Nous arrivons à notre dernière conclusion.
Les événements qui se déroulent confirment non seulement l’idée de la révolution, mais aussi celle de la destruction complète et globale comme indispensable à la révolution. Telle est cette conclusion qui doit être ici, même fixée et soulignée d’une façon précise.
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Jusqu’à présent il n’existe pas, parmi les révolutionnaires, l’unanimité sur la question, à savoir : si la révolution sociale est réalisable grâce à une période d’épanouissement et de prospérité économiques, ou bien grâce à une débâcle économique et généralement sociale.
Je me souviens avoir eu l’occasion de discuter avec des gens qui voyaient précisément le malheur fondamental de la révolution actuelle en ce qu’elle éclata dans les circonstances d’une guerre monstrueuse, au moment d’une ruine économique colossale, en période non pas ascensionnelle mais déclinante des forces productrices. Certains camarades y trouvaient un argument de plus en faveur du bolchevisme, qui a soi-disant évalué la situation d’une façon juste et adopté dans ce cas l’unique ligne de conduite adéquate, vu l’impossibilité de résister par un autre chemin aux difficultés occasionnées par l’état catastrophique et le désarroi complet de l’appareil économique, vu l’impossibilité d’assurer par un autre moyen à la révolution un résultat positif quelconque. Et l’on concluait que l’anarchisme devait dans ce cas se mettre entièrement au service du bolchevisme conquérant en fortifiant les positions révolutionnaires qui soi-disant représentent le maximum aujourd’hui réalisable.
Je répliquais que l’impulsion initiale de la révolution sociale serait toujours et inévitablement, aujourd’hui comme dans l’avenir, une catastrophe sociale et économique. Qu’en dehors d’une telle catastrophe, en d’autres circonstances, la révolution était inconcevable. Qu’attendre autre chose signifierait renoncer à la révolution sociale. Que, par conséquent, si les bolcheviks avaient raison dans le cas présent, ils l’auraient en général ; que dans ce cas l’anarchisme révolutionnaire serait hors d’usage, qu’il serait un malentendu, une erreur, un égarement ; que ce serait le marxisme révolutionnaire qui aurait raison, et qu’il faudrait alors en convenir loyalement. Mais si l’anarchisme n’est pas une erreur, s’il a raison en général, alors son devoir et son rôle dans la révolution comme dans toute autre sont, non pas de servir le bolchevisme, mais d’évaluer la vraie signification du processus destructif (et du bolchevisme), de déterminer, i>précisément dans les circonstances catastrophiques, l’action libertaire et de tâcher d’aider la manifestation des forces sur lesquelles, lui, l’anarchisme, base non pas « le maximum des réalisations possibles », mais le succès complet de la révolution.
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En décrivant aux auditeurs les perspectives créatrices de la révolution sociale et en leur démontrant que la réalisation de ces perspectives n’est possible qu’aux grandes masses organisées, j’eus plus d’une fois l’occasion, déjà avant les événements russes, de faire ressortir et de souligner l’énorme double tâche de la révolution : 1° Tout détruire, jusqu’à la dernière pierre ; 2° Tout construite de nouveau. Et, détaillant le premier « tout », je traçais à l’aide de touches vives le tableau d’une destruction générale et totale de l’Économie, du Droit, du Labeur, de la Culture, de l’Éthique et de l’Art contemporains, de la destruction de la Politique, de la Religion, en un mot de toutes les bases actuelles de la vie sociale. Tout le problème et le tableau grandiose de cette destruction comme acte nécessaire et condition essentielle de la révolution sociale et se déroulaient alors devant mes propres yeux.
J’estime que les événements actuels confirment entièrement ce tableau et cette condition. Ils soulignent distinctement et pleinement le rôle formidable du processus destructif dans la révolution sociale.
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Quel est donc ce rôle ? Nous devons l’apprécier autant que possible ici même [[Réserve. — Nous anticipons un peu. Nous épuiserons le sujet sur le rôle du processus destructif plus loin, dans « l’Analyse de la révolution sociale ». Ici la question n’est traitée que partiellement et rapidement.]]].
