­cer la ten­ta­tive d’intégrer les tra­vailleurs tout en sau­ve­gar­dant l’essentiel des struc­tures hié­rar­chiques par l’octroi d’avantages cal­cu­lés. Mais vu sous un autre angle, tout ceci peut aus­si s’exprimer par la néces­si­té abso­lue pour la sur­vie du régime de se conci­lier les tra­vailleurs : une classe domi­nante ne se sou­cie des autres classes que si elles menacent son pou­voir. Des conces­sions sont des ten­ta­tives de réduire un « mécon­ten­te­ment » et d’entraîner une adhé­sion. Jamais les tra­vailleurs n’ont pesé objec­ti­ve­ment, aus­si lourd dans les sou­cis du patro­nat et de l’Etat : peut-être parce que jamais la socié­té capi­ta­liste n’a eu autant besoin, pour sur­vivre de l’adhésion des tra­vailleurs. Cela n’est pas dû à une action « révo­lu­tion­naire », mais à une évo­lu­tion sociale, consé­quence de l’évolution tech­nique, qui oblige les diri­geants à recher­cher de plus en plus l’adhésion des exé­cu­tants. Il est pos­sible que le plan de « l’action révo­lu­tion­naire » se soit dépla­cé d’une contes­ta­tion glo­bale des struc­tures de la socié­té (qui s’exprimerait par le désir de ren­ver­ser l’ordre éta­bli par la vio­lence) vers une contes­ta­tion du conte­nu même de l’exploitation au niveau de l’entreprise. Cet aspect est très impor­tant, car c’est lui qui donne le ton des luttes reven­di­ca­tives pré­sentes, qui situe le plan sur lequel elles se déroulent.

Il y a 25 ans, pour les tra­vailleurs les plus défa­vo­ri­sés, c’était la misère. Cha­cun peut trou­ver dans son enfance des sou­ve­nirs ; j’ai vu tout près de Paris des ouvriers agri­coles misé­rables : tau­dis, enfants en haillons, cercle vicieux de l’alcoolisme et de la déchéance. Le même aujourd’hui a sa petite mai­son, sa télé, et sa vieillesse assu­rée, médio­cre­ment, mais assu­rée quand même, au lieu de l’hospice autre­fois. On ne se bat plus pour les salaires, encore moins pour le pain, à moins que l’on appelle se battre les déri­soires grèves tour­nantes ou les jour­nées d’action. D’une manière géné­rale les salaires sont adap­tés sans luttes, le SMIG si bas soit-il est quand même un pla­fond (non négli­geable pour beau­coup) à l’exploitation. Patro­nat et Etat essaient même de défi­nir, avec des for­tunes diverses une cadence d’augmentation en fonc­tion de l’accroissement de la pro­duc­tion. Quels qu’en soient les motifs, ces faits entraînent la dis­pa­ri­tion de toute une concep­tion des luttes : celle qui décou­lait d’une lutte vitale, celle où l’on s’engageait phy­si­que­ment, vio­lem­ment. Tout un contexte pousse dans le même sens à la trans­for­ma­tion de l’action reven­di­ca­tive : sécu­ri­té sociale, retraite, chô­mage, congés payés, recon­ver­sions, décen­tra­li­sa­tion, tout semble pro­cé­der du sou­ci d’éviter une crise majeure. Une à une dis­pa­raissent les rai­sons que les tra­vailleurs pou­vaient avoir de se dres­ser col­lec­ti­ve­ment et radi­ca­le­ment contre la socié­té. Bien sûr toutes ces « réformes » sont dou­ble­ment ambi­guës : elles paraissent libé­rer le tra­vailleur alors qu’elles l’enchaînent plus sûre­ment, et paraissent répondre à la crise de la socié­té ; elles avaient le visage d’une conquête sociale et elles prennent celui d’une ins­ti­tu­tion façon­nant une nou­velle socié­té qui ne fait que conti­nuer l’ancienne. Mais on peut se deman­der si les reven­di­ca­tions ouvrières ne por­taient pas natu­rel­le­ment cette ambi­guï­té et n’étaient pas révo­lu­tion­naires dans leur forme en rai­son d’une situa­tion, et réfor­mistes quant au fond. Il n’y a ni à regret­ter les « pos­si­bi­li­tés révo­lu­tion­naires » liées à la misère ouvrière, ni à cri­ti­quer « l’embourgeoisement » d’une classe ouvrière qui vit dans la situa­tion qu’on lui donne et qu’elle se fait en fonc­tion de sa situa­tion pré­sente [[Para­doxa­le­ment, on constate que, le plus sou­vent, ce ne sont pas les tra­vailleurs qui regrettent un pas­sé « révo­lu­tion­naire », qu’ils connaissent mal ou qu’ils ne connaissent pas du tout. Par­mi ces por­teurs de regrets, les uns sont des « idéa­listes » (avec par­fois une bonne situa­tion dans la socié­té capi­ta­liste) qui rêvent d’une socié­té plus har­mo­nieuse, plus juste pour eux-mêmes et pour les autres, en sou­hai­tant que cette socié­té soit ame­née par la révolte des tra­vailleurs, les­quels n’y pensent pas du tout, d’où les regrets et les accu­sa­tions d’embourgeoisement. Les autres sont des « acti­vistes » qui essaient per­pé­tuel­le­ment d’entraîner les tra­vailleurs à se révol­ter, à rejoindre les « orga­nismes » de cette révolte (par­tis) et qui cherchent dans tous les évé­ne­ments les termes d’une révo­lu­tion (d’où oppor­tu­nisme). Les uns et les autres pro­jettent non une socié­té ou ces­se­rait l’exploitation, mais une socié­té où ils trou­ve­raient leur place et dans laquelle ils pour­raient réa­li­ser les aspi­ra­tions qu’ils ne peuvent réa­li­ser dans la socié­té d’aujourd’hui.]]. La situa­tion pré­sente existe et c’est en elle-même (nous en sommes et nous en « pro­fi­tons » aus­si) que nous devons trou­ver les termes de notre lutte.

