La Presse Anarchiste

Carnet de promenade

Deux reprises, L’Ange bleu de Josef von Stern­berg et Un jour au cirque des Marx Bro­thers sont, avec Noël-Noël dans La sen­ti­nelle endor­mie, les évé­ne­ments ciné­ma­to­gra­phiques de la semaine écoulée.

Noël-Noël fait des films tendres et hon­nêtes. Ce n’est pas à dédai­gner, car il n’y a pas à mépri­ser, me semble-t-il, un ouvrage sous le seul pré­texte qu’il peut être vu de tout le monde. Noël-Noël vieillit bien ; en dépit des ans, on recon­naît tou­jours chez lui le gen­til chan­son­nier des débuts, celui qui fai­sait, entre les toni­truants Jack Cazol et Xavier Pri­vas, figure de Prince char­mant de la chan­son, au caba­ret des Noc­tam­bules, rue Cham­pol­lion. De L’Ange bleu et de Mar­lène Die­trich, je n’a­per­çois pas ce qu’il y aurait à dire, quand tant d’é­tudes exhaus­tives ont paru sur le sujet.

Quant aux Marx Bro­thers… Sur eux aus­si toute une lit­té­ra­ture a fleu­ri, dont l’in­té­rêt semble à peu près nul depuis qu’ont été publiés il y a deux ou trois ans le Grou­cho and me de Grou­cho Marx (éd. Arthaud) et sur­tout le Har­po Marx, de Har­po (éd. Charles Man­del). Ce sont, par la drô­le­rie des anec­dotes, la pré­ci­sion des por­traits, la façon de conce­voir l’exis­tence, les trou­vailles de toutes sortes, en somme le talent, des ouvrages bien supé­rieurs à ceux que la famille Marx a ins­pi­rés aux bio­graphes et essayistes pro­fes­sion­nels. Chez les Marx, c’est Grou­cho qui était consi­dé­ré comme l’é­cri­vain du groupe ; pour­tant, il y a chez Har­po un repor­ter de classe, un obser­va­teur d’une grande finesse. Aucun des deux n’a eu la pré­ten­tion d’é­crire sur l’art comique.

Je suis pru­dent par nature et n’ai ni l’en­vie, ni les capa­ci­tés d’a­na­ly­ser les rai­sons pour les­quelles un homme peut faire rire les autres, a décla­ré Grou­cho. J’ai lu de nom­breux ouvrages rédi­gés par des spé­cia­listes recon­nus qui expliquent les fon­de­ments de l’hu­mour et qui essayent de décrire ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas. Pour moi, je serais sur­pris d’en­tendre un comé­dien dire en conscience ce qui le dif­fé­ren­cie de son voisin.

Si Grou­cho ne tenait pas à savoir pour­quoi il fai­sait rire, je ne veux pas savoir pour­quoi je ris car, le sachant, je crain­drais de ne plus rire. Mais je n’é­gare. Me voi­ci près de don­ner dans les tra­vers rai­son­neurs que je réprouve. Tant il est vrai qu’il n’y a pas plus sérieux que le rire. En bref, si vous avez besoin d’une joyeuse détente, rap­pe­lez-vous qu’on pro­jette (à la Pagode) un vieux film tren­te­naire, absurde et fou.

« Meneurs du jeu » ayez pitié de nous !

La radio est de plus en plus bavarde. Entendre sor­tir du poste récep­teur (déjà peu esti­mable esthé­ti­que­ment, dans la plu­part des cas) la voix sucrée d’un « pré­sen­ta­teur » qui, s’ef­for­çant au badi­nage, parle, parle, parle pour ne rien dire, si ce n’est lâcher quelque plai­san­te­rie par lui jugée spi­ri­tuelle et ponc­tuée d’un rire satis­fait, ce sup­plice, que rien ne jus­ti­fie est infli­gé chaque jour aux audi­teurs fran­çais, par­ti­cu­liè­re­ment le matin et par France-Inter. On vous en prie : « Arrêtez ! ».

