La Presse Anarchiste

L’esprit libertaire au xvie siècle

Le XVIe siècle abonde en esprits liber­taires, venus de tous les points de l’horizon : Artistes, écri­vains, savants, explo­ra­teurs, phi­lo­logues, éru­dits… Jamais il n’y eut plus d’excitateurs de pen­sées, de créa­teurs et de réa­li­sa­teurs de beauté.

Le pre­mier grand nom qui nous arrête est celui d’Érasme (1467 – 1536). Érasme est l’un de ceux qui ont le plus fait à cette époque pour affran­chir l’esprit humain et abattre les idoles. C’était ce que nous appe­lons aujourd’hui un écri­vain social (d’ailleurs plus avan­cé que nos écri­vains sociaux), un repré­sen­tant de la lit­té­ra­ture d’idées oppo­sée à la lit­té­ra­ture de l’art pour l’art. C’était, je ne dirai pas lui libre-pen­seur — ce mot a été gal­vau­dé depuis, mais un pen­seur libre, ce qui est bien dif­fé­rent. Érasme n’est pas un vir­tuose : c’est un pro­fes­seur d’énergie, un vrai, car, en affir­mant sa propre indi­vi­dua­li­té, il aide les autres à s’affirmer eux-mêmes ; il éveille leur esprit liber­taire au contact du sien. C’est un ani­ma­teur dans toute la force du terme. C’est un des « som­mets » de l’esprit cri­tique au XVIe siècle. On l’a appe­lé le « Vol­taire latin ». Il brave, en effet, en latin, l’honnêteté des bour­geois au milieu des­quels il vit.

L’individualisme d’Érasme ne res­pecte rien. L’auteur de l’Éloge de la folie appelle les princes des « ban­dits ». Il com­bat toute tyran­nie sans aucun ména­ge­ment. « De tous les oiseaux, disait Érasme, l’aigle est le seul qui ait paru aux sages, repré­sen­ter digne­ment la royau­té : il n’a ni beau­té, ni ramage, mais il est car­ni­vore, rapace, pillard, dévas­ta­teur, que­rel­leur, soli­taire, haï de tous, fléau de tous : il a un immense pou­voir de nuire, et, plus de volon­té encore que de pouvoir. »

Érasme n’a pas vieilli, et tels pas­sages de son œuvre pour­raient être signés Sébas­tien Faure ou Kro­pot­kine. Il y aurait bien peu de choses à ajou­ter à ce qu’a écrit Érasme il y a quatre cents ans. Érasme, c’est le bon sens fait homme. Cet homme rai­sonne sur toute chose avec une luci­di­té d’esprit éton­nante. Sa curio­si­té s’exerce dans toutes les direc­tions. Son éru­di­tion n’est pas un débal­lage de vieux papiers comme celle de nos membres de l’Institut : elle est créa­trice et vivante. Érasme se mêle à la vie, à toute la vie. De sa tour d’Ivoire, il jette sur ses contem­po­rains un coup d’œil iro­nique, il leur décoche des traits acé­rés. Ils portent. Ils démo­lissent chaque fois quelque chose ou quelqu’un. Ses invec­tives ne sont pas dis­pen­sées en vain. On ne peut qu’aimer Érasme qui a accom­pli pour son temps une besogne de net­toyage inté­gral dont les hommes avaient tant besoin, car la pro­pre­té n’était guère une ver­tu moyen­na­geuse. Aimons ce pam­phlé­taire, pré­cur­seur de Cham­fort et de Riva­rol, ce créa­teur de valeurs, cet hygié­niste moral et phy­sique auprès duquel nos réfor­ma­teurs ne sont que des pygmées.