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La nouvelle création sociale-révolutionnaire ne peut être entreprise, réalisée et menée jusqu’au bout qu’à l’aide des efforts créateurs et enthousiastes des masses humaines puissantes (et organisées). Pour s’en persuader, il suffit de bien réfléchir d’une façon concrète sur le problème en l’examinant dans son tout et dans son détail. Donner une base absolument nouvelle au développement progressif intense ; édifier toute une nouvelle Économie, c’est-à-dire créer une puissante industrie et une agriculture neuves ; organiser sur d’autres bases toute l’œuvre de transports, d’échanges, de répartitions ; faire naître des formes tout à fait nouvelles de la communauté, du droit, du labeur et de tout le train habituel de la vie ; dérouler les horizons d’un nouveau monde culturel et spirituel : nouvelles relations entre l’activité physique et morale, nouvelle éducation, sciences neuves, art nouveau, nouvelles notions éthiques, etc… etc…, l’énumération seule de tous ces problèmes confluant en un tout gigantesque, problèmes sans la solution desquels une révolution sociale féconde est inconcevable, démontre que l’œuvre de cette révolution n’est faisable qu’avec la collaboration intense et organisée des masses océaniques.
Il est bien entendu que les premiers coups, les premiers pas réels de la révolution seront l’œuvre de son avant-garde, principalement des éléments révolutionnaires de la classe ouvrière. Disons plus ; il est bien possible que les premiers pas directs de la révolution seront partout, comme cela se présente habituellement dans les révolutions politiques, l’œuvre d’une petite partie de cette avant-garde, des éléments avancés du prolétariat des capitales. Pourquoi, considérant ces raisons, certains « sages » ne créeraient-ils pas une théorie « du prolétariat des capitales » et de sa dictature ? Mais aux premiers pas de la révolution s’engageant sur la voie d’une révolution sociale, les grandes masses laborieuses doivent concourir d’une façon active ; des masses encore plus vastes de la population doivent y sympathiser ou au moins en sentir la fatalité et observer envers la révolution une position d’attente, une « neutralité bienveillante ». Et, à partir de cet instant, dans toute son étendue ultérieure, la révolution doit absorber des masses de plus en plus compactes, les entraîner avec elle et les précipiter dans l’action. Elle doit, en élargissant rapidement et sans trêve sa base sociale, sa base humaine, devenir, au plein sens du mot, révolution populaire. Son œuvre doit devenir œuvre commune. Dans le cas contraire, d’une manière ou d’une autre elle serait perdue.
Or, les vastes masses laborieuses, les millions et les millions d’unités peuvent être lancées et absorbées dans la révolution, peuvent y être préparées, peuvent la déployer en révolution sociale et la mener jusqu’au bout, avant tout sur le terrain d’une dévastation complète, désespérée et aveuglément déchaînée de toutes les bases vitales anciennes (principalement économiques), auxquelles les masses s’accrochaient fermement, auxquelles elles seraient enclines à s’accrocher aussi fortement à leur moindre survie et auxquelles elles ne pourraient plus se cramponner.
Il existe dans nos rangs aussi l’opinion que les grandes masses se joindront à l’œuvre de la révolution seulement — plus tard — sur le terrain et à la condition d’une solution réussie et rapide de ses problèmes « premiers » et essentiels (en premier lieu économiques, bien entendu) par une certaine « minorité révolutionnaire » qui l’a effectuée. Certes, avec cette conception, la question du rôle des masses et du sens du processus destructif se trouve mise au second plan. Mais cette conception est-elle acceptante ? Indubitablement, l’absorption des couches arriérées par la révolution et son succès définitif dépendront en fin de compte de la réussite de ses tâches fondamentales. Mais la question est précisément de savoir qui saura les résoudre, et comment ? Car il serait une faute de supposer que leur réalisation est possible littéralement en « premier lieu », par soi-même et indépendamment d’une solution fructueuse de tout l’ensemble compliqué du problème de la nouvelle construction socialo-révolutionnaire. L’Économie comme toute la vie sociale est un tout compliqué et compact dont toutes les parties sont organiquement liées entre elles. Et quand on parle des problèmes « premiers » ou « primordiaux » on a certes en vue le degré de nécessité, mais non pas la simplicité ou l’ordre de leur solution. Savoir résoudre dans l’ordre de la révolution sociale certains problèmes économiques les plus élémentaires et les plus proches, par exemple assurer sur les bases nouvelles à toute la population du pays, le pain, l’eau, la lumière, le chauffage, etc., est impossible si presque tout l’économie (industrie, transports, échanges, répartition) n’est