Sans doute fut-ce une bonne idée — elle ne date pas d’hier — que de rem­pla­cer le spea­ker annon­çant sèche­ment les disques par le per­son­nage du « meneur de jeu » qui a liber­té de com­men­ter. Il faut beau­coup de qua­li­tés pour briller dans l’emploi. Aux États-Unis, où l’ins­ti­tu­tion est née, il y avait déjà des meneurs de jeu célèbres il y a trente ans, et nous pou­vons en France en écou­ter d’ex­cel­lents, tels Mau­rice Biraud qui a de la bonne humeur, de la gen­tillesse, du tact et deux ou trois de ses com­pères qui, comme lui, se gardent d’« en faire trop » ; outre que lorsque Fran­cis Blanche ou Hen­ri Sal­va­dor se mêlent de mener le jeu, on ne s’en­nuie pas.

Pour quelques réus­sites, que de nau­frages ! L’in­tel­li­gence n’a rien à voir avec la tour­nure d’es­prit ici néces­saire et ce sont, je n’en doute pas, des hommes culti­vés, sym­pa­thiques, à l’aise dans le monde, qui nous valent les mornes et stu­pides parades à nous offertes aux heures mati­nales (à d’autres, aus­si) par cette chaîne que l’O.R.T.F. a l’am­bi­tion de spé­cia­li­ser dans la fantaisie.

Com­ment expli­quer que puissent se pour­suivre des exer­cices aus­si éprou­vants pour le public ? On m’as­sure de divers côtés qu’au­cun des nom­breux direc­teurs de l’Of­fice ne sau­rait être tenu pour res­pon­sable, cha­cun d’eux étant trop occu­pé admi­nis­tra­ti­ve­ment pour avoir le temps d’é­cou­ter les émis­sions. Ils ont trop à faire. On ne va pas les déran­ger pour ça. Et comme on ne va pas non plus, tout de même appe­ler les pom­piers ou police-secours, ni M. Wla­di­mir d’Or­mes­son qui ne doit pas se lever de bon matin, on n’en fera pas une his­toire : on lais­se­ra rou­cou­ler les beaux par­leurs pour aller, tour­nant les bou­tons, cher­cher de la musique sur les ondes de la B.B.C.

Le sou­ve­nir de Claude Terrien

Le dan­ger du bavar­dage auquel suc­combent la plu­part des « meneurs de jeu » menace aus­si dans les dif­fé­rents postes de radio, même péri­phé­riques, cer­tains col­la­bo­ra­teurs des jour­naux par­lés qui ont de plus en plus ten­dance à figno­ler des chro­niques et à s’écouter.

Par­mi d’autres mérites, ce qui fai­sait le prix des inter­ven­tions de Claude Ter­rien au micro d’Europe 1, c’é­tait que pour lui un mot était un mot et il ne man­quait jamais de le mettre exac­te­ment à sa place. Cinq minutes lui suf­fi­saient pour expo­ser et com­men­ter les nou­velles du jour. Encore trou­vait-il le moyen de par­ler d’un livre ou d’une expo­si­tion, de conter une anec­dote. Un jour­na­liste — et un homme, me dit-on — de cette étoffe ne se ren­contrent pas si sou­vent qu’on n’ait à cœur de les saluer. Je n’ai pas connu Claude Ter­rien niais nous devons être nom­breux, ceux à qui manque sou­dain une voix amie, lorsque sonne 8 h 30.

Non moins que le bavar­dage, la mode fait des ravages à la radio, sin­gu­liè­re­ment chez cer­tains com­men­ta­teurs. Serait-il deve­nu de bon ton de prendre un débit sac­ca­dé, de s’ac­cor­der dans les phrases des pauses à contre-sens, de scin­der même les mots en deux, comme si l’on souf­frait d’une dif­fi­cul­té mala­dive d’é­lo­cu­tion ? Les hési­ta­tions de lan­gage n’ont rien à voir avec le natu­rel et la sim­pli­ci­té ! Ce qui relève du pro­cé­dé devient vite insupportable.

D’un spea­ker de radio à une spea­krine de télévision

Évi­dem­ment, on pour­rait m’op­po­ser l’exemple de Jean Roy, le spea­ker qui fit, avant-guerre, la for­tune de Radio-Tou­louse. Lui, il lisait à haute voix sans essayer de com­prendre, sur un rythme syn­co­pé, s’ar­rê­tant n’im­porte où pour reprendre souffle (il était asth­ma­tique) sans sou­ci aucun, mais vrai­ment aucun, du sens de tous ces papiers qu’on le char­geait de « pas­ser au micro ».

