La Presse Anarchiste

L’affaire Penkovsky

[(En mai 1963, un haut fonc­tion­naire sovié­tique, Oleg Vla­di­mi­ro­vitch Pen­kovs­ky, a été condam­né à mort et exé­cu­té à Mos­cou pour tra­hi­son au béné­fice des ser­vices secrets amé­ri­cain et bri­tan­nique. Dans les der­niers mois de 1965, des Papiers secrets de Pen­kovs­ky sont publiés par le Washing­ton Post, par l’Obser­ver de Londres, par le Spie­gel de Ham­bourg. Cette publi­ca­tion sou­lève une pro­tes­ta­tion diplo­ma­tique de la part du gou­ver­ne­ment sovié­tique. Le cor­res­pon­dant à Mos­cou du Washing­ton Post, Ste­phen Rosen­feld, est expulsé.)]

Igor Wit­si­nos, cor­res­pon­dant du Spie­gel à Mos­cou, pour­tant ni plus ni moins cou­pable ou inno­cent que Ste­phen Rosen­feld, a béné­fi­cié, lui, d’un trai­te­ment de faveur et d’une démarche sans exemple. Le G.R.OU. (Glav­noié Raz­vé­dy­va­tel­noié Ouprav­lé­nié : Direc­tion géné­rale des ren­sei­gne­ments) de l’ar­mée (nous dirons le Gué­réou) l’a invi­té à une conver­sa­tion avec un de ses anciens offi­ciers, le colo­nel en retraite Vla­di­mir Apol­lo­no­vitch Kar­pov. L’en­tre­tien eut lieu, appa­rem­ment dans les der­niers jours de décembre, au Pra­ga, célèbre res­tau­rant de Mos­cou. C’est cet entre­tien que le Spie­gel repro­duit, in exten­so semble-t-il, et sous la forme d’un compte ren­du sté­no­gra­phique, dans son numé­ro du 10 jan­vier 1966.

Il est indis­pen­sable de noter que le colo­nel Kar­pov, spé­cia­liste des affaires alle­mandes, est un per­son­nage d’im­por­tance. Il révèle au cor­res­pon­dant du Spie­gel qu’au cours de l’au­tomne 1956, en tant qu’of­fi­cier d’é­tat-major repré­sen­tant le com­man­de­ment sovié­tique en Alle­magne orien­tale, il eut des conver­sa­tions secrètes avec le colo­nel von Bonin, repré­sen­tant per­son­nel du géné­ral Geh­len, chef du B.N.D. (Bun­des­na­chrich­ten-Dienst : Ser­vice fédé­ral des ren­sei­gne­ments). Mais c’est là une tout autre histoire.

Les argu­ments du colo­nel Kar­pov contre l’au­then­ti­ci­té des Papiers ne sont certes pas négli­geables. Peut-on pour­tant dire qu’ils soient pro­bants et décisifs ?

La dernière note de Penkovsky

Les voi­ci dans l’ordre où il les présente.

La der­nière note attri­buée à Pen­kovs­ky, au der­nier cha­pitre du livre (J’ai pris de plus en plus l’ha­bi­tude de consta­ter à de cer­taines heures une cer­taine sur­veillance de mes allées et venues… Je me perds en conjec­tures et en sup­po­si­tions…), est datée du 25 août 1962. Or, ses der­nières ten­ta­tives de com­mu­ni­ca­tion avec les agents de l’Ouest eurent lieu, sans suc­cès, les 5 et 6 sep­tembre 1962. Le 5 sep­tembre, il assis­tait à une récep­tion à l’am­bas­sade des États-Unis. Il avait appor­té quelques micro­films, mais ne trou­va pas l’oc­ca­sion favo­rable de s’en débar­ras­ser. Le len­de­main, il essayait, en vain, de ren­con­trer un de ses cor­res­pon­dants anglais. Il était en effet étroi­te­ment sur­veillé et le sen­tait, si même il ne le savait pas avec certitude.

Dans ces condi­tions, dit le colo­nel Kar­pov, il est impos­sible qu’une note du 25 août ait pu par­ve­nir aux ser­vices occidentaux.