pas déjà organisée sur ces bases, et si la question agraire n’est pas résolue, du moins approximativement. Et si l’on a en vue la satisfaction des besoins un peu moins immédiats quoique aussi aigus, cela exige déjà l’accomplissement achevé de la révolution sociale. — Déjà donc, par la force de ces considérations nous tenons le point de vue ci-dessus comme une appréciation exagérée profondément erronée du rôle de la « minorité révolutionnaire » dans la révolution sociale. Nous croyons qu’au fond de cette appréciation exagérée se trouve une notion du rôle de la « minorité révolutionnaire » s’apparentant à la fameuse notion de la « dictature », la non-compréhension du rôle véritable des masses dans la révolution sociale, et une méfiance ouverte ou dissimulée dans leurs forces. (Notons en passant que c’est précisément cette façon d’envisager la révolution et les masses que nous considérons comme l’une des causes les plus profondes des déviations bolchevistes et politiques chez une partie des anarchistes russes dans la révolution russe.) Nous estimons qu’aucune « minorité révolutionnaire » ne peut « commencer à réaliser » la révolution, ne peut même résoudre ses « premiers » problèmes, et qu’au fond, le succès de la révolution sociale dépend entièrement d’une participation, dès les premiers moments, des plus vastes masses de la population. (Notons également que se sont ces masses seulement qui, participant directement à l’œuvre de la révolution et y étant intimement intéressées, sont a même de réparer les fautes et erreurs inévitables au début.) Or, s’il en est ainsi, si une révolution sociale fructueuse est l’œuvre des plus vastes masses, alors, sa première condition indispensable est une destruction gigantesque, irrésistible et englobant tout le vieux système : destruction qui amène les masses dans l’état d’un mouvement ininterrompu et ne leur permet pas de se cramponner à quoi que ce soit de solide, de stable.
Encore une chose. Ce ne sont pas les vastes masses de la population d’un seul pays, mais au moins celles de plusieurs pays importants qui doivent être lancées dans la révolution pour que celle-ci puisse se déployer en révolution sociale. Or cette condition indispensable n’est possible que sur le terrain d’une catastrophe sociale prolongée (ou d’une série de catastrophes) et d’une destruction épuisante portant un caractère international. Ce n’est que sur ce terrain que l’absorption des grandes masses internationales dans le processus révolutionnaire et dans le nouvel ordre des choses est possible. (Cette absorption s’accomplira plus tard d’une façon de plus en plus intense par la force des conditions qui se développeront ultérieurement. Le rôle de ces conditions ultérieures créatrices du succès de la révolution sociale, aussi bien à l’intérieur du pays que sur une échelle internationale, sera examiné en son temps.)
La révolution française de 89 fut grande et s’approcha de la révolution sociale, avant tout parce qu’elle eut pour base et déploya une grande destruction. Cependant cette destruction ne fut pas suffisante, aussi bien quantitativement que qualitativement. Elle n’embrassa que la France seule. Et elle n’alla pas jusqu’au bout. Le principe de propriété et celui de la politique ne furent pas détruits par cette révolution. Là se trouve une des raisons pour lesquelles elle ne put devenir la Grande Révolution Sociale.
Donc, le processus destructif complet et international est indispensable avant tout pour mettre en mouvement, dégager de l’ornière, arracher de toutes les « bases » anciennes, du « foyer domestique », de l’intimité intérieure, de l’aisance existante et lancer dans la rue, sur les barricades, dans la tempête, dans la révolte, dans la révolution les plus vastes masses de la population sur une échelle internationale. Sans cette condition, sans cette destruction colossale, la révolution sociale est impossible.
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Les partisans d’un épanouissement économique comme condition indispensable pour la réussite d’une révolution sociale nous disent : Pour le succès de la révolution, il faut tout d’abord une base matérielle solide. D’un côté, il faut avoir une bonne réserve de stocks de toutes sortes à l’aide desquels la révolution puisse subsister et se développer les premiers temps, jusqu’à ce qu’elle ait créé des stocks nouveaux, jusqu’à ce qu’elle ait institué un nouveau processus économique et se sente bien d’aplomb. D’autre part, pour surmonter le plus rapidement les accrocs inévitables et développer avec succès l’économie nouvelle, la révolution doit s’incorporer un appareil économique riche et fonctionnant bien. Ce n’est que si l’économie est en état d’épanouissement que la révolution sociale peut avoir le temps et la possibilité de survivre à la période transitoire de confusion inévitable et de s’affermir.