Dans le même temps, les struc­tures sociales se sont pro­fon­dé­ment modi­fiées. Le nombre des employés et des tech­ni­ciens aug­mente sans cesse : glo­ba­le­ment, à l’échelle de la socié­té tout entière, à l’intérieur d’une même pro­fes­sion. À Paris, il y a 55 % d’employés pour 45 % d’ouvriers. Des muta­tions impor­tantes se pro­duisent : dépla­ce­ment vers des acti­vi­tés où les condi­tions d’exploitation sont dif­fé­rentes (élec­tro­nique, indus­tries chi­miques) le tra­vail de sur­veillance rem­pla­çant le tra­vail aux pièces, appa­ri­tion de nou­velles tech­niques (auto­ma­tion) tra­vail d’équipe sub­sti­tué à la divi­sion du travail.

De plus en plus, les femmes entrent dans la « pro­duc­tion ». Peut-être n’y a‑t-il pas sen­si­ble­ment plus de femmes qui tra­vaillent ? Mais il y a des trans­ferts impor­tants des sec­teurs domes­tiques (ménage, lavage) vers les « manœuvres femmes » (OS, condi­tion­ne­ment, mou­lage, etc.) de la cou­ture vers l’électronique, la pro­li­fé­ra­tion des emplois de bureau, etc. Il faut entendre les vieux ouvriers consta­ter le défaut de tra­di­tion et d’expérience des femmes au tra­vail pour com­prendre qu’elles oeuvrent dans l’entreprise avec des réac­tions très dif­fé­rentes subis­sant plus pas­si­ve­ment, mais niant plus radi­ca­le­ment le tra­vail en lui-même, par leur propre comportement.

Du fait de la mise en œuvre de ces nou­velles tech­niques, une bonne par­tie des jeunes débouche de plain-pied dan la pro­duc­tion avec une for­ma­tion (géné­rale et tech­nique) et trouve aisé­ment une place et des gains qui n’étaient acquis, autre­fois qu’après un long appren­tis­sage. Mal­gré quelques cris d’alarme on ne peut pas dire que les tra­vailleurs plus âgés soient dépos­sé­dés. D’une manière géné­rale, qu’il s’agisse des jeunes, aus­si bien que des vieux et aus­si cri­ti­cables que puissent être les moyens modernes d’informations, le tra­vailleur a accès à une connais­sance qui lui donne dans son tra­vail, dans sa lutte, dans sa vie, des armes bien supé­rieures à celles dont pou­vait dis­po­ser l’ouvrier d’il y a 50 ans.

Il ne fait pas de doute qu’il ne s’agit pas d’une situa­tion glo­bale. Nous avons essayé de mon­trer les ten­dances de la socié­té. D’une part dans de nom­breux sec­teurs des situa­tions par­ti­cu­lières pour­raient aisé­ment per­mettre de contre­dire ce tableau. D’autre part on peut aus­si pré­tendre qu’il ne s’agit que d’une situa­tion pro­vi­soire tenant à des fac­teurs qui peuvent dis­pa­raître du jour au len­de­main. Mais ces ten­dances n’en res­tent pas moins essen­tielles. Ce sont elles qui défi­nissent l’attitude des tra­vailleurs des sec­teurs les plus dyna­miques de la socié­té pré­sente : ceux dont les condi­tions de tra­vail et de lutte influent sur tous les autres (exemple de Renault, sec­teur pilote). Et peu importe qu’elles soient pro­vi­soires ou non. Ce sont elles qui déter­minent l’attitude des tra­vailleurs aujourd’hui. C’est pour refu­ser un « retour en arrière » sur cette condi­tion pré­sente que les tra­vailleurs se bat­tront s’ils ont à se battre. C’est en fonc­tion de cette condi­tion pré­sente qu’ils jugent si les trans­for­ma­tions de leur condi­tion apportent du meilleur ou du pire.

Il n’y a guère de mémoire de la manière dont on a pu vivre dans un pas­sé rela­ti­ve­ment proche. Ce qui compte, c’est le pré­sent, et les consé­quences sur ce pré­sent des trans­for­ma­tions impo­sées par le capi­ta­lisme. Si les idées res­tent assez fixes les com­por­te­ments se modi­fient rapi­de­ment avec les trans­for­ma­tions de l’environnement du tra­vail et de la vie. Cela entraîne de mul­tiples contra­dic­tions entre ce que les tra­vailleurs disent pen­ser et ce qu’ils font en réa­li­té. En fin de compte, il y a évo­lu­tion constante des atti­tudes ; mais elles contiennent tou­jours à la fois le refus de l’exploitation et le refus des bou­le­ver­se­ments de la socié­té capitaliste.

Ce sont ces bou­le­ver­se­ments qui main­tiennent vivaces chez tous les tra­vailleurs les sen­ti­ments d’une situa­tion pré­caire qui est la leur. Tous les « exé­cu­tants » par­tagent plus ou moins ce trait essen­tiel de la condi­tion ouvrière. Ils retrouvent ici dans leur vie quo­ti­dienne de tra­vailleur la tra­di­tion his­to­rique des crises, du chô­mage, de la guerre, de la mala­die, etc. sous une forme moins bru­tale mais avec la même impres­sion d’insécurité.

