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Le premier grand nom qui nous arrête est celui d’Érasme (1467 – 1536). Érasme est l’un de ceux qui ont le plus fait à cette époque pour affranchir l’esprit humain et abattre les idoles. C’était ce que nous appelons aujourd’hui un écrivain social (d’ailleurs plus avancé que nos écrivains sociaux), un représentant de la littérature d’idées opposée à la littérature de l’art pour l’art. C’était, je ne dirai pas lui libre-penseur — ce mot a été galvaudé depuis, mais un penseur libre, ce qui est bien différent. Érasme n’est pas un virtuose : c’est un professeur d’énergie, un vrai, car, en affirmant sa propre individualité, il aide les autres à s’affirmer eux-mêmes ; il éveille leur esprit libertaire au contact du sien. C’est un animateur dans toute la force du terme. C’est un des « sommets » de l’esprit critique au
L’individualisme d’Érasme ne respecte rien. L’auteur de l’Éloge de la folie appelle les princes des « bandits ». Il combat toute tyrannie sans aucun ménagement. « De tous les oiseaux, disait Érasme, l’aigle est le seul qui ait paru aux sages, représenter dignement la royauté : il n’a ni beauté, ni ramage, mais il est carnivore, rapace, pillard, dévastateur, querelleur, solitaire, haï de tous, fléau de tous : il a un immense pouvoir de nuire, et, plus de volonté encore que de pouvoir. »
Érasme n’a pas vieilli, et tels passages de son œuvre pourraient être signés Sébastien Faure ou Kropotkine. Il y aurait bien peu de choses à ajouter à ce qu’a écrit Érasme il y a quatre cents ans. Érasme, c’est le bon sens fait homme. Cet homme raisonne sur toute chose avec une lucidité d’esprit étonnante. Sa curiosité s’exerce dans toutes les directions. Son érudition n’est pas un déballage de vieux papiers comme celle de nos membres de l’Institut : elle est créatrice et vivante. Érasme se mêle à la vie, à toute la vie. De sa tour d’Ivoire, il jette sur ses contemporains un coup d’œil ironique, il leur décoche des traits acérés. Ils portent. Ils démolissent chaque fois quelque chose ou quelqu’un. Ses invectives ne sont pas dispensées en vain. On ne peut qu’aimer Érasme qui a accompli pour son temps une besogne de nettoyage intégral dont les hommes avaient tant besoin, car la propreté n’était guère une vertu moyennageuse. Aimons ce pamphlétaire, précurseur de Chamfort et de Rivarol, ce créateur de valeurs, cet hygiéniste moral et physique auprès duquel nos réformateurs ne sont que des pygmées.
Érasme est un des cerveaux les plus puissants, les mieux organisés du
Tout correcteur d’imprimerie devrait avoir en vénération Érasme et travailler son portrait sous les yeux. Car, correcteur lui-même, il fut l’un de leurs premiers émancipateurs ! « Érasme fut la goutte d’eau » dit Michelet, qui emporta les digues des eaux amoncelées. Ses adages lui acquirent une juste célébrité, et son influence fut grande. Holbein le peint, couronné de laurier, entraînant le monde à sa suite dans des chemins nouveaux.
Homme d’action, qui agit par ses idées, rien de ce qui est humain n’est étranger à Érasme Il a réfléchi et émis une opinion personnelle sur toutes les questions, pris beaucoup de notes et fait de nombreuses constatations. Érasme pénètre dans la vie pratique, matérielle, dans les moindres détails de la vie domestique, scrute les plus humbles aspects de notre existence quotidienne, et, chemin faisant, sème ses écrits de réflexions profondes. Il donne des conseils d’hygiène et critique le système d’impôts. Ce publiciste ne se croit pas déshonoré parce qu’il s’occupe de 1’«allaitement maternel ». Mieux que M. Brieux, il résout la délicate question des « remplaçantes ». C’est même l’un des ancêtres du féminisme, dont il désapprouverait, sans nul doute, certaines tendances.
L’individualisme d’Érasme — bien loin d’être une caricature d’individualisme — ne tente de détruire qu’afin d’édifier sur des bases meilleures une société nouvelle. Mais il ne se fait pas d’illusions là-dessus : il sait ce que valent les hommes, et combien la chair est faible. Il sait qu’il y a, parmi eux, des renégats, des jaunes et des dissidents. Il n’a qu’un espoir limité en la sagesse humaine. L’humanisme d’Érasme s’accorde avec son individualisme, ou plutôt il est la résultante de son individualisme qui n’accepte que ce que la raison lui démontre — bien avant Descartes — comme étant juste et vrai. Ce qu’on appelle improprement d’ailleurs, « l’esprit moderne » est dans Érasme. Ce n’est pas un non sens que de le reconnaître. Ce grand homme mérite d’être considéré comme un initiateur. Son influence a été bienfaisante à un certain moment, et, de nos jours, il serait bon de le relire. Bayle, cet autre publiciste, égaré dans le siècle de Louis-le-Grand lui consacrera un article dans son Dictionnaire. Montesquieu se souviendra de lui, et sa sensibilité, aussi riche que sa pensée, annonce celle de Rousseau. Pour son indépendance et sa sincérité, Érasme a droit au titre de bienfaiteur de l’humanité, usurpé par tant d’autres.