Nous ne sommes pas d’accord sur ce point de vue.
Même en admettant théoriquement que l’état florissant de l’économie capitaliste et une « base matérielle solide » soient, dans les perspectives d’une révolution, déjà victorieuse, un certain avantage (ce qui est très discutable), — en fait, pensons nous, cela n’atteindra jamais cet avantage supposé, car il y aurait sans aucun doute un désavantage réel et prédominant, qui ne permettrait pas à la révolution non seulement de vaincre, mais même de naître, c’est-à-dire qui en supprimerait même l’idée.
En effet, imaginez-vous pour un moment que l’existence économique des pays capitalistes que tout le « train normal » de la vie sociale ne soient pas détruits. Ne raisonnez pas d’une façon abstraite sur la « base matérielle de la révolution », mais dessinez-vous concrètement le tableau de la satisfaction, de la prospérité, du bonheur économique : Les forces productrices s’accroissent, la production bat son plein, l’industrie et l’agriculture fonctionnent intensément et largement ; les produits s’accumulent et deviennent de moins en moins chers ; l’échange s’accomplit facilement ; la population dans son ensemble se sent calme, sûre et même confortable, s’occupant au jour le jour de ses petites affaires, péchés et distractions… La vie « popote » coule en toute tranquillité habituelle, réglée, aisée… Les forces défensives de la « société » sont remplies de la conscience de leur utilité et de leur solidité… Tout est calme et paisible. La pensée populaire stagne… La criée industrielle prochaine serait bien entendu accueillie en plaisantant… Dans ces conditions, une révolution sociale est-elle imaginable ? Peut-on se représenter de la sorte son vrai fond ? Qui y prendrait part ? Où trouverait-elle l’impulsion physique et l’élan nécessaires ?… Il nous est absolument clair que dans le monde actuel, la situation que nous venons d’esquisser ne peut servir de base qu’à un assoupissement petit-bourgeois, mais en aucun cas à une explosion gigantesque et à un mouvement grandiose et prolongé qui ne sont possibles que dans les conditions de souffrances, d’insatisfaction des masses, d’instabilité dans leur existence. Nous estimons que dans l’œuvre de la révolution sociale, c’est la présence d’un « matériel » révolutionnaire, vif, humain et non pas des monceaux d’objets morts qui ont une importance primordiale et décisive. Nous croyons que la vraie « base matérielle » d’une révolution sociale, c’est la masse vivante qui souffre, cherche, se meut, lutte et enfin crée, et non un inventaire mort de la caserne capitaliste.
À notre avis, une idée exagérée sur l’importance de la « base matérielle » dépend étroitement au fond de celle de la « minorité révolutionnaire », et aussi de la non-compréhension du rôle véritable de la destruction et des masses dans la révolution. Nous croyons que certains anarchistes arrivés au bolchevisme, soi-disant à cause de l’absence d’une « base matérielle », y seraient probablement arrivée encore plus rapidement si cette « base » avait existé. Il s’agit là non pas d’une base matérielle, mais d’une « base » morale, spirituelle, c’est-à-dire des éléments intimes d’une conception sociale et révolutionnaire.
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Notons encore une chose.
Nous voyons de nos jours avec quelle opiniâtreté, avec quelle énergie un capitalisme chancelant, même mortellement blessé résiste à la révolution. Quelle serait donc la résistance d’un organisme capitaliste florissant et puissant !… Nous sommes convaincus qu’ils n’auraient aucune difficulté à écraser définitivement la révolution à son début si malgré tout elle s’était allumée… Mais elle ne s’allumera jamais dans un épanouissement économique. La vigueur, la force, la santé de l’organisme capitaliste et la révolution sociale sont deux choses incompatibles.
Songez plus profondément à la grande force d’inertie du mécanisme social (de notre temps) réglé, ordonné, fonctionnant normalement. Cette force enlise, anesthésie, asservit. Des millions d’individus s’habituent tellement à une certaine manière de vivre que dans les manifestations habituelles, journalières il ne leur vient même pas l’idée de la nécessité et de la possibilité de la faillite, du changement de ces manifestations, de cette manière de vivre.