Érasme est un des cer­veaux les plus puis­sants, les mieux orga­ni­sés du XVIe siècle. C’est un pen­seur, et presque un artiste. C’est un artiste humain. Si l’art pro­pre­ment dit n’occupe dans son art qu’une place acces­soire, le fond des choses l’intéressant plus que la façon de les expri­mer, c’est que son art est sa pen­sée même, fruit de sa révolte et de son lyrisme. Je ne l’appellerai point un saint laïque : gar­dons-nous des saints laïques ! Mais il a sur toutes choses une foule de vues inté­res­santes pour les­quelles on décore aujourd’hui mutua­listes, pré­voyants, médi­castres… Érasme est un tré­sor où il n’y a qu’à pui­ser à pleines mains, c’est un fleuve de sagesse. Ce fleuve coule de source. Pro­fond et léger tout ensemble, Érasme est non pas un « apôtre », épi­thète qui ne veut rien dire, et dont nos offi­ciels affublent Renan, mais un éveilleur d’âmes. C’est un cama­rade et un frère !

Tout cor­rec­teur d’imprimerie devrait avoir en véné­ra­tion Érasme et tra­vailler son por­trait sous les yeux. Car, cor­rec­teur lui-même, il fut l’un de leurs pre­miers éman­ci­pa­teurs ! « Érasme fut la goutte d’eau » dit Miche­let, qui empor­ta les digues des eaux amon­ce­lées. Ses adages lui acquirent une juste célé­bri­té, et son influence fut grande. Hol­bein le peint, cou­ron­né de lau­rier, entraî­nant le monde à sa suite dans des che­mins nouveaux.

Homme d’action, qui agit par ses idées, rien de ce qui est humain n’est étran­ger à Érasme Il a réflé­chi et émis une opi­nion per­son­nelle sur toutes les ques­tions, pris beau­coup de notes et fait de nom­breuses consta­ta­tions. Érasme pénètre dans la vie pra­tique, maté­rielle, dans les moindres détails de la vie domes­tique, scrute les plus humbles aspects de notre exis­tence quo­ti­dienne, et, che­min fai­sant, sème ses écrits de réflexions pro­fondes. Il donne des conseils d’hygiène et cri­tique le sys­tème d’impôts. Ce publi­ciste ne se croit pas désho­no­ré parce qu’il s’occupe de 1’«allaitement mater­nel ». Mieux que M. Brieux, il résout la déli­cate ques­tion des « rem­pla­çantes ». C’est même l’un des ancêtres du fémi­nisme, dont il désap­prou­ve­rait, sans nul doute, cer­taines tendances.

L’individualisme d’Érasme — bien loin d’être une cari­ca­ture d’individualisme — ne tente de détruire qu’afin d’édifier sur des bases meilleures une socié­té nou­velle. Mais il ne se fait pas d’illusions là-des­sus : il sait ce que valent les hommes, et com­bien la chair est faible. Il sait qu’il y a, par­mi eux, des rené­gats, des jaunes et des dis­si­dents. Il n’a qu’un espoir limi­té en la sagesse humaine. L’humanisme d’Érasme s’accorde avec son indi­vi­dua­lisme, ou plu­tôt il est la résul­tante de son indi­vi­dua­lisme qui n’accepte que ce que la rai­son lui démontre — bien avant Des­cartes — comme étant juste et vrai. Ce qu’on appelle impro­pre­ment d’ailleurs, « l’esprit moderne » est dans Érasme. Ce n’est pas un non sens que de le recon­naître. Ce grand homme mérite d’être consi­dé­ré comme un ini­tia­teur. Son influence a été bien­fai­sante à un cer­tain moment, et, de nos jours, il serait bon de le relire. Bayle, cet autre publi­ciste, éga­ré dans le siècle de Louis-le-Grand lui consa­cre­ra un article dans son Dic­tion­naire. Mon­tes­quieu se sou­vien­dra de lui, et sa sen­si­bi­li­té, aus­si riche que sa pen­sée, annonce celle de Rous­seau. Pour son indé­pen­dance et sa sin­cé­ri­té, Érasme a droit au titre de bien­fai­teur de l’humanité, usur­pé par tant d’autres.

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Ce qu’a fait Érasme, un curé, de son côté, l’a accom­pli selon ses res­sources, celles de son génie qui sont immenses. Rabe­lais (1495 – 1553) n’a pas chô­mé non plus. Rabe­lais est autre chose qu’un ventre, ain­si qu’a ten­té de le démon­trer Vic­tor-Hugo dans un cha­pitre de son William Sha­kes­peare consa­cré aux Génies.