D’un autre côté, même si l’on voit toutes ces ten­dances de la socié­té capi­ta­liste de domi­ner et de conju­rer les crises, on ne peut quand on regarde le pas­sé, que res­sen­tir la fra­gi­li­té de la situa­tion pré­sente. L’avenir de cette socié­té qu’elle soit bureau­cra­tique ou non, contient la même part d’incertitude, les mêmes contra­dic­tions qui entraînent d’autres formes de crises dont les classes domi­nées feront les frais.

Le point le plus impor­tant, c’est que dans cette socié­té, dans ses formes rétro­grades comme dans ses formes avan­cées, l’exploitation sub­siste dans sa tota­li­té : quelles qu’en soient les moda­li­tés le tra­vailleur est tou­jours le simple exé­cu­tant qui doit subir toutes les vicis­si­tudes de la tech­nique et de la socié­té ; à aucun moment il n’est autre chose qu’un simple objet dont on exige ce qui est néces­saire vu la tech­nique du moment. La moder­ni­sa­tion tech­nique a intro­duit la notion de pro­duc­ti­vi­té ; à la fatigue phy­sique se sub­sti­tue la fatigue ner­veuse ; la réduc­tion de la durée du tra­vail n’a plus de sens avec les heures sup­plé­men­taires, ou l’inadaptation des struc­tures (trans­ports, loge­ment) ; les loi­sirs et les congés payés peuvent paraître être autant une réponse à la néces­si­té de recons­ti­tuer la force ner­veuse de tra­vail qu’une conquête sociale réelle ; si rela­ti­ve­ment il y a moins d’aliénation dans le tra­vail, on peut se deman­der dans quelle mesure cette alié­na­tion n’est pas relayée par une alié­na­tion dans la consom­ma­tion, à laquelle se trouve liée celle d’un plus grand confor­misme de vie. Les diri­geants uti­lisent la tech­nique et le tra­vail sala­riée en ne se sou­ciant d’autres inté­rêts que les leurs, seule­ment dans la mesure où cela est néces­saire au main­tien de leurs pri­vi­lèges : toute conquête sociale n’apparaît plus à la longue qu’une néces­si­té pour l’aménagement de la socié­té d’exploitation et nul­le­ment un pas vers une socié­té socia­liste.

Face à ce para­doxe d’une socié­té qui main­tient l’essentiel de son carac­tère de socié­té d’exploitation mais qui, pour sur­vivre se trouve contrainte de céder aux tra­vailleurs pour ten­ter l’impossible afin de les inté­grer, qui a besoin d’eux non seule­ment comme pro­duc­teurs mais aus­si comme consom­ma­teurs, on a l’impression qu’il suf­fi­rait de peu de choses pour qu’ils deviennent les maîtres de leur propre des­tin. Au contraire ils semblent par­fois accep­ter une alié­na­tion sup­plé­men­taire dans le tra­vail (par exemple dans les hures sup­plé­men­taires) pour conqué­rir les biens matériels.

Pour tous ceux qui avaient rêvé une classe révo­lu­tion­naire en per­ma­nence (sou­vent parce qu’ils s’en pensent, consciem­ment ou non, les chefs ou les guides éclai­rés) le pro­lé­ta­riat « n’est plus ce qu’il était » ; les uns déplo­rant « l’individualisme » et la source à la pos­ses­sion des objets maté­riels se dou­blant de celle aux heures sup­plé­men­taires ; face au cou­rant contre lequel ils ne peuvent rien ils conti­nuent à cla­mer des « véri­tés éter­nelles » dans des cercles res­treints qui recon­naissent leur valeur de « mili­tants sacri­fiant sa vie à son idéal ». D’autres essaient constam­ment de rac­cro­cher la classe ouvrière qui se dérobe à leurs ana­lyses, cher­chant avec un oppor­tu­nisme constant quels sujets pour­raient inté­res­ser les tra­vailleurs au point de les faire entrer dans la « bonne orga­ni­sa­tion ». Il y a enfin les cama­rades qui cherchent constam­ment à déce­ler dans les tra­vailleurs les traits « révo­lu­tion­naires » d’il y a 50 ou 100 ans et qui errent déses­pé­ré­ment à la recherche de « l’homme ». La leçon que beau­coup pour­rait com­prendre aujourd’hui (mais que des œillères empêchent de voir) est que les luttes des tra­vailleurs ne sont jamais offen­sives mais défen­sives : au départ toutes les luttes sont déclen­chées pour main­te­nir des condi­tions de vie qui sont celles que la socié­té capi­ta­liste lui a faites. Il n’y a pas de morale de la vie ouvrière : les tra­vailleurs vivent dans leur époque et beau­coup de leurs reven­di­ca­tions, de leurs ambi­tions sont ambi­guës ; ce dont nous devons tenir compte, ce n’est pas du monde que nous vou­drions voir, mais du monde qui existe ; nous devons nous rendre compte qu’avec la tech­nique un uni­vers nou­veau s’est intro­duit, aus­si bien dans les rap­ports de tra­vail que dans la vie de chacun.

