La Presse Anarchiste

Choses vécues (8e lettre)

Nous arri­vons à notre der­nière conclusion.

Les évé­ne­ments qui se déroulent confirment non seule­ment l’idée de la révo­lu­tion, mais aus­si celle de la des­truc­tion com­plète et glo­bale comme indis­pen­sable à la révo­lu­tion. Telle est cette conclu­sion qui doit être ici, même fixée et sou­li­gnée d’une façon précise.

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Jusqu’à pré­sent il n’existe pas, par­mi les révo­lu­tion­naires, l’unanimité sur la ques­tion, à savoir : si la révo­lu­tion sociale est réa­li­sable grâce à une période d’épanouissement et de pros­pé­ri­té éco­no­miques, ou bien grâce à une débâcle éco­no­mique et géné­ra­le­ment sociale.

Je me sou­viens avoir eu l’occasion de dis­cu­ter avec des gens qui voyaient pré­ci­sé­ment le mal­heur fon­da­men­tal de la révo­lu­tion actuelle en ce qu’elle écla­ta dans les cir­cons­tances d’une guerre mons­trueuse, au moment d’une ruine éco­no­mique colos­sale, en période non pas ascen­sion­nelle mais décli­nante des forces pro­duc­trices. Cer­tains cama­rades y trou­vaient un argu­ment de plus en faveur du bol­che­visme, qui a soi-disant éva­lué la situa­tion d’une façon juste et adop­té dans ce cas l’unique ligne de conduite adé­quate, vu l’impossibilité de résis­ter par un autre che­min aux dif­fi­cul­tés occa­sion­nées par l’état catas­tro­phique et le désar­roi com­plet de l’appareil éco­no­mique, vu l’impossibilité d’assurer par un autre moyen à la révo­lu­tion un résul­tat posi­tif quel­conque. Et l’on concluait que l’anarchisme devait dans ce cas se mettre entiè­re­ment au ser­vice du bol­che­visme conqué­rant en for­ti­fiant les posi­tions révo­lu­tion­naires qui soi-disant repré­sentent le maxi­mum aujourd’hui réalisable.

Je répli­quais que l’impulsion ini­tiale de la révo­lu­tion sociale serait tou­jours et inévi­ta­ble­ment, aujourd’hui comme dans l’avenir, une catas­trophe sociale et éco­no­mique. Qu’en dehors d’une telle catas­trophe, en d’autres cir­cons­tances, la révo­lu­tion était incon­ce­vable. Qu’attendre autre chose signi­fie­rait renon­cer à la révo­lu­tion sociale. Que, par consé­quent, si les bol­che­viks avaient rai­son dans le cas pré­sent, ils l’auraient en géné­ral ; que dans ce cas l’anarchisme révo­lu­tion­naire serait hors d’usage, qu’il serait un mal­en­ten­du, une erreur, un éga­re­ment ; que ce serait le mar­xisme révo­lu­tion­naire qui aurait rai­son, et qu’il fau­drait alors en conve­nir loya­le­ment. Mais si l’anarchisme n’est pas une erreur, s’il a rai­son en géné­ral, alors son devoir et son rôle dans la révo­lu­tion comme dans toute autre sont, non pas de ser­vir le bol­che­visme, mais d’éva­luer la vraie signi­fi­ca­tion du pro­ces­sus des­truc­tif (et du bol­che­visme), de déter­mi­ner, i>précisément dans les cir­cons­tances catas­tro­phiques, l’action liber­taire et de tâcher d’aider la mani­fes­ta­tion des forces sur les­quelles, lui, l’anarchisme, base non pas « le maxi­mum des réa­li­sa­tions pos­sibles », mais le suc­cès com­plet de la révolution.

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En décri­vant aux audi­teurs les pers­pec­tives créa­trices de la révo­lu­tion sociale et en leur démon­trant que la réa­li­sa­tion de ces pers­pec­tives n’est pos­sible qu’aux grandes masses orga­ni­sées, j’eus plus d’une fois l’occasion, déjà avant les évé­ne­ments russes, de faire res­sor­tir et de sou­li­gner l’énorme double tâche de la révo­lu­tion : 1° Tout détruire, jusqu’à la der­nière pierre ; 2° Tout construite de nou­veau. Et, détaillant le pre­mier « tout », je tra­çais à l’aide de touches vives le tableau d’une des­truc­tion géné­rale et totale de l’Économie, du Droit, du Labeur, de la Culture, de l’Éthique et de l’Art contem­po­rains, de la des­truc­tion de la Poli­tique, de la Reli­gion, en un mot de toutes les bases actuelles de la vie sociale. Tout le pro­blème et le tableau gran­diose de cette des­truc­tion comme acte néces­saire et condi­tion essen­tielle de la révo­lu­tion sociale et se dérou­laient alors devant mes propres yeux.