Rabe­lais est un « ventre » mais ce ventre est fécond, car ce n’est point un « ventre doré ». Il accouche de véri­tés bonnes à dire et à répandre.

Voi­là encore un sur­homme ! La sagesse de Rabe­lais est un des aspects les plus vivants, les plus mar­quants de l’esprit cri­tique. Il prend il parole pour ceux qui ne parlent pas, et il pense pour tous. Rabe­lais est une syn­thèse des cou­rants les plus divers, des forces contraires qu’il fait conver­ger dans le sens de la véri­té humaine. Rabe­lais, c’est toute la science et tout l’art de son temps, c’est l’homme inté­gral, l’homme com­plet, esprit et ventre, l’homme sen­tant, pen­sant et agis­sant. Il est de ceux que plus tard Emer­son et Car­lyle appel­le­ront des repre­sen­ta­tive men, des « héros ».

Le rire de Rabe­lais est créa­teur : c’est le rire de la cri­tique, — rire qui n’a rien de pédant (La Gaya scien­za de Nietzsche), s’attaquant à tous les pré­ju­gés, à toutes les ins­ti­tu­tions mort-nées, sapant les bases d’un monde pour­ri, — rire déli­vré de toutes lisières et connais­sant l’ivresse de se déve­lop­per on toute liber­té, raillant tout, s’amusant de tout, bêchant choses et gens, mais aus­si retrou­vant, au fond de toute chose, la véri­té essen­tielle qu’elle contient. Rabe­lais n’est point gros­sier, quoi qu’en pensent nos fai­seurs de manuels. Il est ailé et sacré, comme le poète pla­to­ni­cien. Il faut être gros­sier soi-même pour trou­ver de la gros­siè­re­té dans Pan­ta­gruel, gros­siè­re­té qui, si elle existe, est plus spi­ri­tuelle que celle de nos petits pré­cieux pour prix Gon­court ou Vie Heu­reuse !

Le rire pro­fond de Rabe­lais, rire spi­ri­tuel qui ne consiste pas seule­ment à entr’ouvrir une mâchoire, s’étend à tous et toutes. Lire Rabe­lais, c’est gué­rir de l’entérite. C’est chas­ser toute mélan­co­lie : c’est vivre, au sens total du mot, phy­si­que­ment et intel­lec­tuel­le­ment, chose qu’on ne nous per­met pas, c’est s’évader de la plate réa­li­té, dans le rêve le plus éthé­ré ! La cri­tique de Rabe­lais, s’exerçant sur la vie entière, comme celle d’Érasme, applique à toute chose la méthode expé­ri­men­tale — celle d’Aristote, de Léo­nard de Vin­ci et de Bacon. Il part des faits pour abou­tir à des idées. Cri­tique supé­rieure, huma­nisme (non pas huma­ni­ta­risme, ne confon­dons pas), amour de la jus­tice (pas celle des tri­bu­naux), et de la vraie science, et de la vraie liber­té, et de la vraie éga­li­té, hor­reur du faux, du men­songe et du laid, tel est notre héros qui n’a rien de national.

Rabe­lais est un Euro­péen, un grand Euro­péen dans le genre de Goethe, Nietzsche et Romain Rol­land. Voi­là sa gloire. Rabe­lais a été l’ennemi de la guerre : ni Vol­taire, ni Pas­cal n’ont com­bat­tu avec autant de bonnes rai­sons la stu­pi­di­té et l’idiotie de la guerre. Rabe­lais pro­nonce le mot an-archie (il figure en toutes lettres dans son œuvre). Il pro­clame que tout indi­vi­du doit être libre de sa per­sonne, et il ins­crit, au fron­ton de l’Abbaye de Thé­lème ce que nul d’entre nous ne peut réa­li­ser en régime capi­ta­liste : Fais ce que tu vou­dras.

