Igor Witsinos, correspondant du Spiegel à Moscou, pourtant ni plus ni moins coupable ou innocent que Stephen Rosenfeld, a bénéficié, lui, d’un traitement de faveur et d’une démarche sans exemple. Le G.R.OU. (Glavnoié Razvédyvatelnoié Oupravlénié : Direction générale des renseignements) de l’armée (nous dirons le Guéréou) l’a invité à une conversation avec un de ses anciens officiers, le colonel en retraite Vladimir Apollonovitch Karpov. L’entretien eut lieu, apparemment dans les derniers jours de décembre, au Praga, célèbre restaurant de Moscou. C’est cet entretien que le Spiegel reproduit, in extenso semble-t-il, et sous la forme d’un compte rendu sténographique, dans son numéro du 10 janvier 1966.
Il est indispensable de noter que le colonel Karpov, spécialiste des affaires allemandes, est un personnage d’importance. Il révèle au correspondant du Spiegel qu’au cours de l’automne 1956, en tant qu’officier d’état-major représentant le commandement soviétique en Allemagne orientale, il eut des conversations secrètes avec le colonel von Bonin, représentant personnel du général Gehlen, chef du B.N.D. (Bundesnachrichten-Dienst : Service fédéral des renseignements). Mais c’est là une tout autre histoire.
Les arguments du colonel Karpov contre l’authenticité des Papiers ne sont certes pas négligeables. Peut-on pourtant dire qu’ils soient probants et décisifs ?
La dernière note de Penkovsky
Les voici dans l’ordre où il les présente.
La dernière note attribuée à Penkovsky, au dernier chapitre du livre (J’ai pris de plus en plus l’habitude de constater à de certaines heures une certaine surveillance de mes allées et venues… Je me perds en conjectures et en suppositions…), est datée du 25 août 1962. Or, ses dernières tentatives de communication avec les agents de l’Ouest eurent lieu, sans succès, les 5 et 6 septembre 1962. Le 5 septembre, il assistait à une réception à l’ambassade des États-Unis. Il avait apporté quelques microfilms, mais ne trouva pas l’occasion favorable de s’en débarrasser. Le lendemain, il essayait, en vain, de rencontrer un de ses correspondants anglais. Il était en effet étroitement surveillé et le sentait, si même il ne le savait pas avec certitude.
Dans ces conditions, dit le colonel Karpov, il est impossible qu’une note du 25 août ait pu parvenir aux services occidentaux.
À vrai dire, cette impossibilité n’est pas si manifeste. Au 25 août, Penkovsky (ou le pseudo-Penkovsky) écrit qu’il a l’impression de se sentir surveillé. Le 5 et le 6 septembre, il l’est en fait de si près qu’il ne peut approcher ses complices anglo-saxons. Mais entre le 25 août et le 5 septembre ? Et même après le 6 septembre ? Car Penkovsky ne fut arrêté que le 22 octobre. Or, il disposait d’un système et d’un matériel de liaison et de communication assez perfectionné et qui ne fut découvert qu’après cette arrestation, par la perquisition opérée à son domicile : non seulement un récepteur-émetteur de radio, mais aussi un papier carbone blanc, tout semblable en apparence à un papier à lettre ordinaire, et grâce auquel un texte invisible, et qui ne pouvait apparaître que moyennant un traitement chimique spécial, pouvait accompagner le texte visible et parfaitement innocent d’une lettre adressée à l’un ou l’autre des diplomates ou gens d’affaires américains et anglais avec lesquels ses fonctions officielles le mettaient en rapport de service et de mondanité.
Un papier carbone blanc…
Que Penkovsky ait été, dès le mois d’août, assez étroitement surveillé pour ne pouvoir rencontrer aucun de ses correspondants anglais et américains, pour ne pouvoir leur remettre en main propre aucun document, c’est une chose. Qu’il n’ait pu communiquer avec aucun d’eux d’aucune autre façon, c’est une autre chose, et qui ne paraît pas prouvée.
Mais, dit le colonel Karpov, est-il vraisemblable, est-il simplement possible et imaginable qu’un espion prenne des notes, des notes manuscrites ? Est-il concevable que ses patrons, non seulement ne lui interdisent pas une si folle imprudence, mais encore acceptent de recevoir ces notes ? Mme Penkovskaya a affirmé qu’elle n’avait jamais vu son mari prendre aucune note, et qu’il était impossible qu’il le fît sans qu’elle le vît. Il a d’ailleurs été formellement établi par l’instruction que quatre des agents occidentaux avec lesquels Penkovsky était en liaison lui avaient fait stricte défense de prendre la moindre note, même à son domicile.
Là encore, il faudrait distinguer. Qu’il ait été recommandé à Penkovsky de ne jamais prendre aucune note personnelle pour la garder par-devers lui, pour en couvrir les pages de son agenda, cela va de soi. Mais des notes destinées à être transmises immédiatement ou le plus vite possible aux services de l’Ouest, c’est autre chose. Sinon, à quel usage devait donc servir le papier carbone blanc qu’ils lui avaient remis et que la Pravda mentionne avec insistance dans son récit du 15 – 16 décembre 1962 ?
Mme Penkovskaya ne savait pas tout
Quant au témoignage de Mme Penkovskaya, indépendamment de diverses considérations auxquelles il pourrait donner lieu, il est permis de penser que Penkovsky trouvait bien moyen, de temps en temps, d’échapper à la surveillance de sa femme. Savait-elle qu’il détenait chez lui, au domicile conjugal, un appareil récepteur-émetteur de radio, trois appareils de microphotographie de marque Minox, un carnet de chiffrage pour le codage et le décodage des messages qu’il échangeait avec Francfort-sur-le-Main, tout un matériel de cryptographie, du carbone blanc, des adresses de « boîtes aux lettres », à l’étranger, un faux passeport, enfin tout un attirail d’espionnage et de communication clandestine ? Comme elle n’a pas été mise en cause, comme l’idée de sa complicité paraît même ne pas avoir été retenue un seul instant, on est bien obligé d’admettre comme certain qu’elle n’en savait rien. Si Penkovsky a pu lui dissimuler la possession de tout cet arsenal et l’usage qu’il en faisait, à plus forte raison a‑t-il pu rédiger des notes à son insu.
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(À suivre)