J’estime que les évé­ne­ments actuels confirment entiè­re­ment ce tableau et cette condi­tion. Ils sou­lignent dis­tinc­te­ment et plei­ne­ment le rôle for­mi­dable du pro­ces­sus des­truc­tif dans la révo­lu­tion sociale.

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Quel est donc ce rôle ? Nous devons l’apprécier autant que pos­sible ici même [[Réserve. — Nous anti­ci­pons un peu. Nous épui­se­rons le sujet sur le rôle du pro­ces­sus des­truc­tif plus loin, dans « l’Analyse de la révo­lu­tion sociale ». Ici la ques­tion n’est trai­tée que par­tiel­le­ment et rapidement.]]].

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La nou­velle créa­tion sociale-révo­lu­tion­naire ne peut être entre­prise, réa­li­sée et menée jusqu’au bout qu’à l’aide des efforts créa­teurs et enthou­siastes des masses humaines puis­santes (et orga­ni­sées). Pour s’en per­sua­der, il suf­fit de bien réflé­chir d’une façon concrète sur le pro­blème en l’examinant dans son tout et dans son détail. Don­ner une base abso­lu­ment nou­velle au déve­lop­pe­ment pro­gres­sif intense ; édi­fier toute une nou­velle Éco­no­mie, c’est-à-dire créer une puis­sante indus­trie et une agri­cul­ture neuves ; orga­ni­ser sur d’autres bases toute l’œuvre de trans­ports, d’échanges, de répar­ti­tions ; faire naître des formes tout à fait nou­velles de la com­mu­nau­té, du droit, du labeur et de tout le train habi­tuel de la vie ; dérou­ler les hori­zons d’un nou­veau monde cultu­rel et spi­ri­tuel : nou­velles rela­tions entre l’activité phy­sique et morale, nou­velle édu­ca­tion, sciences neuves, art nou­veau, nou­velles notions éthiques, etc… etc…, l’énumération seule de tous ces pro­blèmes confluant en un tout gigan­tesque, pro­blèmes sans la solu­tion des­quels une révo­lu­tion sociale féconde est incon­ce­vable, démontre que l’œuvre de cette révo­lu­tion n’est fai­sable qu’avec la col­la­bo­ra­tion intense et orga­ni­sée des masses océaniques.

Il est bien enten­du que les pre­miers coups, les pre­miers pas réels de la révo­lu­tion seront l’œuvre de son avant-garde, prin­ci­pa­le­ment des élé­ments révo­lu­tion­naires de la classe ouvrière. Disons plus ; il est bien pos­sible que les pre­miers pas directs de la révo­lu­tion seront par­tout, comme cela se pré­sente habi­tuel­le­ment dans les révo­lu­tions poli­tiques, l’œuvre d’une petite par­tie de cette avant-garde, des élé­ments avan­cés du pro­lé­ta­riat des capi­tales. Pour­quoi, consi­dé­rant ces rai­sons, cer­tains « sages » ne crée­raient-ils pas une théo­rie « du pro­lé­ta­riat des capi­tales » et de sa dic­ta­ture ? Mais aux pre­miers pas de la révo­lu­tion s’engageant sur la voie d’une révo­lu­tion sociale, les grandes masses labo­rieuses doivent concou­rir d’une façon active ; des masses encore plus vastes de la popu­la­tion doivent y sym­pa­thi­ser ou au moins en sen­tir la fata­li­té et obser­ver envers la révo­lu­tion une posi­tion d’attente, une « neu­tra­li­té bien­veillante ». Et, à par­tir de cet ins­tant, dans toute son éten­due ulté­rieure, la révo­lu­tion doit absor­ber des masses de plus en plus com­pactes, les entraî­ner avec elle et les pré­ci­pi­ter dans l’action. Elle doit, en élar­gis­sant rapi­de­ment et sans trêve sa base sociale, sa base humaine, deve­nir, au plein sens du mot, révo­lu­tion popu­laire. Son œuvre doit deve­nir œuvre com­mune. Dans le cas contraire, d’une manière ou d’une autre elle serait perdue.