Grand­gou­sier, atta­qué à l’improviste, après avoir repous­sé l’envahisseur, pro­fite de sa vic­toire pour faire la guerre à la guerre en res­ti­tuant son butin, et en adres­sant à l’ennemi des paroles de paix et de concorde, tout un admi­rable dis­cours, plein d’idées, de véri­tés, que feraient bien de médi­ter nos catho­liques bien pen­sants : « Le temps n’est plus d’ainsi conquê­ter les royaumes avec dom­mage de son pro­chain frère chré­tien. Cette imi­ta­tion des anciens Her­cules, Alexandres, Anni­bals, Sci­pions. Césars et autres tels, est contraire à la pro­fes­sion de l’Évangile par lequel nous est com­man­dé de gar­der, sau­ver, régir et admi­nis­trer cha­cun ses pays et terres et non hos­ti­le­ment enva­hir les autres. Et ce que les Sar­ra­zins et Bar­bares jadis appe­laient prouesses, main­te­nant mous appe­lons bri­gan­de­ries et méchancetés. »

Rabe­lais n’appartient à aucune école, ne se classe dans aucune caté­go­rie. Il est seul de son espèce.

Rabe­lais, c’est la liber­té de pen­ser, s’affirmant mal­gré les entraves, à cause même des entraves, c’est la cri­tique appli­quée impi­toya­ble­ment à la sot­tise, au fana­tisme et au sec­ta­risme, c’est un aspect nou­veau, et com­bien magni­fique, de l’individualisme huma­niste ou de l’humanisme indi­vi­dua­liste réa­li­sé à une époque où l’on était plus avan­cé qu’aujourd’hui.

Rabe­lais, c’est l’esprit liber­taire oppo­sé à l’esprit auto­ri­taire, dans la pen­sée et dans l’action. Rabe­lais est un sur-liber­taire, un ancêtre de Stir­ner et de Tho­reau, qui affirme pour l’individu le droit d’être soi-même, étant la mesure de toute chose, comme le pro­cla­maient les Grecs, et ne connais­sant d’autre contrainte que celle qu’il exerce sur lui-même, d’autre auto­ri­té et d’autres lois que les siennes propres, s’abstenant d’agir en lai­deur, se déve­lop­pant de plus en plus dans le sens de l’harmonie uni­ver­selle. Il pro­clame le droit pour cha­cun de nous de vivre à sa guise, sans sta­tuts, sans règle­ment, sans flics, selon sa fan­tai­sie et son caprice.

Péda­gogue (pas au sens habi­tuel), édu­ca­teur, phi­lo­logue, phi­lo­sophe, cri­tique, esthé­ti­cien, et Poète — (par­fai­te­ment, avec une majus­cule), il est l’esprit un et mul­tiple, méde­cin, phy­sio­lo­giste, savant, archéo­logue, his­to­rien, et curé par-des­sus le mar­ché — mais quel curé ! — il est tout cela. Un-tout. C’est l’homme pro­tée. C’est le pan­théisme incar­né. Pan­théiste, cynique et même mys­tique (il y aurait une thèse à faire sur le mys­ti­cisme de Rabe­lais), mais d’un mys­ti­cisme un peu spé­cial, j’en conviens, Rabe­lais est un monde. Il est à la fois le pas­sé, le pré­sent et l’avenir. Rabe­lais, c’est plus que saint Tho­mas une « somme » des idées de son temps, c’est la Phi­lo­so­phie même, dépouillée de ses nuages, la phi­lo­so­phie vivante. La véri­té de Rabe­lais, c’est « notre » véri­té. Il ne nous l’impose pas, il nous laisse libre de la reje­ter ou de l’adopter. Rabe­lais c’est l’aboutissement de toute une civi­li­sa­tion, et l’aurore d’une nou­velle civi­li­sa­tion (qui n’existe pas encore). Rabe­lais, répé­tons-le, n’est pas qu’un ventre, il ne se borne pas à « bary­ton­ner » comme dans le Pan­ta­gruel d’Erik Satie, c’est aus­si un cer­veau, et un cer­veau rude­ment bien équi­li­bré. J’en sou­haite de sem­blables à nos contem­po­rains. C’est un esprit d’une enver­gure peu com­mune, aigle pla­nant sur les hau­teurs et ne dédai­gnant pas de faire la besogne des humbles cor­beaux. Rabe­lais est une Ency­clo­pé­die. C’est le Larousse du XVIe siècle, un Larousse épu­ré de toutes ses niai­se­ries, de tout son homai­sisme et de son primarisme.