La force d’inertie du capitalisme est écrasante. Ses forces défensives sont énormes. Ses capacités de résistance et d’adaptation sont étonnantes. Ce n’est qu’un processus destructif intense du capitalisme, et de tout son bagage social, culturel et moral, qui peut surmonter cette inertie, décomposer ces forces, briser cette résistance et créer une « base matérielle » à une révolution sociale réussie.
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Effleurons encore un coté de la question.
Pour quelqu’un qui ne forme pas d’espoirs utopistes sur telle ou telle « minorité révolutionnaire », ce serait être envers les masses du, plus gland optimisme que de croire qu’elles pourraient un jour accomplir la révolution sociale en période capitaliste ascensionnelle et florissante. Cela signifierait supposer volontairement ou involontairement dans les vastes masses un niveau de conscience, d’activité de pensée, d’activité révolutionnaire, de liaison morale et physique tels qu’elles n’atteindront jamais dans un monde capitaliste et autoritaire.
Il est curieux que précisément de tels « optimistes nébuleux » considèrent par contre ceux qui partagent mon opinion et moi-même comme des « optimistes vides », et se considèrent eux-mêmes sinon comme pessimistes, tout au moins comme posément sceptiques.
Encore plus extraordinaires sont les « sceptiques » qui affirment péremptoirement qu’avec des masses telles qu’elles sont actuellement on ne peut, bien entendu, généralement rien faire : qu’il faut avant tout par un travail lent, tenace, persévérant éduquer des masses futures plus cultivées, plus conscientes, plus préparées. (Nous touchons ici une des questions les plus intéressantes : sur la « préparation » des masses à la révolution sociale et sur le rôle de la conscience et des éléments impulsifs aveugles dans le processus révolutionnaire. Comme je l’ai déjà signalé plus haut, nous parlerons en détail des masses, de leur rôle et des éléments de la révolution sociale par la suite. Mais il me faut effleurer ici cette question, puisqu’il s’agit ici-même de l’importance du processus destructif).
Quand, sur le terrain d’une destruction sans précédent se déployant aujourd’hui internationalement, j’admets que nous sommes entrés dans l’époque de la révolution sociale, on m’objecte : — C’est de l’optimisme fantastique, c’est une utopie. Regardez ce que sont les masses actuelles : fatiguées, épuisées, écrasées par des besoins matériels ; déroutées, désillusionnées de tout, morcelées, inertes, fainéantes, grossières, ignorantes, imprégnées d’esprit routinier, peureuses, dépravées, égoïstes ; prêtes à suivre ceux qui sont les plus forts et leur promettent une croûte de plus. (Voyez par exemple en Italie où les grandes masses se mirent en entier à la remorque de Mussolini…) Et ce sont ces masses que vous estimez capables d’une révolution sociale ? ! Et c’est avec elles que vous voudriez l’accomplir ? !… Vous vous accrochez à la destruction et y mettez tous vos espoirs… Mais ne voyez-vous pas que la destruction est un terrain défavorable à une action vigoureuse et consciente des masses, et que la révolution sociale ne deviendra possible que lorsqu’elles seront, sur la base d’une ascension et d’un épanouissement général, plus saines, plus énergiques, plus cultivées ?…
Tel est le « scepticisme » contemporain de beaucoup.
Je demande d’abord : — Est-ce qu’attendre de telles masses une telle révolution sociale n’est pas d’un véritable optimisme, le plus utopiste et le plus fou ?
Je dis : — Oui, les masses sont accablées, ignorantes, inertes, etc… etc… Je le sais très bien. Je sais que « les masses sont prêtes à suivre quiconque se présente… » J’ai connaissance des masses ayant suivi Mussolini (cependant, je comprends très bien le fond de ce phénomène et il ne me trouble nullement) … Oui, je connais les masses contemporaines… Mais je sais pertinemment qu’elles ne seront jamais autres, qu’elles ne seront jamais « meilleures ». Je sais que la révolution sociale, à n’importe quel moment, aura toujours affaire et infailliblement au même « matériel humain » qu’aujourd’hui (sinon pire encore). C’est pourquoi toutes les considérations sceptiques des « pessimistes » non seulement ne me contredisent pas, mais précisément confirment mon point de vue. Je suis non seulement d’accord avec eux, je vais plus loin qu’eux. J’affirme que non seulement les masses contemporaines sont « mauvaises », mais qu’avec le capitalisme et le pouvoir elles seront toujours aussi « mauvaises » et ne pourront jamais être autres.
C’est de cela précisément que nait mon opinion.