Or, les vastes masses labo­rieuses, les mil­lions et les mil­lions d’unités peuvent être lan­cées et absor­bées dans la révo­lu­tion, peuvent y être pré­pa­rées, peuvent la déployer en révo­lu­tion sociale et la mener jusqu’au bout, avant tout sur le ter­rain d’une dévas­ta­tion com­plète, déses­pé­rée et aveu­glé­ment déchaî­née de toutes les bases vitales anciennes (prin­ci­pa­le­ment éco­no­miques), aux­quelles les masses s’accrochaient fer­me­ment, aux­quelles elles seraient enclines à s’accrocher aus­si for­te­ment à leur moindre sur­vie et aux­quelles elles ne pour­raient plus se cramponner.

Il existe dans nos rangs aus­si l’opinion que les grandes masses se join­dront à l’œuvre de la révo­lu­tion seule­ment — plus tard — sur le ter­rain et à la condi­tion d’une solu­tion réus­sie et rapide de ses pro­blèmes « pre­miers » et essen­tiels (en pre­mier lieu éco­no­miques, bien enten­du) par une cer­taine « mino­ri­té révo­lu­tion­naire » qui l’a effec­tuée. Certes, avec cette concep­tion, la ques­tion du rôle des masses et du sens du pro­ces­sus des­truc­tif se trouve mise au second plan. Mais cette concep­tion est-elle accep­tante ? Indu­bi­ta­ble­ment, l’absorption des couches arrié­rées par la révo­lu­tion et son suc­cès défi­ni­tif dépen­dront en fin de compte de la réus­site de ses tâches fon­da­men­tales. Mais la ques­tion est pré­ci­sé­ment de savoir qui sau­ra les résoudre, et com­ment ? Car il serait une faute de sup­po­ser que leur réa­li­sa­tion est pos­sible lit­té­ra­le­ment en « pre­mier lieu », par soi-même et indé­pen­dam­ment d’une solu­tion fruc­tueuse de tout l’ensemble com­pli­qué du pro­blème de la nou­velle construc­tion socia­lo-révo­lu­tion­­naire. L’Économie comme toute la vie sociale est un tout com­pli­qué et com­pact dont toutes les par­ties sont orga­ni­que­ment liées entre elles. Et quand on parle des pro­blèmes « pre­miers » ou « pri­mor­diaux » on a certes en vue le degré de néces­si­té, mais non pas la sim­pli­ci­té ou l’ordre de leur solu­tion. Savoir résoudre dans l’ordre de la révo­lu­tion sociale cer­tains pro­blèmes éco­no­miques les plus élé­men­taires et les plus proches, par exemple assu­rer sur les bases nou­velles à toute la popu­la­tion du pays, le pain, l’eau, la lumière, le chauf­fage, etc., est impos­sible si presque tout l’économie (indus­trie, trans­ports, échanges, répar­ti­tion) n’est pas déjà orga­ni­sée sur ces bases, et si la ques­tion agraire n’est pas réso­lue, du moins approxi­ma­ti­ve­ment. Et si l’on a en vue la satis­fac­tion des besoins un peu moins immé­diats quoique aus­si aigus, cela exige déjà l’accomplissement ache­vé de la révo­lu­tion sociale. — Déjà donc, par la force de ces consi­dé­ra­tions nous tenons le point de vue ci-des­sus comme une appré­cia­tion exa­gé­rée pro­fon­dé­ment erro­née du rôle de la « mino­ri­té révo­lu­tion­naire » dans la révo­lu­tion sociale. Nous croyons qu’au fond de cette appré­cia­tion exa­gé­rée se trouve une notion du rôle de la « mino­ri­té révo­lu­tion­naire » s’apparentant à la fameuse notion de la « dic­ta­ture », la non-com­pré­hen­sion du rôle véri­table des masses dans la révo­lu­tion sociale, et une méfiance ouverte ou dis­si­mu­lée dans leurs forces. (Notons en pas­sant que c’est pré­ci­sé­ment cette façon d’envisager la révo­lu­tion et les masses que nous consi­dé­rons comme l’une des causes les plus pro­fondes des dévia­tions bol­che­vistes et poli­tiques chez une par­tie des anar­chistes russes dans la révo­lu­tion russe.) Nous esti­mons qu’aucune « mino­ri­té révo­lu­tion­naire » ne peut « com­men­cer à réa­li­ser » la révo­lu­tion, ne peut même résoudre ses « pre­miers » pro­blèmes, et qu’au fond, le suc­cès de la révo­lu­tion sociale dépend entiè­re­ment d’une par­ti­ci­pa­tion, dès les pre­miers moments, des plus vastes masses de la popu­la­tion. (Notons éga­le­ment que se sont ces masses seule­ment qui, par­ti­ci­pant direc­te­ment à l’œuvre de la révo­lu­tion et y étant inti­me­ment inté­res­sées, sont a même de répa­rer les fautes et erreurs inévi­tables au début.) Or, s’il en est ain­si, si une révo­lu­tion sociale fruc­tueuse est l’œuvre des plus vastes masses, alors, sa pre­mière condi­tion indis­pen­sable est une des­truc­tion gigan­tesque, irré­sis­tible et englo­bant tout le vieux sys­tème : des­truc­tion qui amène les masses dans l’état d’un mou­ve­ment inin­ter­rom­pu et ne leur per­met pas de se cram­pon­ner à quoi que ce soit de solide, de stable.