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Les luttes depuis 15 ans n’ont plus le carac­tère cohé­rent qu’elles pou­vaient paraître avoir autre­fois (c’est une consta­ta­tion et non un regret). Si l’on conti­nue de pen­ser les luttes comme une pers­pec­tive révo­lu­tion­naire, on est trop sou­vent ten­té d’incriminer les hommes et les orga­ni­sa­tions, et de sor­tir à leur sujet tout le voca­bu­laire tra­di­tion­nel (tra­hi­son, dégé­né­res­cence, etc.). Mais les ins­ti­tu­tions ne sont que le reflet de la socié­té, cette inco­hé­rence reflète plus le bou­le­ver­se­ment et la diver­si­té d’un monde en trans­for­ma­tion rapide, le rôle joué par les orga­ni­sa­tions est celui qui est néces­si­té par cette société.

Il est un niveau des luttes qui est géné­ra­le­ment oublié par ceux qui rêvent de « grandes luttes » parce que ce sont les seules qui s’accordent à leurs rêves poli­tiques. C’est le niveau des luttes indi­vi­duelles qui est insé­pa­rable du tra­vail lui-même. Pour tous les tra­vailleurs, ouvriers ou employés, le fait bru­tal de l’exploitation sub­siste quelles que soient les condi­tions du tra­vail lui-même. Il s’exprime à dif­fé­rents niveaux : salaires, cadences, temps de tra­vail, absur­di­té, hié­rar­chie, etc. À ce niveau , d’une manière ou d’une autre s’exprime la contes­ta­tion fon­da­men­tale du tra­vail sala­rié, contes­ta­tion qui est d’abord une atti­tude indi­vi­duelle, très variable sui­vant les condi­tions elles-mêmes de l’exploitation. C’est la trame de la vie même du tra­vailleur : démer­dage indi­vi­duel, reven­di­ca­tion à l’échelle du tra­vailleur ou de petits groupes (ate­lier ou bureau), sen­ti­ment de pos­sé­der le patron. C’est peut-être sur ce plan que se situe la plus grande soli­da­ri­té des tra­vailleurs, que se dif­fé­ren­cient ceux qui sont inté­grés et ceux qui ne le sont pas. À ce niveau, les syn­di­cats ne jouent aucun rôle ; au contraire, ils butent sou­vent sur ces reven­di­ca­tions élé­men­taires ; elles sont « anar­chiques » quant à sa propre fina­li­té, elles sont insai­sis­sables ; au contraire, elles redonnent au syn­di­cat et au délé­gué leur rôle réel dans la socié­té capi­ta­liste, celui d’un orga­nisme exté­rieur que l’on uti­lise, d’un ser­vice dont on est un usa­ger. Le délé­gué est consi­dé­ré (comme le cadre) comme celui qui doit rendre un cer­tain ser­vice, il suf­fit pour être fixé d’en­tendre les réflexions « il (le délé­gué) n’est même pas capable d’ob­te­nir ça », et en regard, la réflexion du délé­gué qui ne com­prend pas « ils (les tra­vailleurs) sont bien contents de me trou­ver pour des bri­coles, mais le jour où il faut mar­cher (sur l’ordre du syn­di­cat), il n’y a plus per­sonne ». Il faut bien consta­ter la réa­li­té et la force de ces atti­tudes indi­vi­duelles ou des ces groupes élé­men­taires (qui par­fois s’oppose à tel ou tel autre groupe ou tra­vailleur) ; mais ils sont mou­vants, insai­sis­sables, non conscients de leur force, s’organisant spon­ta­né­ment dans des cir­cons­tances pré­cises, mais dis­pa­rais­sant dès que le but qui les avait fait naître est atteint ; s’ils agissent ce n’est jamais au nom de prin­cipes, sou­vent, ils res­tent fer­més et ils ont une per­cep­tion nette des limites de leur action. Par exemple, si une action sur le plan d’un ate­lier reje­ter l’intervention du délé­gué ou du syn­di­cat, les tra­vailleurs refusent d’étendre cette action et d’entrer ouver­te­ment en lutte avec les orga­ni­sa­tions sur le plan de l’usine.

Au-delà de ces luttes élé­men­taires, force est bien de consta­ter le rôle que conti­nuent à jouer les orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Leur inter­ven­tion pré­sente tou­jours un carac­tère ambi­gu et il est tout aus­si faux de pré­tendre qu’il ne repré­sente plus rien que de dire que c’est une orga­ni­sa­tion expri­mant les luttes ouvrières.

L’ambiguïté fon­da­men­tale du syn­di­cat c’est qu’il est d’abord un orga­nisme ayant une fonc­tion pré­cise dans la socié­té capi­ta­liste, mais que pour jouer ce rôle il conserve vis-à-vis de nombre de tra­vailleurs le visage d’une orga­ni­sa­tion ouvrière. Il est cer­tain que beau­coup de tra­vailleurs sentent le syn­di­cat comme exté­rieur, que beau­coup d’autres le rejettent ; mais néan­moins, il reste dans beau­coup de cas l’organisation vers laquelle on se tourne dont on attend quelque chose. C’est donc qu’il intro­duit encore une sorte de com­mu­nau­té même si celle-ci, sur le plan de l’entreprise n’est plus qu’une sorte de clan. Il uni­fie les reven­di­ca­tions, leur fait dépas­ser le niveau de l’atelier ou de l’entreprise même si, consciem­ment il les déforme, les réduit, les détourne de leur sens. Il joue quand même un rôle coor­don­na­teur à l’échelon de l’entreprise, de la pro­fes­sion, de l’état, par le seul fait qu’il cherche à s’insérer à ces niveaux avec sa propre poli­tique. Il peut même impul­ser des luttes, dans l’intérêt et avec la tac­tique de l’organisation, mais jouant quand même, objec­ti­ve­ment un rôle moteur.