Je regarde la vérité en face et je pose la question : Alors dans ce cas, quelle sera la force qui amènera les masses à la révolution ?
Je réponds : Des éléments naturels aveuglément déchaînés : éléments de destruction.
Éléments aveugles, telle est la première force-moteur de la révolution, tel est son prologue et son début. Ce sont les processus aveuglément déchaînés qui l’ouvrent.
La destruction générale est le ferment actif de ces éléments. Elle impulse et soutient ce processus aveugle durant le laps de temps nécessaire. Et sinon encore aujourd’hui, alors plus tard la révolution sociale commencera par une semblable destruction. (Notons incidemment que le potentiel de création, de construction est toujours propre aux masses ; mais que, vu leur aveuglement et d’autres propriétés négatives, cette capacité ne ce manifestera pas immédiatement. La première partie destructive de la révolution sociale ne peut être qu’un processus aveugle. Quant à sa partie créatrice, elle sera à un haut degré un acte conscient dont les éléments fondamentaux feront définitivement élaborés et répandus dans les vastes masses précisément durant le processus destructif. La force créatrice des masses jaillira donc plus tard, et son rôle ne se manifestera que dans le développement ultérieur de la révolution sociale.)
Tel est mon « optimisme » et le « pessimisme » de certains. En fin de compte, ces derniers sont en effet des pessimistes : non parce qu’ils ne croient pas à la possibilité d’une révolution sociale immédiate, mais parce qu’au fond ils ne croient pas à la révolution du tout. Si je suis optimiste, ce n’est pas parce que je crois en une révolution sociale immédiate, mais parce que je suis fermement convaincu de son infaillibilité et nécessité et que je me représente nettement, clairement son levier Quant à la destruction actuelle, elle donne, à mon avis, une raison sérieuse de croire que le facteur aveugle, fatal, fera cette fois son œuvre jusqu’au bout et ouvrira toutes grandes les portes à la révolution sociale. Nous devons y être prêts et faire tout ce qui dépend de nous pour accélérer et faciliter la croissance de la véritable conscience des masses.
On me dit encore que la destruction est un facteur défavorable ?
Je réplique : — Primo, que les événements, comme on le verra, prouvent le contraire. Secundo, que tout dépend du caractère et des cadres de la destruction. J’estime qu’une destruction allant jusqu’au bout, une destruction continue, implacable, complète et sans quartier, — dans les conditions des conquêtes humaines contemporaines, matérielles et morales, — mènera infailliblement à la révolution désirée et pleinement fructueuse. Le reste s’y joindra.
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Résumons :
La destruction est nécessaire pour mettre en mouvement et lancer dans la révolution les masses humaines océaniques indispensables à sa réalisation. Tant que la révolution restera l’objet de discussions et d’actions de groupes humains à peine perceptibles, la Révolution Sociale sera impossible.
La destruction est nécessaire pour la Grande Émeute, cet élément essentiel, prologue de la Révolution Sociale. Tant que des millions et des millions ne s’insurgeront pas, il ne faut pas songer à une révolution sociale.
La destruction est nécessaire pour bouleverser de fond en comble la mare stagnante de la vie routinière et la transformer en océan tempétueux devant expulser de son sein toute la pourriture accumulée depuis des millénaires et laisser le champ libre pour l’édification d’une vie nouvelle. Tant que des millions d’êtres vivront pour les intérêts du jour le jour, la Révolution Sociale est inconcevable.
La destruction est nécessaire pour briser la lâche inertie de cette machine solidement installée et réglée qui s’appelle aujourd’hui « existence humaine » ; pour rompre la résistance formidable du vieux mécanisme social, pour faire sauter sa vile capacité d’adaptation, pour ébranler, décomposer et bouleverser ses forces défensives. Tant que les individus auront encore quelque chose à quoi se raccrocher, tant que fonctionneront les fabriques, les bureaux, les magasins, les banques, tant que rentreront les impôts, que les trains marcheront normalement, que les rues des villes étincelleront de vie, que les « jem’enfoutistes » existeront en paix, que les fonctionnaires serviront scrupuleusement, qu’obéira l’armée, que la police restera zélée et la Sûreté vigilante, de la Révolution Sociale on ne peut que rêver.
La destruction est nécessaire pour donner le champ libre aux forces aveugles, pour permettre au processus spontané de se déployer ; sans quoi la Révolution Sociale est irréalisable.