Encore une chose. Ce ne sont pas les vastes masses de la popu­la­tion d’un seul pays, mais au moins celles de plu­sieurs pays impor­tants qui doivent être lan­cées dans la révo­lu­tion pour que celle-ci puisse se déployer en révo­lu­tion sociale. Or cette condi­tion indis­pen­sable n’est pos­sible que sur le ter­rain d’une catas­trophe sociale pro­lon­gée (ou d’une série de catas­trophes) et d’une des­truc­tion épui­sante por­tant un carac­tère inter­na­tio­nal. Ce n’est que sur ce ter­rain que l’absorption des grandes masses inter­na­tio­nales dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire et dans le nou­vel ordre des choses est pos­sible. (Cette absorp­tion s’accomplira plus tard d’une façon de plus en plus intense par la force des condi­tions qui se déve­lop­pe­ront ulté­rieu­re­ment. Le rôle de ces condi­tions ulté­rieures créa­trices du suc­cès de la révo­lu­tion sociale, aus­si bien à l’intérieur du pays que sur une échelle inter­na­tio­nale, sera exa­mi­né en son temps.)

La révo­lu­tion fran­çaise de 89 fut grande et s’approcha de la révo­lu­tion sociale, avant tout parce qu’elle eut pour base et déploya une grande des­truc­tion. Cepen­dant cette des­truc­tion ne fut pas suf­fi­sante, aus­si bien quan­ti­ta­ti­ve­ment que qua­li­ta­ti­ve­ment. Elle n’embrassa que la France seule. Et elle n’alla pas jusqu’au bout. Le prin­cipe de pro­prié­té et celui de la poli­tique ne furent pas détruits par cette révo­lu­tion. Là se trouve une des rai­sons pour les­quelles elle ne put deve­nir la Grande Révo­lu­tion Sociale.

Donc, le pro­ces­sus des­truc­tif com­plet et inter­na­tio­nal est indis­pen­sable avant tout pour mettre en mou­ve­ment, déga­ger de l’ornière, arra­cher de toutes les « bases » anciennes, du « foyer domes­tique », de l’intimité inté­rieure, de l’aisance exis­tante et lan­cer dans la rue, sur les bar­ri­cades, dans la tem­pête, dans la révolte, dans la révo­lu­tion les plus vastes masses de la popu­la­tion sur une échelle inter­na­tio­nale. Sans cette condi­tion, sans cette des­truc­tion colos­sale, la révo­lu­tion sociale est impossible.

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Les par­ti­sans d’un épa­nouis­se­ment éco­no­mique comme condi­tion indis­pen­sable pour la réus­site d’une révo­lu­tion sociale nous disent : Pour le suc­cès de la révo­lu­tion, il faut tout d’abord une base maté­rielle solide. D’un côté, il faut avoir une bonne réserve de stocks de toutes sortes à l’aide des­quels la révo­lu­tion puisse sub­sis­ter et se déve­lop­per les pre­miers temps, jusqu’à ce qu’elle ait créé des stocks nou­veaux, jusqu’à ce qu’elle ait ins­ti­tué un nou­veau pro­ces­sus éco­no­mique et se sente bien d’aplomb. D’autre part, pour sur­mon­ter le plus rapi­de­ment les accrocs inévi­tables et déve­lop­per avec suc­cès l’économie nou­velle, la révo­lu­tion doit s’incorporer un appa­reil éco­no­mique riche et fonc­tion­nant bien. Ce n’est que si l’économie est en état d’épanouissement que la révo­lu­tion sociale peut avoir le temps et la pos­si­bi­li­té de sur­vivre à la période tran­si­toire de confu­sion inévi­table et de s’affermir.