Cer­tains parlent de dégé­né­res­cence des syn­di­cats (ce qui les auto­rise à lut­ter pour redres­ser les syn­di­cats, de l’intérieur ou de l’extérieur). Mais dans leur struc­ture pré­sente, avec leurs « défauts », les syn­di­cats ne sont pas du tout une machine dégé­né­rée et faible, mais une machine bureau­cra­tique bien vivante et effi­cace et dont le fonc­tion­ne­ment tend constam­ment à être encore plus effi­cace. Cela ne tient pas à la volon­té des hommes qui sont dedans, mais au fait que le syn­di­cat tel que l’a mode­lé l’histoire, a une fonc­tion pré­cise dans la socié­té et qu’il se pose même comme ayant voca­tion à la ges­tion de l’Etat. Mais pour jouer ce rôle il est contraint d’être vis-à-vis des tra­vailleurs un corps vivant, d’y prendre sa sève sans quoi il ne serait rein. Il ne tient sa place dans la socié­té, comme toute ins­ti­tu­tion, qu’en s’appuyant sur la réa­li­té des tra­vailleurs. Mais il devient, comme une muni­ci­pa­li­té, un orga­nisme d’administration et n’est aucu­ne­ment, mal­gré les appa­rences qu’il peut conser­ver, un orga­nisme de lutte, de revendications.

Il est néces­saire de com­prendre tout ceci pour sai­sir le jeu réel des syn­di­cats dans la socié­té d’aujourd’hui. Une bonne par­tie des tra­vailleurs n’ont d’ailleurs plus d’illusions à ce sujet. Mais il ne s’agit pas chez eux d’une réflexion, et d’une cri­tique posi­tive, encore moins d’une ten­ta­tive de construire d’autres orga­ni­sa­tions. C’est un réa­lisme qui leur fait dépas­ser les syn­di­cats quand les cir­cons­tances s’y prêtent, qui redonne tout leur sens à leurs propres reven­di­ca­tions défor­mées par le syn­di­cat, qui leur fait dépas­ser le plu­ra­lisme syn­di­cal pour for­cer les orga­ni­sa­tions à s’unir, à juger à leur valeur les manœuvres et les défor­ma­tions politiques.

C’est ce réa­lisme qui règle les rap­ports classe ouvrière-syn­di­cats dans les luttes. Les syn­di­cats se servent des tra­vailleurs comme d’une armée de manœuvre sur l’échiquier poli­tique sûrs qu’ils sont, en toute cir­cons­tance, de gar­der cette armée en mains, et de conser­ver leur pou­voir dans l’Etat. Les tra­vailleurs se servent des syn­di­cats avec le sen­ti­ment (don­né par de mul­tiples expé­riences) qu’ils sont puis­sants et par­tout pré­sents et qu’il est inutile de cher­cher à faire autre chose que de s’en ser­vir. C’est ce qui fait aus­si à notre avis, l’importance prise par les luttes à l’échelon indi­vi­duel ou des petits groupes parce qu’elles échappent pour une bonne part à l’emprise des syndicats.

En dehors des luttes, les tra­vailleurs prennent bien les syn­di­cats pour ce qu’ils sont : un ser­vice juri­dique, un ser­vice social, un orga­nisme qui dis­pense des ren­sei­gne­ments, des avan­tages et par­fois des places. On attend du délé­gué qu’il puisse vous ren­sei­gner sur tout, qu’il puisse « inter­ve­nir » un peu comme un dépu­té à la cam­pagne. La presse syn­di­cale est plus un mémen­to juri­dique des droits que le reflet des luttes. Dans cet aspect inté­gré et léga­liste, point n’est besoin de mili­tants actifs ; au niveau de l’entreprise, de bons fonc­tion­naires syn­di­caux suf­fisent, capables de ramas­ser conscien­cieu­se­ment les coti­sa­tions, de dis­tri­buer les tracts et les mots d’ordre, de trans­mettre des infor­ma­tions aux cadres supé­rieurs de l’organisation, à l’état major qui décide de tout. La force du syn­di­cat ne se mesure plus à sa com­ba­ti­vi­té mais à son audience ; le nombre de voix recueillies aux élec­tions pro­fes­sion­nelles compte plus que tout ; les sou­cis élec­to­raux priment ; il en res­sort une déma­go­gie annuelle qui s’étend de l’échelon de l’entreprise à l’échelon natio­nal ; et pour avoir le plus de clients dans une classe de tra­vailleurs très hété­ro­gène, le syn­di­cat est conduit à une uni­fi­ca­tion des reven­di­ca­tions telle qu’elles ne font que fixer les struc­tures de la socié­té exis­tante ; c’est pour recueillir l’adhésion du plus grand nombre que les reven­di­ca­tions syn­di­cales sont tou­jours hié­rar­chi­sés, reflé­tant en cela les struc­tures hié­rar­chiques de la socié­té capitaliste.

Sur le plan de l’entreprise, à l’extrême, les délé­gués arrivent à jouer un rôle sem­blable à celui du syn­di­cat à l’échelon de l’Etat ; ils deviennent une sorte de corps ges­tion­naire du tra­vail des sala­riés, inter­mé­diaires entre la direc­tion et les tra­vailleurs. Bien sou­vent, les choses ne sont pas si nettes. Mais il arrive par­fois une cir­cons­tance de la vie de l’entreprise qui tout d’un coup montre les délé­gués dans leur vrai rôle. D’une manière géné­rale, on peut dire aus­si que peu à peu, à la faveur des luttes et des petits évé­ne­ments de la vie de l’entreprise, il y a une sorte de logique objec­tive qui isole les mili­tants ouvriers authen­tiques et main­tient dans les fonc­tions syn­di­cats seule­ment les bureau­crates capables de jouer le rôle que la socié­té assigne au délé­gué syn­di­cat ; Dans tout ceci, il n’y a pas un reproche, ni des regrets, mais sim­ple­ment une consta­ta­tion de ce qui existe.