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Jean Bodin (1530 – 1596). Encore un qu’il suf­fi­sait d’écouter un peu pour ne pas nous lais­ser mener par le bout du nez. Ce Jean Bodin est un curieux homme. À côté d’Érasme et de Rabe­lais il fait bonne figure. Il a écrit une Répu­blique ni bour­geoise, ni sovié­tique (non encore réa­li­sée, un mythe comme celle de Pla­ton), et divers Para­doxes. Il pro­clame qu’il n’y a pas une seule ver­tu dans la médio­cri­té. Est-il pos­sible d’ignorer cet autre pré­cur­seur, cet autre ani­ma­teur, exci­ta­teur d’idées ? Dans ses six livres de La Répu­blique (1577), qui est idéale à côté de la nôtre (la Répu­blique était belle non sous l’Empire, mais du temps de Bodin), il se révèle un homme d’observation et d’expérimentation. Il base une phi­lo­so­phie de l’histoire sur la méthode des faits. Esprit libé­ral (rien de notre libé­ra­lisme) mal­gré cer­taine séche­resse d’âme, qui tient sans doute à sa qua­li­té de… magis­trat (car c’est un magis­trat comme on n’en fait plus, une sorte de pré­sident Magnaud ou de Ser­ré de Rivière), cet his­to­rien nous offre une ébauche de la théo­rie du milieu qui jusqu’à l’esthétique Tai­nienne fera auto­ri­té. Dans sa théo­rie des cli­mats, qui joue­ra un si grand rôle chez Her­der et dans « l’Esprit des lois », du baron de Mon­tes­quieu, il déclare qu’ainsi « que la pru­dence du bien et du mal est plus grande aux peuples mitoyens — ce sont ceux des régions tem­pé­rées — et la science du vrai et du faux aux peuples du Midi, ain­si l’art qui git es ouvrages de main est plus grand aux peuples de Sep­ten­trion qu’aux autres… Les peuples du Midi sont ordon­nés pour la recherche des sciences les plus occultes, ceux du Sep­ten­trion au labeur et aux arts méca­niques, et les peuples du milieu peuvent négo­cier, tra­fi­quer, juger, haran­guer, com­man­der, éta­blir les Républi¬ques…» D’après Bodin, la nour­ri­ture, les airs, les eaux et les lieux modi­fient le carac­tère des races humaines. Si un peuple vient à être trans­plan­té d’un milieu dans un autre, il y a des chances pour qu’il soit modi­fié dans ses mœurs. Cette méthode concrète, étayée de faits, d’exemples et de preuves, c’est déjà la méthode scien­ti­fique de la cri­tique his­to­rique moderne.

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Michel de Mon­taigne (1533 – 1592) encore un magis­trat, mais d’une trempe spé­ciale. Mon­taigne, c’est l’Anatole France d’une époque fer­tile en évé­ne­ments. Le scep­ti­cisme de Mon­taigne est construc­teur et pro­duc­teur. Son doute est créa­teur. Mon­taigne réa­lise ce miracle d’être tout ensemble un sep­tique et un croyant. S’il ne pos­sède pas la foi en des dogmes péri­més, foi des faibles d’esprit, dépour­vus d’esprit cri­tique, il pos­sède la foi dans la sagesse, qui rend la vie humaine sup­por­table. Les petits scep­tiques ne créent rien ; les grands scep­tiques créent. Le scep­ti­cisme de Mon­taigne nous fait aimer la vie : il ne nous détourne que de sa défor­ma­tion, de sa fal­si­fi­ca­tion. Ce païen pos­sède cette cha­ri­té dont bien peu de chré­tiens sont capables. Son égoïsme n’est point celui des brutes. C’est un indi­vi­dua­lisme intel­li­gent et éclai­ré : « Je suis moi-même la matière de mon livre », dit-il dès la pre­mière page des « Essais ». C’est pour­quoi ce livre est si humain. Il se confond avec son « moi », il est son moi pro­lon­gé, rejoi­gnant l’humanité. Le moi de Mon­taigne n’est pas celui des êtres vul­gaires : c’est pour­quoi, loin de nous tyran­ni­ser, de nous amoin­drir, il nous aug­mente et nous enrichit.