Nous ne sommes pas d’accord sur ce point de vue.

Même en admet­tant théo­ri­que­ment que l’état flo­ris­sant de l’économie capi­ta­liste et une « base maté­rielle solide » soient, dans les pers­pec­tives d’une révo­lu­tion, déjà vic­to­rieuse, un cer­tain avan­tage (ce qui est très dis­cu­table), — en fait, pen­sons nous, cela n’atteindra jamais cet avan­tage sup­po­sé, car il y aurait sans aucun doute un désa­van­tage réel et pré­do­mi­nant, qui ne per­met­trait pas à la révo­lu­tion non seule­ment de vaincre, mais même de naître, c’est-à-dire qui en sup­pri­me­rait même l’idée.

En effet, ima­gi­nez-vous pour un moment que l’existence éco­no­mique des pays capi­ta­listes que tout le « train nor­mal » de la vie sociale ne soient pas détruits. Ne rai­son­nez pas d’une façon abs­traite sur la « base maté­rielle de la révo­lu­tion », mais des­si­nez-vous concrè­te­ment le tableau de la satis­fac­tion, de la pros­pé­ri­té, du bon­heur éco­no­mique : Les forces pro­duc­trices s’accroissent, la pro­duc­tion bat son plein, l’industrie et l’agriculture fonc­tionnent inten­sé­ment et lar­ge­ment ; les pro­duits s’accumulent et deviennent de moins en moins chers ; l’échange s’accomplit faci­le­ment ; la popu­la­tion dans son ensemble se sent calme, sûre et même confor­table, s’occupant au jour le jour de ses petites affaires, péchés et dis­trac­tions… La vie « popote » coule en toute tran­quilli­té habi­tuelle, réglée, aisée… Les forces défen­sives de la « socié­té » sont rem­plies de la conscience de leur uti­li­té et de leur soli­di­té… Tout est calme et pai­sible. La pen­sée popu­laire stagne… La criée indus­trielle pro­chaine serait bien enten­du accueillie en plai­san­tant… Dans ces condi­tions, une révo­lu­tion sociale est-elle ima­gi­nable ? Peut-on se repré­sen­ter de la sorte son vrai fond ? Qui y pren­drait part ? Où trou­ve­rait-elle l’impulsion phy­sique et l’élan néces­saires ?… Il nous est abso­lu­ment clair que dans le monde actuel, la situa­tion que nous venons d’esquisser ne peut ser­vir de base qu’à un assou­pis­se­ment petit-bour­geois, mais en aucun cas à une explo­sion gigan­tesque et à un mou­ve­ment gran­diose et pro­lon­gé qui ne sont pos­sibles que dans les condi­tions de souf­frances, d’insatisfaction des masses, d’instabilité dans leur exis­tence. Nous esti­mons que dans l’œuvre de la révo­lu­tion sociale, c’est la pré­sence d’un « maté­riel » révo­lu­tion­naire, vif, humain et non pas des mon­ceaux d’objets morts qui ont une impor­tance pri­mor­diale et déci­sive. Nous croyons que la vraie « base maté­rielle » d’une révo­lu­tion sociale, c’est la masse vivante qui souffre, cherche, se meut, lutte et enfin crée, et non un inven­taire mort de la caserne capitaliste.

À notre avis, une idée exa­gé­rée sur l’importance de la « base maté­rielle » dépend étroi­te­ment au fond de celle de la « mino­ri­té révo­lu­tion­naire », et aus­si de la non-com­pré­hen­sion du rôle véri­table de la des­truc­tion et des masses dans la révo­lu­tion. Nous croyons que cer­tains anar­chistes arri­vés au bol­che­visme, soi-disant à cause de l’absence d’une « base maté­rielle », y seraient pro­ba­ble­ment arri­vée encore plus rapi­de­ment si cette « base » avait exis­té. Il s’agit là non pas d’une base maté­rielle, mais d’une « base » morale, spi­ri­tuelle, c’est-à-dire des élé­ments intimes d’une concep­tion sociale et révolutionnaire.

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Notons encore une chose.