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Tout ce qui précède est parfaitement illustré par une série d’exemples.
Le premier d’entre eux, c’est le développement même de la révolution russe de 1917.
Nul n’ignore que ce ne furent pas les partis, les groupements, les leaders ou les organisations de conducteurs ; non plus la « culture », ni des plans sciemment élaborés qui accomplirent la révolution de Février. Ce furent des événements aveugles, une démolition complète et la famine qui mirent en mouvement et lancèrent dans la rue les grandes masses prolétariennes de la capitale (Pétrograd) avec des protestations vagues et une exigence élémentaire : « Du pain ! » Le gouvernement ne pouvant y satisfaire, les éléments aveugles poussèrent plus loin. La débâcle générale décomposa l’armée. La police et la Sûreté se sentaient déjà depuis longtemps instables. La destruction et la décomposition générales permirent aux masses de la capitale, après deux ou trois jours de protestations un peu vagues et d’abord quelque peu timides, de sentir l’impuissance complète du gouvernement et de commencer la révolution (l’insurrection). La même destruction attira à la révolution la sympathie des plus grandes masses de la population, non seulement de la capitale, mais aussi de tout le pays. Des masses encore plus vastes restèrent neutres. Toute résistance devint impossible de la part des gouvernants. Le processus aveugle fit son œuvre. La révolution l’emporta. Ensuite commença le processus intense créateur et organisateur.
Rien d’autre que la destruction continue balaya ensuite le gouvernement bourgeois de Février.
L’instauration de la démocratie, de la coalition, le gouvernement de Kérensky (Avril-Mai 1917) furent accueillis avec enthousiasme par les grandes masses de la population. La critique du nouveau gouvernement et la lutte contre lui furent au début une œuvre difficile. Encore en Juillet-Août 1917, parler publiquement contre Kérensky n’était pas sans danger. Des cas de lynchage dans les rues contre de tels audacieux étaient assez fréquents, même dans les grandes villes. Aux gens à courte vue, il pouvait sembler pour un instant que la coalition démocratique était solidement installée. Il aurait pu en être ainsi… Mais, la destruction irrésistible et l’avance de la révolution qui y est liée tuèrent la coalition sans lui permettre même de commencer à s’affermir. Les masses prolétariennes avancées (Kronstadt, Pétrograd) s’animèrent déjà vers le mois de Juillet. À la fin de Septembre, la désillusion fut vaste et complète. L’agitation contre le gouvernement acquit une force formidable. Toute possibilité pour lui de s’affermir, toutes bases disparurent. L’aide du dehors, grâce à la guerre, fut également impossible. En Octobre tombèrent Kérensky et la démocratie. La révolution « communiste » (bolcheviste) éclata.
L’une des raisons principales de la faillite du mouvement révolutionnaire de 1905 – 1906 en Russie, consiste à notre avis, précisément en ce que les éléments nécessaires de destruction et de spontanéité manquaient à cette époque.
C’est l’absence, dans la destruction, de la plénitude nécessaire au succès de la révolution sociale que nous considérons comme une des raisons profondes de ce que la révolution d’Octobre 1917, d’un côté n’a pas donné d’elle-même un résultat complet, et de l’autre, se rendit, cependant, provisoirement maîtresse du la situation. (Nous en parlerons plus en détail par la suite, en liaison avec la question du rôle des différents facteurs dans les destinées de la révolution d’Octobre.)
C’est par l’inachèvement du processus destructif universel, que nous expliquons au fond l’échec du mouvement révolutionnaire en Italie en automne 1920.
Si la révolution allemande de 1918 ne dépassa pas la démocratie et la coalition, nous l’expliquons par la même cause fondamentale : la destruction et le processus aveugle et spontané qui y est lié n’allèrent pas encore assez loin pour permettre à une révolution plus profonde de se déployer.
Tous ces mouvements révolutionnaires et certains autres de ces dernières armées ne sont que des étapes sur la route de la révolution universelle sociale —, étapes réalisables et donnant leurs fruits au fur et à mesure que la destruction croirait.
C’est l’absence de la nécessaire destruction qui retint durant toutes ces années la révolution dans divers pays. C’est maintenant que cette destruction commence à se faire jour.
Grâce à une série de motifs, elle se déploie en Europe avec une extrême lenteur. De là la lente avance aussi de la révolution européenne.
[/Janvier-Février 1923.