On a dît beau­coup de sot­tises sur Mon­taigne : c’est deve­nu une habi­tude, dans un cer­tain monde, de faire dire aux grands indi­vi­dua­listes ce qu’ils n’ont jamais dit, et de les rape­tis­ser à la mesure de l’impuissance. Qu’importe ! Mon­taigne ne sera jamais des leur, pas plus que tant d’autres qu’ils ont acca­pa­rés. Même issu des rangs de la bour­geoi­sie, on peut ne pas en être. Tout homme de génie qui pense libre­ment n’appartient qu’à lui-même : seul, le par­ti de la liber­té a le droit de le reven­di­quer. Un homme qui, comme Mon­taigne, se met tout entier dans ses écrits, agit plus pro­fon­dé­ment sur les des­ti­nées de 1’humanité que tant de faux artistes qui pré­tendent aller au peuple, et ne servent que leurs petits intérêts.

Mon­taigne nous enseigne le res­pect de l’opinion d’autrui, de la liber­té de pen­ser— il nous prêche, sans nous prê­cher — la tolé­rance, cette ver­tu ni chré­tienne ni laïque, mais humaine, par laquelle sans accep­ter, les yeux fer­més, tout ce que le milieu essaie de nous incul­quer, nous consen­tons à écou­ter nos adver­saires : Mon­taigne nous enseigne la com­pré­hen­sion qui est l’âme de la critique.

Pour Mon­taigne, il n’y a pas de véri­té abso­lue. Il n’affirme rien d’un ton tran­chant et auto­ri­taire. Il n’y a que des « véri­tés » dont l’ensemble consti­tue la véri­té humaine.

Celui qui disait : « Mon métier et mon art, c’est de vivre », esprit anti-dog­ma­tique, ne nous fait que du bien par l’exemple qu’il nous donne. Être soi-même, voi­là la leçon que tout génie ren­ferme dans son œuvre. Le scep­ti­cisme et l’épicurisme de Mon­taigne sont nos « sau­veurs », comme la morale indé­pen­dante de son dis­ciple Cha­rion. Mon­taigne, que tout homme intel­li­gent ne se las­se­ra jamais de relire, et dont nous pos­sé­dons enfin une édi­tion défi­ni­tive, Mon­taigne, homme d’hier et d’aujourd’hui, de tou­jours, syn­thèse de l’érudition et de la science de son temps, l’un des hommes les plus repré­sen­ta­tifs dans le domaine de la créa­tion lit­té­raire, est un guide qu’on peut suivre, sans crainte de s’égarer, pour mieux se sépa­rer de lui, une fois qu’il nous a appris à être nous-mêmes. Son esprit cri­tique, expres­sion d’un indi­vi­dua­lisme qui se dif­fé­ren­cie des autres « moi », non pour se sin­gu­la­ri­ser par­mi eux, mais afin de retrou­ver ce qu’il a de com­mun avec eux — tout en les dépas­sant — repose sur l’expérience et l’observation. Mon­taigne applique sa cri­tique aux autres autant qu’à lui-même, et c’est ce qui fait sa supé­rio­ri­té. Les « Essais » sont un livre de cri­tique dans le sens le plus vrai du mot : Des­cartes ne fera que mar­cher sur les traces de Mon­taigne, quand, reje­tant l’autorité et la tra­di­tion, il sub­sti­tue­ra à celle-ci l’autorité de la seule rai­son. Mon­taigne est un rno­ment de l’affranchissement de l’esprit humain.

[/​Gérard de Lacaze-Duthiers./​]

Extrait inédit d’un livre à paraître : His­toire de l’esprit cri­tique en France au Moyen-Âge et pen­dant la Renais­sance.

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