Nous voyons de nos jours avec quelle opi­niâ­tre­té, avec quelle éner­gie un capi­ta­lisme chan­ce­lant, même mor­tel­le­ment bles­sé résiste à la révo­lu­tion. Quelle serait donc la résis­tance d’un orga­nisme capi­ta­liste flo­ris­sant et puis­sant !… Nous sommes convain­cus qu’ils n’auraient aucune dif­fi­cul­té à écra­ser défi­ni­ti­ve­ment la révo­lu­tion à son début si mal­gré tout elle s’était allu­mée… Mais elle ne s’allumera jamais dans un épa­nouis­se­ment éco­no­mique. La vigueur, la force, la san­té de l’organisme capi­ta­liste et la révo­lu­tion sociale sont deux choses incompatibles.

Son­gez plus pro­fon­dé­ment à la grande force d’inertie du méca­nisme social (de notre temps) réglé, ordon­né, fonc­tion­nant nor­ma­le­ment. Cette force enlise, anes­thé­sie, asser­vit. Des mil­lions d’individus s’habituent tel­le­ment à une cer­taine manière de vivre que dans les mani­fes­ta­tions habi­tuelles, jour­na­lières il ne leur vient même pas l’idée de la néces­si­té et de la pos­si­bi­li­té de la faillite, du chan­ge­ment de ces mani­fes­ta­tions, de cette manière de vivre.

La force d’inertie du capi­ta­lisme est écra­sante. Ses forces défen­sives sont énormes. Ses capa­ci­tés de résis­tance et d’adaptation sont éton­nantes. Ce n’est qu’un pro­ces­sus des­truc­tif intense du capi­ta­lisme, et de tout son bagage social, cultu­rel et moral, qui peut sur­mon­ter cette iner­tie, décom­po­ser ces forces, bri­ser cette résis­tance et créer une « base maté­rielle » à une révo­lu­tion sociale réussie.

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Effleu­rons encore un coté de la question.

Pour quelqu’un qui ne forme pas d’espoirs uto­pistes sur telle ou telle « mino­ri­té révo­lu­tion­naire », ce serait être envers les masses du, plus gland opti­misme que de croire qu’elles pour­raient un jour accom­plir la révo­lu­tion sociale en période capi­ta­liste ascen­sion­nelle et flo­ris­sante. Cela signi­fie­rait sup­po­ser volon­tai­re­ment ou invo­lon­tai­re­ment dans les vastes masses un niveau de conscience, d’activité de pen­sée, d’activité révo­lu­tion­naire, de liai­son morale et phy­sique tels qu’elles n’atteindront jamais dans un monde capi­ta­liste et autoritaire.

Il est curieux que pré­ci­sé­ment de tels « opti­mistes nébu­leux » consi­dèrent par contre ceux qui par­tagent mon opi­nion et moi-même comme des « opti­mistes vides », et se consi­dèrent eux-mêmes sinon comme pes­si­mistes, tout au moins comme posé­ment sceptiques.

Encore plus extra­or­di­naires sont les « scep­tiques » qui affirment péremp­toi­re­ment qu’avec des masses telles qu’elles sont actuel­le­ment on ne peut, bien enten­du, géné­ra­le­ment rien faire : qu’il faut avant tout par un tra­vail lent, tenace, per­sé­vé­rant édu­quer des masses futures plus culti­vées, plus conscientes, plus pré­pa­rées. (Nous tou­chons ici une des ques­tions les plus inté­res­santes : sur la « pré­pa­ra­tion » des masses à la révo­lu­tion sociale et sur le rôle de la conscience et des élé­ments impul­sifs aveugles dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. Comme je l’ai déjà signa­lé plus haut, nous par­le­rons en détail des masses, de leur rôle et des élé­ments de la révo­lu­tion sociale par la suite. Mais il me faut effleu­rer ici cette ques­tion, puisqu’il s’agit ici-même de l’importance du pro­ces­sus destructif).