Il faut prendre les syn­di­cats pour ce qu’ils sont et non pour ce que nous vou­drions qu’ils soient. Par­mi « les mili­tants d’avant-garde » qui oeuvrent pour le par­ti révo­lu­tion­naire, leurs cri­tiques viennent tou­jours de la pré­oc­cu­pa­tion (consciente ou non) de créer ou de conqué­rir un appa­reil. S’ils étaient aus­si puis­sants que les « grands par­tis » ils auraient cer­tai­ne­ment d’aussi bonnes rai­sons que les par­tis d’aujourd’hui pour fou­ler aux pieds leurs grands prin­cipes d’aujourd’hui. Ceux qui parlent de dégé­né­res­cence, c’est par rap­port à leurs propres buts révo­lu­tion­naires. Mais par rap­port à leurs buts pré­sents, le PC ou la CGT ne sont nul­le­ment dégé­né­rés. Il y a long­temps que les syn­di­cats se sont déga­gés des condi­tions qui ont pré­si­dé à leur nais­sance. On peut se deman­der, si dès le départ, le syn­di­cat ne s’est pas posé comme devant assu­mer la fonc­tion sociale qu’il prend aujourd’hui ; ce sont les condi­tions qui ont pré­si­dé à sa nais­sance qui ont dis­si­mu­lé cette fonc­tion et lui ont fait attri­buer le carac­tère révo­lu­tion­naire que beau­coup vou­draient encore lui prê­ter, et qu’en fin de compte, il n’a peut-être jamais eu. Il serait cer­tai­ne­ment inté­res­sant de retra­cer l’histoire du mou­ve­ment syn­di­cal sous cet angle et non plus sous celui d’une dégé­né­res­cence [[Il est impor­tant de dis­cu­ter de cette ques­tion car les cama­rades qui pensent à construire un « bon syn­di­cat » sont ceux qui parlent de dégé­né­res­cence. A notre avis, il faut situer le débat sur un plan plus géné­ral. Toute ins­ti­tu­tion qui se déve­loppe dans une socié­té répond à une néces­si­té du déve­lop­pe­ment objec­tif de cette socié­té. Mais elle ne sur­git pas des rap­ports éco­no­miques et sociaux qui la néces­sitent toute armée, bien conçue et construite pour le but fixé, pas plus qu’elle ne vient d’une action concer­tée de ceux qui la mettent en place. Per­sonne ne fait volon­tai­re­ment l’histoire, pas plus les capi­ta­listes que les tra­vailleurs. Le carac­tère réel d’une ins­ti­tu­tion ne se dégage réel­le­ment que lorsque les condi­tions par­ti­cu­lières qui ont pré­si­dé à sa nais­sance s’estompent. Pour le syn­di­cat on pour­rait même dire que sa léga­li­sa­tion ouvre sa déca­dence en tant qu’institution : l’autorité de l’Etat ne peut ren­for­cer sous la forme d’un cadre juri­dique, que ce qui cesse d’être vivant et doit être imposé.]].

Quelle place ont dans les syn­di­cats les mili­tants ouvriers qui refusent les pers­pec­tives offi­cielles du par­ti et du syn­di­cat ? Quand leur acti­vi­té ne gêne pas les direc­tives syn­di­cales, ils servent avant tout de « cau­tion démo­cra­tique » ; le syn­di­cat est fait pour une bonne part de mili­tants de base qui croient sou­vent œuvrer pour les tra­vailleurs et qui, en fin de compte, n’oeuvrent que pour le syn­di­cat. Quand leur acti­vi­té gêne les direc­tions syn­di­cales, c’est l’expulsion bureau­cra­tique, ou la mise à l’écart. Les plus valables, par­mi les mili­tants ouvriers épuisent leur temps et leur vie dans des palabres, comme un pri­son­nier tourne en rond dans sa cel­lule. Ils servent de cau­tion démo­cra­tique aux bureau­crates et contri­buent à main­te­nir pour le plus grand bien de l’organisation, la façade d’organisation de lutte de classe ; ils sont faci­le­ment neu­tra­li­sés, d’autant plus faci­le­ment que les déci­sions essen­tielles ne passent pas par eux mais sont prises dans les ins­tances poli­tiques, dont ils ne font pas par­tie ; s’ils ne peuvent être neu­tra­li­sés, ils sont exclus de l’organisation et se retrouvent avec l’isolement qu’ils avaient vou­lu évi­ter, mais avec beau­coup d’amertume, parce qu’ils ne com­prennent pas. Même quand ils sont dans l’organisation qu’ils pensent pou­voir réfor­mer ou bien parce que « les tra­vailleurs y sont », ils portent mal­gré eux et tous leurs efforts, l’ambiguïté de l’organisation.