À vrai dire, cette impos­si­bi­li­té n’est pas si mani­feste. Au 25 août, Pen­kovs­ky (ou le pseu­do-Pen­kovs­ky) écrit qu’il a l’im­pres­sion de se sen­tir sur­veillé. Le 5 et le 6 sep­tembre, il l’est en fait de si près qu’il ne peut appro­cher ses com­plices anglo-saxons. Mais entre le 25 août et le 5 sep­tembre ? Et même après le 6 sep­tembre ? Car Pen­kovs­ky ne fut arrê­té que le 22 octobre. Or, il dis­po­sait d’un sys­tème et d’un maté­riel de liai­son et de com­mu­ni­ca­tion assez per­fec­tion­né et qui ne fut décou­vert qu’a­près cette arres­ta­tion, par la per­qui­si­tion opé­rée à son domi­cile : non seule­ment un récep­teur-émet­teur de radio, mais aus­si un papier car­bone blanc, tout sem­blable en appa­rence à un papier à lettre ordi­naire, et grâce auquel un texte invi­sible, et qui ne pou­vait appa­raître que moyen­nant un trai­te­ment chi­mique spé­cial, pou­vait accom­pa­gner le texte visible et par­fai­te­ment inno­cent d’une lettre adres­sée à l’un ou l’autre des diplo­mates ou gens d’af­faires amé­ri­cains et anglais avec les­quels ses fonc­tions offi­cielles le met­taient en rap­port de ser­vice et de mondanité.

Un papier carbone blanc…

Que Pen­kovs­ky ait été, dès le mois d’août, assez étroi­te­ment sur­veillé pour ne pou­voir ren­con­trer aucun de ses cor­res­pon­dants anglais et amé­ri­cains, pour ne pou­voir leur remettre en main propre aucun docu­ment, c’est une chose. Qu’il n’ait pu com­mu­ni­quer avec aucun d’eux d’au­cune autre façon, c’est une autre chose, et qui ne paraît pas prouvée.

Mais, dit le colo­nel Kar­pov, est-il vrai­sem­blable, est-il sim­ple­ment pos­sible et ima­gi­nable qu’un espion prenne des notes, des notes manus­crites ? Est-il conce­vable que ses patrons, non seule­ment ne lui inter­disent pas une si folle impru­dence, mais encore acceptent de rece­voir ces notes ? Mme Pen­kovs­kaya a affir­mé qu’elle n’a­vait jamais vu son mari prendre aucune note, et qu’il était impos­sible qu’il le fît sans qu’elle le vît. Il a d’ailleurs été for­mel­le­ment éta­bli par l’ins­truc­tion que quatre des agents occi­den­taux avec les­quels Pen­kovs­ky était en liai­son lui avaient fait stricte défense de prendre la moindre note, même à son domicile.

Là encore, il fau­drait dis­tin­guer. Qu’il ait été recom­man­dé à Pen­kovs­ky de ne jamais prendre aucune note per­son­nelle pour la gar­der par-devers lui, pour en cou­vrir les pages de son agen­da, cela va de soi. Mais des notes des­ti­nées à être trans­mises immé­dia­te­ment ou le plus vite pos­sible aux ser­vices de l’Ouest, c’est autre chose. Sinon, à quel usage devait donc ser­vir le papier car­bone blanc qu’ils lui avaient remis et que la Prav­da men­tionne avec insis­tance dans son récit du 15 – 16 décembre 1962 ?

Mme Penkovskaya ne savait pas tout

Quant au témoi­gnage de Mme Pen­kovs­kaya, indé­pen­dam­ment de diverses consi­dé­ra­tions aux­quelles il pour­rait don­ner lieu, il est per­mis de pen­ser que Pen­kovs­ky trou­vait bien moyen, de temps en temps, d’é­chap­per à la sur­veillance de sa femme. Savait-elle qu’il déte­nait chez lui, au domi­cile conju­gal, un appa­reil récep­teur-émet­teur de radio, trois appa­reils de micro­pho­to­gra­phie de marque Minox, un car­net de chif­frage pour le codage et le déco­dage des mes­sages qu’il échan­geait avec Franc­fort-sur-le-Main, tout un maté­riel de cryp­to­gra­phie, du car­bone blanc, des adresses de « boîtes aux lettres », à l’é­tran­ger, un faux pas­se­port, enfin tout un atti­rail d’es­pion­nage et de com­mu­ni­ca­tion clan­des­tine ? Comme elle n’a pas été mise en cause, comme l’i­dée de sa com­pli­ci­té paraît même ne pas avoir été rete­nue un seul ins­tant, on est bien obli­gé d’ad­mettre comme cer­tain qu’elle n’en savait rien. Si Pen­kovs­ky a pu lui dis­si­mu­ler la pos­ses­sion de tout cet arse­nal et l’u­sage qu’il en fai­sait, à plus forte rai­son a‑t-il pu rédi­ger des notes à son insu.

[/​Pierre Ché­me­ré/​]

(À suivre)

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