Qu’elle soit révoltée ou anarchiste, qu’elle vive seule ou unie à un compagnon, la femme doit rester femme et rester elle-même. L’indépendance et le besoin d’affection sont nécessaires l’un comme l’autre, à l’âme humaine. Il est parfois difficile de les concilier : je ne pense pas cependant que ce soit impossible.
La femme n’abdique pas sa personnalité en essayant de comprendre l’homme, de partager sa vie intellectuelle. Elle s’élève ainsi jusqu’à l’idée, ce qui est plus noble, assurément, que d’employer ses forces à empêcher l’homme de l’atteindre lui-même. Sil existe trop de femmes sacrifiées et réduites par l’homme au rôle d’esclaves, combien d’hommes sont, en revanche, abaissés, anéantis même, par une femme. Certes, ce n’est pas flatteur ni pour elles, ni pour eux. Mais c’est la vérité. Et toute vérité, si amère soit-elle, est toujours plus féconde et plus efficace qu’une illusion qui console.
Chercher à comprendre un homme, génie ou simple mortel, ce n’est pas, heureusement, « se mettre à genoux devant lui » et se laisser absorber par sa personne. La femme devenant le « reflet de son homme », sa servante intellectuelle, son double vivant et pâli, rien n’est plus ridicule, ni plus odieux. Mais ils peuvent être très dissemblables et s’aimer beaucoup. La diversité des caractères, des goûts, des idées mêmes, n’engendre la haine et la jalousie que dans les cerveaux étroits ou dans les cœurs étriqués. Chez des natures généreuses et intelligentes, la variété assure au contraire l’affection mutuelle ; elle évite la monotonie par une activité sans cesse renouvelée des éléments contraires.
Pourquoi la femme ne pourrait-elle rester « elle-même » qu’en soutenant une lutte acharnée contre l’homme ? Ne peut-elle satisfaire ses aspirations personnelles qu’en une bataille quotidienne et tenace, qui transforme la vie commune en un enfer perpétuel ? Où croit-elle manifester son indépendance en « débinant » son mari, comme le font mes voisines aussitôt qu’elles sont réunies sur le palier ? Vraiment, c’est une manière bien mesquine d’affirmer son « moi ». Il serait peut-être plus courageux, plus difficile sans doute, mais plus franc, d’exposer loyalement ses griefs à son compagnon, lui dire ses vérités, défendre hautement son indépendance et ses idées propres, lui tenir tête enfin, que de former avec ses amies, ses parentes ou ses voisines une ligue plus ou moins secrète qui n’aboutit, dans chaque ménage, qu’à détruire l’affection, la confiance réciproque, tout ce qui aurait pu subsister de l’amour primitif. Car il faut à l’amour une atmosphère limpide de sincérité. Chaque chose qu’on se cache, c’est une pierre que l’on apporte au mur qui vous sépare bien vite. Abolir le mur, cela n’implique pas que les deux jardins soient désormais cultivés d’une manière identique, au contraire. Mais ils seraient toujours visibles l’un à l’autre, on en échangerait, dans une joie toujours nouvelle, les fleurs ou les fruits. C’est ce que j’appelle « se comprendre ». Serait-ce donc une utopie que cette chose si simple ?
Oui, je sais. On me dira que je parle ainsi, sans expérience, avec l’enthousiasme et la foi de la jeunesse. On me dira, on me l’a dit déjà, que ma confiance passera, que les souffrances et les déceptions la feront s’effriter chaque jour un peu plus, et qu’alors, devenue sage sans doute, je maudirai, comme les autres, la vie, ses illusions, ses amertumes. Mais qui donc affirmerait, sans en douter un peu lui-même, que la jeunesse n’a pas cent fois raison sur l’âge mûr, l’enthousiasme sur les froids calculs, et l’amour sur la haine ? Qui n’a pas eu foi, ne serait-ce qu’une heure dans sa vie, dans la bonté des choses, dans la supériorité et le triomphe éternels de la justice et de la vérité ?
Je songe à Lecoin en écrivant ces lignes. Qu’il me pardonne de le nommer ainsi. Il est parmi nous un exemple vivant de ce que peut accomplir une conviction profonde, du courage invincible qu’elle procure. Isolé, obscur, au fond de sa prison, il lutte quand même. Il lutte pour la justice. Il lui sacrifie sa santé, il saurait comme Cottin, Germaine Berton, tant d’autres, lui sacrifier sa vie. De tels sacrifices ne sont pas, ne peuvent pas être une diminution de l’individualité.
De même, la femme de Carbyle ne se trouvait pas mutilée ni anéantie par le soi-disant sacrifice de sa liberté au compagnon de sa vie. Il eût été obscur et inconnu de tous qu’elle l’eût aussi bien suivi dans sa retraite, parce qu’elle l’aimait. Et l’amour ignore les calculs, les inégalités sociales de force ou d’intelligence : il transporte d’eux êtres dans un monde créé pour eux seuls, où il n’y a ni inférieur, ni supérieur. Aimer ainsi, c’est peut-être ressembler « à une oie », mais alors les oies sont bien rares, car l’amour véritable est le privilège d’un tout petit nombre d’élus.
Si un jour cet amour s’éteint, ou qu’on s’aperçoive, comme il arrive si souvent, qu’on s’est trompée, qu’on avait cru à l’amour, mais que ce n’est pas lui : lorsqu’à la lueur des événements on comprend enfin que celui qu’on aimait est absolument indigne de soi, qu’il ne mérite pas la tendresse qu’on lui donne et qu’on ne pourra jamais le transformer ; plutôt que de s’évertuer à renouer la vie commune dont les liens sont brisés pour toujours, il vaut mieux reprendre son indépendance propre, et sans arrière-pensée, sans rancune, ni violences, demeurer la rebelle qui préfère vivre solitaire que d’accepter la contrainte conjugale, même tempérée par l’habitude. Rester enfin l’indépendante qui réclame « tout ou rien », et, semblable à la Nora d’Ibsen, refuse de partager un seul jour la vie d’un homme qu’elle n’aime, ni n’estime même plus, et préfère les angoisses et les privations de la solitude à un bien-être matériel qu’elle n’acquerrait désormais qu’au prix d’un mensonge.
[/Une Révoltée./]