Pour nous, l’appartenance à un syn­di­cat n’est pas du tout aujourd’hui le signe d’une conscience de classe pous­sée ; au contraire, des témoi­gnages, des enquêtes, notre propre expé­rience, nous ont appris que sou­vent ce sont les tra­vailleurs les mieux inté­grés à l’entreprise qui adhé­rent aux syn­di­cats. Pour nous, le pro­blème n’est pas d’être dans ou hors des syn­di­cats, comme il n’est pas non plus de créer de nou­velles orga­ni­sa­tions. Depuis une dizaine d’années que de ten­ta­tives pour regrou­per ceux que l’activité pré­sente des syn­di­cats ne satis­fait pas du tout ; mais ten­ta­tives qui n’expliquent nul­le­ment pour­quoi les syn­di­cats en sont là, et quel rôle ils jouent dans la socié­té, et qui fina­le­ment, objec­ti­ve­ment ou non, abou­tissent à main­te­nir dans les orga­ni­sa­tions tra­di­tion­nelles tous les mili­tants pour le plus grand pro­fit des bureau­cra­ties syn­di­cales. Nous en avons assez des che­vaux de bataille du genre de l’Unité, du CLADO, du MSUD, du Comi­té des syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires où en fin de compte les « poli­tiques » essaient d’entraîner les « mécon­tents du syn­di­cat » à la conquête pour le compte de leur orga­ni­sa­tion, de l’appareil syn­di­cal. Nous n’avons que faire de défi­nir « pour les tra­vailleurs » une nou­velle forme d’organisation. Ce serait facile sur le papier, mais quel sens cela aurait par rap­port aux tra­vailleurs qui doivent eux-mêmes créer leurs formes de lutte et qui n’en défi­nissent aucune en ce moment [[On peut sou­li­gner le para­doxe qui consiste à don­ner aux tra­vailleurs des conseils de lutte dans le genre « for­mez vos comi­tés auto­nomes de lutte » etc. comme si cela était pos­sible à tout moment et dépen­dait de la « volon­té » des tra­vailleurs. Mais l’existence de tels comi­tés ne serait pas une voie vers la révo­lu­tion, elle serait la révo­lu­tion, une prise du pou­voir social par les tra­vailleurs. Cela signi­fie en fin de compte que l’on donne des conseils pour « faire la révo­lu­tion » dans l’optique de l’organisation qui avance ces conseils. Ce n’est nul­le­ment une expli­ca­tion sur la manière de lut­ter dans la socié­té capi­ta­liste au milieu des contra­dic­tions des ambi­guï­tés et compte tenu des situa­tion particulières.]].

S’il y a une leçon à tirer de tout ce que nous venons de dire, c’est qu’il n’y a pas de place pour une orga­ni­sa­tion per­ma­nente révo­lu­tion­naire dans la socié­té capi­ta­liste d’aujourd’hui. Ce sera peut-être faux demain, nous n’en savons rien. Tout orga­nisme de lutte issu des tra­vailleurs se crée dans les condi­tions objec­tives d’une lutte (et pos­sède une valeur exem­plaire dans ces condi­tions). Mais il cesse d’être un orga­nisme por­té par les tra­vailleurs dès que quelques uns essaient de le pro­lon­ger arti­fi­ciel­le­ment, en lui don­nant un carac­tère per­ma­nent, un carac­tère plus ou moins légal. Il cesse alors d’être peu à peu l’émanation des tra­vailleurs. De même, toute orga­ni­sa­tion qui veut lut­ter « pour les tra­vailleurs », créée par la volon­té de quelques uns, en par­tant d’une cri­tique valable de la socié­té capi­ta­liste, cesse peu à peu d’avoir sa « pure­té ori­gi­nelle » et se trouve fina­le­ment condi­tion­née par la socié­té exis­tante et les ten­dances de cette socié­té, même si ses pers­pec­tives paraissent res­ter révo­lu­tion­naires. Le pro­blème n’est donc pas de créer ou de modi­fier une orga­ni­sa­tion ; dès qu’elle pren­dra de l’importance, dès qu’elle affron­te­ra l’action à l’échelon de la socié­té, elle ten­dra à jouer objec­ti­ve­ment le rôle qui lui est assi­gné par les rap­ports géné­raux de cette société.

Le pro­blème pour nous tous, c’est d’être au niveau des luttes quand elles se pro­duisent, de com­prendre le carac­tère qu’elles ont dans notre temps, leur sens dans notre époque et d’aider les tra­vailleurs à les por­ter au maxi­mum où ils jugent bon de les pour­suivre. Ce n’est pas en essayant de faire entrer les luttes dans le cadre d’institutions qui, comme les syn­di­cats, sont des struc­tures sociales fixes et légales que nous pou­vons com­prendre le sens révo­lu­tion­naire d’une lutte, son carac­tère de contes­ta­tion de la socié­té pré­sente et aider les tra­vailleurs là où nous sommes. Ce ne sont pas les hommes qui font les situa­tions, ce n’est pas avec des idées tirées sou­vent du pas­sé que nous aurons une « acti­vi­té révo­lu­tion­naire » ; au contraire, ce sont les situa­tions qui font les hommes ; c’est en com­pre­nant quelle est notre socié­té, quelles sont les forces qui la dominent et qui la mènent que nous com­pren­drons com­ment et pour­quoi les tra­vailleurs ont telle ou telle atti­tude et que nous sau­rons quelle est la signi­fi­ca­tion de cette attitude.

Parce que nous refu­sons de voir ces évi­dences, beau­coup d’entre nous res­tent iso­lés : pri­son­niers d’un syn­di­cat, décou­ra­gés sou­vent, iso­lés des tra­vailleurs à la fois par leur atti­tude de « mili­tants » à laquelle se mêle la las­si­tude et par­fois une sorte de mépris, tout cela parce que nous conti­nuons à voir les choses avec les yeux du pas­sé, d’un pas­sé dont nous fai­sons d’autant plus un idéal, un exemple, un mythe, qu’il ne cor­res­pond plus à la situa­tion d’aujourd’hui.