Un bul­le­tin météo­ro­lo­gique men­tion­nait : « II est tom­bé quelques gouttes d’eau ce matin » ; le rédac­teur, pres­sé, avait écrit « quelques » en abré­gé : qq.

— II est tom­bé quatre-vingt-dix-neuf gouttes d’eau ce matin, annon­çait Jean Roy.

Lui encore qui, devant la phrase latine : Asperge me domine n’hé­si­ta pas à décla­rer : l’as­perge me domine.

Mais en cou­pant les phrases en dépit du sens com­mun, comme s’ils ne les com­pre­naient pas, ce qui n’est pas le cas, nos com­men­ta­teurs ne peuvent pré­tendre au suc­cès triom­phal de Jean Roy (quand il était malade, on exi­geait qu’il par­lât de sa chambre ; sinon son public, conster­né, eût éteint les postes). Ils ne versent pas, eux, dans l’é­tour­de­rie ou le lap­sus, alors que la popu­la­ri­té de Roy venait de sa can­deur, de ses bévues. On n’at­ten­dait pas de lui le moindre ren­sei­gne­ment sérieux, mais une erreur monu­men­tale à col­por­ter : le contraire de ce qu’on sou­haite entendre, quand on se met à l’é­coute d’un bul­le­tin d’information.

Et à la Télé ?… Mais ce sera pour une autre fois. D’ailleurs cha­cun connaît les impor­tants évé­ne­ments qui ont, dans ce domaine, mar­qué la semaine écoulée :

— La récon­ci­lia­tion de Claude Dar­get et de Léon Zitrone.

— Et sur­tout le pro­blème angois­sant posé par la gros­sesse de Mme Anne-Marie Peys­son : étant don­né son état, visible, doit-on, ou ne doit-on pas, lais­ser paraître cette jeune femme sur l’é­cran ? On en dis­cute avec véhé­mence. Il y a les « pour », il y a les « contre ». Je ne livre­rai pas mon sen­ti­ment que, du reste, per­sonne ne m’a demandé.

Le poète et le cinéaste

Nous ne savons jamais jus­qu’où risque de nous entraî­ner la mise en ordre des papiers, livres, bro­chures, etc., qui s’a­mon­cellent autour de nous au bout d’un cer­tain nombre d’an­nées, si peu que l’on ait du goût pour la chose impri­mée. En opé­rant chez moi les ran­ge­ments néces­si­tés par l’ar­ri­vée de nou­veaux docu­ments, je tombe sur les trois numé­ros consti­tuant la col­lec­tion com­plète de Méri­diens, « Cahiers men­suels de Lit­té­ra­ture et d’Art », dont fit les frais et que diri­gea René Char, à I’lsle-sur-Sorgue, avant de s’en­ga­ger dans le mou­ve­ment surréaliste.

C’é­tait en 1929. Nous étions jeunes. Au som­maire, je m’é­tonne (j’a­vais oublié… mais ça ne me déplaît pas) de trou­ver mon nom, près de ceux de Georges Dupe­vron, Mau­rice Fom­beure, Jean-Daniel Mau­blanc, Louis Emié, Daniel-Rops, Louis Par­rot, Phi­lippe Sou­pault, André Cayatte, Fran­cesc Domin­go, etc. Des aînés comme Sal­mon, Dufy, Picas­so accor­daient à ces Cahiers, presque luxueu­se­ment édi­tés, une col­la­bo­ra­tion de pres­tige. La vie a sépa­ré, par­fois vio­lem­ment oppo­sé, ceux que jadis avait réunis Méri­diens. Déjà René Char pre­nait ses dis­tances, dans la décla­ra­tion que voi­ci, inti­tu­lée Posi­tion, ouvrant le troi­sième et ultime numéro :

Pour­suivre ma col­la­bo­ra­tion à Méri­diens et à tout autre jour­nal ou revue — j’ex­cepte la Révo­lu­tion Sur­réa­liste — serait tra­hir ma pen­sée, ma volon­té d’ac­tion, donc approu­ver les mani­fes­ta­tions d’une socié­té que je vais doré­na­vant com­battre de toutes mes forces.