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Ce qu’a fait Érasme, un curé, de son côté, l’a accompli selon ses ressources, celles de son génie qui sont immenses. Rabelais (1495 – 1553) n’a pas chômé non plus. Rabelais est autre chose qu’un ventre, ainsi qu’a tenté de le démontrer Victor-Hugo dans un chapitre de son William Shakespeare consacré aux Génies.
Rabelais est un « ventre » mais ce ventre est fécond, car ce n’est point un « ventre doré ». Il accouche de vérités bonnes à dire et à répandre.
Voilà encore un surhomme ! La sagesse de Rabelais est un des aspects les plus vivants, les plus marquants de l’esprit critique. Il prend il parole pour ceux qui ne parlent pas, et il pense pour tous. Rabelais est une synthèse des courants les plus divers, des forces contraires qu’il fait converger dans le sens de la vérité humaine. Rabelais, c’est toute la science et tout l’art de son temps, c’est l’homme intégral, l’homme complet, esprit et ventre, l’homme sentant, pensant et agissant. Il est de ceux que plus tard Emerson et Carlyle appelleront des representative men, des « héros ».
Le rire de Rabelais est créateur : c’est le rire de la critique, — rire qui n’a rien de pédant (La Gaya scienza de Nietzsche), s’attaquant à tous les préjugés, à toutes les institutions mort-nées, sapant les bases d’un monde pourri, — rire délivré de toutes lisières et connaissant l’ivresse de se développer on toute liberté, raillant tout, s’amusant de tout, bêchant choses et gens, mais aussi retrouvant, au fond de toute chose, la vérité essentielle qu’elle contient. Rabelais n’est point grossier, quoi qu’en pensent nos faiseurs de manuels. Il est ailé et sacré, comme le poète platonicien. Il faut être grossier soi-même pour trouver de la grossièreté dans Pantagruel, grossièreté qui, si elle existe, est plus spirituelle que celle de nos petits précieux pour prix Goncourt ou Vie Heureuse !
Le rire profond de Rabelais, rire spirituel qui ne consiste pas seulement à entr’ouvrir une mâchoire, s’étend à tous et toutes. Lire Rabelais, c’est guérir de l’entérite. C’est chasser toute mélancolie : c’est vivre, au sens total du mot, physiquement et intellectuellement, chose qu’on ne nous permet pas, c’est s’évader de la plate réalité, dans le rêve le plus éthéré ! La critique de Rabelais, s’exerçant sur la vie entière, comme celle d’Érasme, applique à toute chose la méthode expérimentale — celle d’Aristote, de Léonard de Vinci et de Bacon. Il part des faits pour aboutir à des idées. Critique supérieure, humanisme (non pas humanitarisme, ne confondons pas), amour de la justice (pas celle des tribunaux), et de la vraie science, et de la vraie liberté, et de la vraie égalité, horreur du faux, du mensonge et du laid, tel est notre héros qui n’a rien de national.
Rabelais est un Européen, un grand Européen dans le genre de Goethe, Nietzsche et Romain Rolland. Voilà sa gloire. Rabelais a été l’ennemi de la guerre : ni Voltaire, ni Pascal n’ont combattu avec autant de bonnes raisons la stupidité et l’idiotie de la guerre. Rabelais prononce le mot an-archie (il figure en toutes lettres dans son œuvre). Il proclame que tout individu doit être libre de sa personne, et il inscrit, au fronton de l’Abbaye de Thélème ce que nul d’entre nous ne peut réaliser en régime capitaliste : Fais ce que tu voudras.
Grandgousier, attaqué à l’improviste, après avoir repoussé l’envahisseur, profite de sa victoire pour faire la guerre à la guerre en restituant son butin, et en adressant à l’ennemi des paroles de paix et de concorde, tout un admirable discours, plein d’idées, de vérités, que feraient bien de méditer nos catholiques bien pensants : « Le temps n’est plus d’ainsi conquêter les royaumes avec dommage de son prochain frère chrétien. Cette imitation des anciens Hercules, Alexandres, Annibals, Scipions. Césars et autres tels, est contraire à la profession de l’Évangile par lequel nous est commandé de garder, sauver, régir et administrer chacun ses pays et terres et non hostilement envahir les autres. Et ce que les Sarrazins et Barbares jadis appelaient prouesses, maintenant mous appelons briganderies et méchancetés. »
Rabelais n’appartient à aucune école, ne se classe dans aucune catégorie. Il est seul de son espèce.