Quand, sur le ter­rain d’une des­truc­tion sans pré­cé­dent se déployant aujourd’hui inter­na­tio­na­le­ment, j’admets que nous sommes entrés dans l’époque de la révo­lu­tion sociale, on m’objecte : — C’est de l’optimisme fan­tas­tique, c’est une uto­pie. Regar­dez ce que sont les masses actuelles : fati­guées, épui­sées, écra­sées par des besoins maté­riels ; dérou­tées, dés­illu­sion­nées de tout, mor­ce­lées, inertes, fai­néantes, gros­sières, igno­rantes, impré­gnées d’esprit rou­ti­nier, peu­reuses, dépra­vées, égoïstes ; prêtes à suivre ceux qui sont les plus forts et leur pro­mettent une croûte de plus. (Voyez par exemple en Ita­lie où les grandes masses se mirent en entier à la remorque de Mus­so­li­ni…) Et ce sont ces masses que vous esti­mez capables d’une révo­lu­tion sociale ? ! Et c’est avec elles que vous vou­driez l’accomplir ? !… Vous vous accro­chez à la des­truc­tion et y met­tez tous vos espoirs… Mais ne voyez-vous pas que la des­truc­tion est un ter­rain défa­vo­rable à une action vigou­reuse et consciente des masses, et que la révo­lu­tion sociale ne devien­dra pos­sible que lorsqu’elles seront, sur la base d’une ascen­sion et d’un épa­nouis­se­ment géné­ral, plus saines, plus éner­giques, plus cultivées ?…

Tel est le « scep­ti­cisme » contem­po­rain de beaucoup.

Je demande d’abord : — Est-ce qu’attendre de telles masses une telle révo­lu­tion sociale n’est pas d’un véri­table opti­misme, le plus uto­piste et le plus fou ?

Je dis : — Oui, les masses sont acca­blées, igno­rantes, inertes, etc… etc… Je le sais très bien. Je sais que « les masses sont prêtes à suivre qui­conque se pré­sente… » J’ai connais­sance des masses ayant sui­vi Mus­so­li­ni (cepen­dant, je com­prends très bien le fond de ce phé­no­mène et il ne me trouble nul­le­ment) … Oui, je connais les masses contem­po­raines… Mais je sais per­ti­nem­ment qu’elles ne seront jamais autres, qu’elles ne seront jamais « meilleures ». Je sais que la révo­lu­tion sociale, à n’importe quel moment, aura tou­jours affaire et infailli­ble­ment au même « maté­riel humain » qu’aujourd’hui (sinon pire encore). C’est pour­quoi toutes les consi­dé­ra­tions scep­tiques des « pes­si­mistes » non seule­ment ne me contre­disent pas, mais pré­ci­sé­ment confirment mon point de vue. Je suis non seule­ment d’accord avec eux, je vais plus loin qu’eux. J’affirme que non seule­ment les masses contem­po­raines sont « mau­vaises », mais qu’avec le capi­ta­lisme et le pou­voir elles seront tou­jours aus­si « mau­vaises » et ne pour­ront jamais être autres.

C’est de cela pré­ci­sé­ment que nait mon opinion.

Je regarde la véri­té en face et je pose la ques­tion : Alors dans ce cas, quelle sera la force qui amè­ne­ra les masses à la révolution ?

Je réponds : Des élé­ments natu­rels aveu­glé­ment déchaî­nés : élé­ments de des­truc­tion.

Élé­ments aveugles, telle est la pre­mière force-moteur de la révo­lu­tion, tel est son pro­logue et son début. Ce sont les pro­ces­sus aveu­glé­ment déchaî­nés qui l’ouvrent.

La des­truc­tion géné­rale est le ferment actif de ces élé­ments. Elle impulse et sou­tient ce pro­ces­sus aveugle durant le laps de temps néces­saire. Et sinon encore aujourd’hui, alors plus tard la révo­lu­tion sociale com­men­ce­ra par une sem­blable des­truc­tion. (Notons inci­dem­ment que le poten­tiel de créa­tion, de construc­tion est tou­jours propre aux masses ; mais que, vu leur aveu­gle­ment et d’autres pro­prié­tés néga­tives, cette capa­ci­té ne ce mani­fes­te­ra pas immé­dia­te­ment. La pre­mière par­tie des­truc­tive de la révo­lu­tion sociale ne peut être qu’un pro­ces­sus aveugle. Quant à sa par­tie créa­trice, elle sera à un haut degré un acte conscient dont les élé­ments fon­da­men­taux feront défi­ni­ti­ve­ment éla­bo­rés et répan­dus dans les vastes masses pré­ci­sé­ment durant le pro­ces­sus des­truc­tif. La force créa­trice des masses jailli­ra donc plus tard, et son rôle ne se mani­fes­te­ra que dans le déve­lop­pe­ment ulté­rieur de la révo­lu­tion sociale.)