La seule atti­tude « révo­lu­tion­naire » valable, ce n’est pas celle de la fidé­li­té, c’est celle de la clair­voyance, de la com­pré­hen­sion. C’est une tâche dif­fi­cile et ingrate. Il faut presque retrou­ver les sen­tiers des mili­tants d’avant le début du siècle. La pre­mière chose à rompre c’est l’isolement.

Mal­gré les appa­rences, on est peut être plus sûre­ment iso­lé à l’intérieur du syn­di­cat qu’à l’extérieur, en venant aux tra­vailleurs avec une éti­quette, des mots d’ordre. Mais là n’est pas le pro­blème. Des situa­tions par­ti­cu­lières peuvent par­fai­te­ment jus­ti­fier l’appartenance à une sec­tion syn­di­cale. Mais les cama­rades qui se trouvent dans cette situa­tion doivent avoir une pleine conscience du rôle du syn­di­cat et des cir­cons­tances par­ti­cu­lières qui lui per­mettent encore d’avoir une posi­tion de lutte de classe à l’intérieur du syn­di­cat. Dans cette situa­tion, il n’aura la confiance des tra­vailleurs que s’il est un mili­tant ouvrier avant d’être un mili­tant syn­di­cal (à plus forte rai­son avant d’être mili­tant d’un parti).

Ce n’est qu’à cette condi­tion que l’on peut sor­tir de l’isolement : il ne faut pas lut­ter pour l’organisation, pour répandre ses idées (si bonnes soient-elles) mais lut­ter avec et pour tous les tra­vailleurs de l’entreprise. C’est d’abord une atti­tude indi­vi­duelle dans le tra­vail, dans les rap­ports de tra­vail avec les cama­rades de tra­vail et avec la hié­rar­chie, c’est une inter­ven­tion dans tous les évè­ne­ments concrets de la vie des tra­vailleurs, depuis les petits inci­dents de chaque jour, jusqu’aux luttes qui peuvent se dérou­ler ; inter­ven­tion non pour dire ce qu’il « faut » faire, mais pour aider les cama­rades à faire ce qu’ils veulent faire et par­ti­ci­per si l’on est per­son­nel­le­ment enga­gé dans la lutte. Si les cir­cons­tances sont favo­rables, (c’est très rare­ment le cas aujourd’hui) cette inter­ven­tion peut se faire sous la forme de bul­le­tin d’entreprise, se situant sur le plan concret de l’entreprise et dif­fu­sant des infor­ma­tions sur l’entreprise, sur les rap­ports de tra­vail, sur les luttes, et essayant de mon­trer le sens que tout cela peut avoir dans la socié­té où nous vivons. Il y a sur le plan des entre­prises, tout un tra­vail de défri­chage à faire qui relève à la fois de l’information et de la dis­cus­sion, tra­vail que les sec­tions syn­di­cales devraient faire, mais qu’elles ne peuvent même pas envi­sa­ger, soit parce que seuls les évè­ne­ments les inté­ressent, évè­ne­ments à impli­ca­tions poli­tiques, soit parce que les délé­gués sont inté­grés et ne peuvent entrer en conflit avec les directions.

La plu­part des cama­rades qui refusent de voir l’évolution des syn­di­cats, que ces cama­rades soient dans les syn­di­cats ou en dehors, res­sentent un iso­le­ment, non seule­ment dans leur entre­prise, mais sur­tout par rap­port aux cama­rades se trou­vant dans la même situa­tion dans d’autres entre­prises. Igno­rance de l’évolution réelle des tech­niques et des rap­ports de pro­duc­tion, igno­rance des luttes qui se déroulent, cloi­son­ne­ment des petits groupes qui gardent jalou­se­ment dans leur bouillon de culture les contacts ouvriers qu’ils peuvent avoir, tout un ensemble de carence que les syn­di­cats, les orga­ni­sa­tions grandes ou petites créent et entre­tiennent parce que telle est la néces­si­té objec­tive de leur exis­tence en tant qu’organisation. Il serait temps main­te­nant que beau­coup de cama­rades com­mencent à se rendre compte du sens de l’évolution géné­rale des syn­di­cats, que nous met­tions en com­mun notre iso­le­ment et notre pau­vre­té, en serait-ce que pour un échange et une confron­ta­tion. Ces liai­sons hori­zon­tales sup­po­se­raient que per­sonne ne vient avec l’idée pré­con­çue de créer une nou­velle orga­ni­sa­tion ou de recru­ter pour ses idées ou son parti.

Pour le reste, c’est nous-mêmes en tant que tra­vailleurs qui le feront, ce sont tous les tra­vailleurs qui le feront. Nous ne pen­sons pas que nous allons bou­le­ver­ser le monde ; nous essayons seule­ment de dépas­ser nos expé­riences par­ti­cu­lières qui ne rentrent pas du tout dans tous les cadres que l’on nous pro­pose. C’est pour cela que nous pen­sons qu’il faut lais­ser de côté les éti­quettes, quelles qu’elles soient, les pro­grammes et les « buts révo­lu­tion­naires », d’abord trou­ver les moyens maté­riels qui nous aident dans notre lutte de chaque jour, et avec d’autres cama­rades voir le sens de ce que nous faisons.

Si nous pou­vons par­ve­nir à cela, un grand pas aura déjà été fait.

[/​Simon/​]

La Presse Anarchiste