Rabelais, c’est la liberté de penser, s’affirmant malgré les entraves, à cause même des entraves, c’est la critique appliquée impitoyablement à la sottise, au fanatisme et au sectarisme, c’est un aspect nouveau, et combien magnifique, de l’individualisme humaniste ou de l’humanisme individualiste réalisé à une époque où l’on était plus avancé qu’aujourd’hui.
Rabelais, c’est l’esprit libertaire opposé à l’esprit autoritaire, dans la pensée et dans l’action. Rabelais est un sur-libertaire, un ancêtre de Stirner et de Thoreau, qui affirme pour l’individu le droit d’être soi-même, étant la mesure de toute chose, comme le proclamaient les Grecs, et ne connaissant d’autre contrainte que celle qu’il exerce sur lui-même, d’autre autorité et d’autres lois que les siennes propres, s’abstenant d’agir en laideur, se développant de plus en plus dans le sens de l’harmonie universelle. Il proclame le droit pour chacun de nous de vivre à sa guise, sans statuts, sans règlement, sans flics, selon sa fantaisie et son caprice.
Pédagogue (pas au sens habituel), éducateur, philologue, philosophe, critique, esthéticien, et Poète — (parfaitement, avec une majuscule), il est l’esprit un et multiple, médecin, physiologiste, savant, archéologue, historien, et curé par-dessus le marché — mais quel curé ! — il est tout cela. Un-tout. C’est l’homme protée. C’est le panthéisme incarné. Panthéiste, cynique et même mystique (il y aurait une thèse à faire sur le mysticisme de Rabelais), mais d’un mysticisme un peu spécial, j’en conviens, Rabelais est un monde. Il est à la fois le passé, le présent et l’avenir. Rabelais, c’est plus que saint Thomas une « somme » des idées de son temps, c’est la Philosophie même, dépouillée de ses nuages, la philosophie vivante. La vérité de Rabelais, c’est « notre » vérité. Il ne nous l’impose pas, il nous laisse libre de la rejeter ou de l’adopter. Rabelais c’est l’aboutissement de toute une civilisation, et l’aurore d’une nouvelle civilisation (qui n’existe pas encore). Rabelais, répétons-le, n’est pas qu’un ventre, il ne se borne pas à « barytonner » comme dans le Pantagruel d’Erik Satie, c’est aussi un cerveau, et un cerveau rudement bien équilibré. J’en souhaite de semblables à nos contemporains. C’est un esprit d’une envergure peu commune, aigle planant sur les hauteurs et ne dédaignant pas de faire la besogne des humbles corbeaux. Rabelais est une Encyclopédie. C’est le Larousse du
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Jean Bodin (1530 – 1596). Encore un qu’il suffisait d’écouter un peu pour ne pas nous laisser mener par le bout du nez. Ce Jean Bodin est un curieux homme. À côté d’Érasme et de Rabelais il fait bonne figure. Il a écrit une République ni bourgeoise, ni soviétique (non encore réalisée, un mythe comme celle de Platon), et divers Paradoxes. Il proclame qu’il n’y a pas une seule vertu dans la médiocrité. Est-il possible d’ignorer cet autre précurseur, cet autre animateur, excitateur d’idées ? Dans ses six livres de La République (1577), qui est idéale à côté de la nôtre (la République était belle non sous l’Empire, mais du temps de Bodin), il se révèle un homme d’observation et d’expérimentation. Il base une philosophie de l’histoire sur la méthode des faits. Esprit libéral (rien de notre libéralisme) malgré certaine sécheresse d’âme, qui tient sans doute à sa qualité de… magistrat (car c’est un magistrat comme on n’en fait plus, une sorte de président Magnaud ou de Serré de Rivière), cet historien nous offre une ébauche de la théorie du milieu qui jusqu’à l’esthétique Tainienne fera autorité. Dans sa théorie des climats, qui jouera un si grand rôle chez Herder et dans « l’Esprit des lois », du baron de Montesquieu, il déclare qu’ainsi « que la prudence du bien et du mal est plus grande aux peuples mitoyens — ce sont ceux des régions tempérées — et la science du vrai et du faux aux peuples du Midi, ainsi l’art qui git es ouvrages de main est plus grand aux peuples de Septentrion qu’aux autres… Les peuples du Midi sont ordonnés pour la recherche des sciences les plus occultes, ceux du Septentrion au labeur et aux arts mécaniques, et les peuples du milieu peuvent négocier, trafiquer, juger, haranguer, commander, établir les Républi¬ques…» D’après Bodin, la nourriture, les airs, les eaux et les lieux modifient le caractère des races humaines. Si un peuple vient à être transplanté d’un milieu dans un autre, il y a des chances pour qu’il soit modifié dans ses mœurs. Cette méthode concrète, étayée de faits, d’exemples et de preuves, c’est déjà la méthode scientifique de la critique historique moderne.