Autour de moi faibles et fri­pons font la chaîne. En voi­là assez.

La satis­fac­tion facile de soi, l’i­so­le­ment, l’i­gno­rance, l’i­ner­tie impu­table à une ado­les­cence long­temps en péril, ont été les fac­teurs d’une neu­tra­li­té à laquelle je ne puis pen­ser sans rougir.

C’est désor­mais avec les hommes qui ont nom Paul Eluard, André Bre­ton, Louis Ara­gon, que se tra­dui­ront mes efforts.

Mes yeux ont allu­mé toutes les forêts pour les regar­der vivre.

Gens sans aveu, vos jambes ne me portent plus.

À la recherche de Fran­cesc Domingo

De 1929 à aujourd’­hui, de René Char main­te­nant recon­nu pour un des poètes essen­tiels de son époque, à André Cayatte, qui lâcha la plume pour la camé­ra, que de des­tins divers ! Ce n’est pour­tant pas de là, exac­te­ment, qu’est par­ti mon vaga­bon­dage d’es­prit, mais, plus pré­ci­sé­ment, d’un texte d’An­dré Cayatte consa­cré au peintre cata­lan Fran­cesc Domin­go, dont les Cahiers publiaient de nom­breux des­sins. Dans cet essai — (en exergue, cette réflexion de Phi­lippe Lamour : qu’on donne à l’é­vi­dence tous les noms qu’on vou­dra) — André Cayatte écri­vait d’abord :

« La pein­ture de Domin­go, c’est les yeux fer­més que je la vois le mieux, à la cadence de mon cœur que j’en per­çois le rythme. »

Et sa conclu­sion était :

Le génie est un hasard qui dure.

Fran­cesc Domin­go a du génie.

Cette cri­tique enthou­siaste n’a­vait certes rien à voir avec l’a­mi­tié que Cayatte, comme cha­cun d’entre nous, por­tait à Domin­go. Domin­go, pour tous ceux qui avaient péné­tré dans son ate­lier, était déjà, de toute évi­dence, un des grands de sa géné­ra­tion. On n’a­vait plus à attendre qu’il réa­li­sât des pro­messes. Il avait déjà der­rière lui une œuvre impor­tante. Un de ses tableaux repré­sen­tant un homme assis sur un esca­beau dans le coin d’une cel­lule n’a ces­sé de me han­ter. Riche, je me serais rui­né, je me rui­ne­rais pour l’a­voir. Dans quelles mains est-il aujourd’­hui ? Sur­tout, qu’est deve­nu Fran­cesc Domingo ?

Il allait et venait entre Paris et Bar­ce­lone — je nous revois à Paris à la ter­rasse du café Mahieu bou­le­vard Saint-Michel et sur les ram­blas enso­leillées de Bar­ce­lone — lorsque la guerre civile espa­gnole le pré­ci­pi­ta dans l’ac­tion. Ce doux ce rêveur mena le com­bat jus­qu’au bout. Après la défaite, fut-ce de se trou­ver en France non plus du fait de sa volon­té mais par obli­ga­tion de réfu­gié… fut-ce quelque bles­sure secrète et inavouée… il annon­ça bien­tôt à ses amis sa déci­sion de par­tir pour l’A­mé­rique du Sud et il disparut.

On m’a­vait dit qu’il vivait au Bré­sil, à Sao Pau­lo, mais je ne l’y ai pas retrou­vé (il s’a­gis­sait d’un autre Domin­go, peintre aus­si). À ceux qui auraient pu savoir, j’ai deman­dé : « Qu’est deve­nu Fran­cesc Domin­go ? » On ne sait pas. Il ne se sou­ciait aucu­ne­ment de noto­rié­té ou de gloire. Ce qu’il aimait, c’é­tait de peindre et de ne pas être déran­gé dans sa passion.

Je l’i­ma­gine — quelque part, ano­nyme — avec des pin­ceaux et des couleurs.

Seul.

[/​Fernand Pouey/]

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