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Michel de Montaigne (1533 – 1592) encore un magistrat, mais d’une trempe spéciale. Montaigne, c’est l’Anatole France d’une époque fertile en événements. Le scepticisme de Montaigne est constructeur et producteur. Son doute est créateur. Montaigne réalise ce miracle d’être tout ensemble un septique et un croyant. S’il ne possède pas la foi en des dogmes périmés, foi des faibles d’esprit, dépourvus d’esprit critique, il possède la foi dans la sagesse, qui rend la vie humaine supportable. Les petits sceptiques ne créent rien ; les grands sceptiques créent. Le scepticisme de Montaigne nous fait aimer la vie : il ne nous détourne que de sa déformation, de sa falsification. Ce païen possède cette charité dont bien peu de chrétiens sont capables. Son égoïsme n’est point celui des brutes. C’est un individualisme intelligent et éclairé : « Je suis moi-même la matière de mon livre », dit-il dès la première page des « Essais ». C’est pourquoi ce livre est si humain. Il se confond avec son « moi », il est son moi prolongé, rejoignant l’humanité. Le moi de Montaigne n’est pas celui des êtres vulgaires : c’est pourquoi, loin de nous tyranniser, de nous amoindrir, il nous augmente et nous enrichit.
On a dît beaucoup de sottises sur Montaigne : c’est devenu une habitude, dans un certain monde, de faire dire aux grands individualistes ce qu’ils n’ont jamais dit, et de les rapetisser à la mesure de l’impuissance. Qu’importe ! Montaigne ne sera jamais des leur, pas plus que tant d’autres qu’ils ont accaparés. Même issu des rangs de la bourgeoisie, on peut ne pas en être. Tout homme de génie qui pense librement n’appartient qu’à lui-même : seul, le parti de la liberté a le droit de le revendiquer. Un homme qui, comme Montaigne, se met tout entier dans ses écrits, agit plus profondément sur les destinées de 1’humanité que tant de faux artistes qui prétendent aller au peuple, et ne servent que leurs petits intérêts.
Montaigne nous enseigne le respect de l’opinion d’autrui, de la liberté de penser— il nous prêche, sans nous prêcher — la tolérance, cette vertu ni chrétienne ni laïque, mais humaine, par laquelle sans accepter, les yeux fermés, tout ce que le milieu essaie de nous inculquer, nous consentons à écouter nos adversaires : Montaigne nous enseigne la compréhension qui est l’âme de la critique.
Pour Montaigne, il n’y a pas de vérité absolue. Il n’affirme rien d’un ton tranchant et autoritaire. Il n’y a que des « vérités » dont l’ensemble constitue la vérité humaine.
Celui qui disait : « Mon métier et mon art, c’est de vivre », esprit anti-dogmatique, ne nous fait que du bien par l’exemple qu’il nous donne. Être soi-même, voilà la leçon que tout génie renferme dans son œuvre. Le scepticisme et l’épicurisme de Montaigne sont nos « sauveurs », comme la morale indépendante de son disciple Charion. Montaigne, que tout homme intelligent ne se lassera jamais de relire, et dont nous possédons enfin une édition définitive, Montaigne, homme d’hier et d’aujourd’hui, de toujours, synthèse de l’érudition et de la science de son temps, l’un des hommes les plus représentatifs dans le domaine de la création littéraire, est un guide qu’on peut suivre, sans crainte de s’égarer, pour mieux se séparer de lui, une fois qu’il nous a appris à être nous-mêmes. Son esprit critique, expression d’un individualisme qui se différencie des autres « moi », non pour se singulariser parmi eux, mais afin de retrouver ce qu’il a de commun avec eux — tout en les dépassant — repose sur l’expérience et l’observation. Montaigne applique sa critique aux autres autant qu’à lui-même, et c’est ce qui fait sa supériorité. Les « Essais » sont un livre de critique dans le sens le plus vrai du mot : Descartes ne fera que marcher sur les traces de Montaigne, quand, rejetant l’autorité et la tradition, il substituera à celle-ci l’autorité de la seule raison. Montaigne est un rnoment de l’affranchissement de l’esprit humain.
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Extrait inédit d’un livre à paraître : Histoire de l’esprit critique en France au Moyen-Âge et pendant la Renaissance.