Tel est mon « opti­misme » et le  « pes­si­misme » de cer­tains. En fin de compte, ces der­niers sont en effet des pes­si­mistes : non parce qu’ils ne croient pas à la pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion sociale immé­diate, mais parce qu’au fond ils ne croient pas à la révo­lu­tion du tout. Si je suis opti­miste, ce n’est pas parce que je crois en une révo­lu­tion sociale immé­diate, mais parce que je suis fer­me­ment convain­cu de son infailli­bi­li­té et néces­si­té et que je me repré­sente net­te­ment, clai­re­ment son levier Quant à la des­truc­tion actuelle, elle donne, à mon avis, une rai­son sérieuse de croire que le fac­teur aveugle, fatal, fera cette fois son œuvre jusqu’au bout et ouvri­ra toutes grandes les portes à la révo­lu­tion sociale. Nous devons y être prêts et faire tout ce qui dépend de nous pour accé­lé­rer et faci­li­ter la crois­sance de la véri­table conscience des masses.

On me dit encore que la des­truc­tion est un fac­teur défavorable ?

Je réplique : — Pri­mo, que les évé­ne­ments, comme on le ver­ra, prouvent le contraire. Secun­do, que tout dépend du carac­tère et des cadres de la des­truc­tion. J’estime qu’une des­truc­tion allant jusqu’au bout, une des­truc­tion conti­nue, impla­cable, com­plète et sans quar­tier, — dans les condi­tions des conquêtes humaines contem­po­raines, maté­rielles et morales, — mène­ra infailli­ble­ment à la révo­lu­tion dési­rée et plei­ne­ment fruc­tueuse. Le reste s’y joindra.

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Résu­mons :

La des­truc­tion est néces­saire pour mettre en mou­ve­ment et lan­cer dans la révo­lu­tion les masses humaines océa­niques indis­pen­sables à sa réa­li­sa­tion. Tant que la révo­lu­tion res­te­ra l’objet de dis­cus­sions et d’actions de groupes humains à peine per­cep­tibles, la Révo­lu­tion Sociale sera impossible.

La des­truc­tion est néces­saire pour la Grande Émeute, cet élé­ment essen­tiel, pro­logue de la Révo­lu­tion Sociale. Tant que des mil­lions et des mil­lions ne s’insurgeront pas, il ne faut pas son­ger à une révo­lu­tion sociale.

La des­truc­tion est néces­saire pour bou­le­ver­ser de fond en comble la mare stag­nante de la vie rou­ti­nière et la trans­for­mer en océan tem­pé­tueux devant expul­ser de son sein toute la pour­ri­ture accu­mu­lée depuis des mil­lé­naires et lais­ser le champ libre pour l’édification d’une vie nou­velle. Tant que des mil­lions d’êtres vivront pour les inté­rêts du jour le jour, la Révo­lu­tion Sociale est inconcevable.

La des­truc­tion est néces­saire pour bri­ser la lâche iner­tie de cette machine soli­de­ment ins­tal­lée et réglée qui s’appelle aujourd’hui « exis­tence humaine » ; pour rompre la résis­tance for­mi­dable du vieux méca­nisme social, pour faire sau­ter sa vile capa­ci­té d’adaptation, pour ébran­ler, décom­po­ser et bou­le­ver­ser ses forces défen­sives. Tant que les indi­vi­dus auront encore quelque chose à quoi se rac­cro­cher, tant que fonc­tion­ne­ront les fabriques, les bureaux, les maga­sins, les banques, tant que ren­tre­ront les impôts, que les trains mar­che­ront nor­ma­le­ment, que les rues des villes étin­cel­le­ront de vie, que les « jem’enfoutistes » exis­te­ront en paix, que les fonc­tion­naires ser­vi­ront scru­pu­leu­se­ment, qu’obéira l’armée, que la police res­te­ra zélée et la Sûre­té vigi­lante, de la Révo­lu­tion Sociale on ne peut que rêver.

La des­truc­tion est néces­saire pour don­ner le champ libre aux forces aveugles, pour per­mettre au pro­ces­sus spon­ta­né de se déployer ; sans quoi la Révo­lu­tion Sociale est irréalisable.

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Tout ce qui pré­cède est par­fai­te­ment illus­tré par une série d’exemples.

Le pre­mier d’entre eux, c’est le déve­lop­pe­ment même de la révo­lu­tion russe de 1917.

Nul n’ignore que ce ne furent pas les par­tis, les grou­pe­ments, les lea­ders ou les orga­ni­sa­tions de conduc­teurs ; non plus la « culture », ni des plans sciem­ment éla­bo­rés qui accom­plirent la révo­lu­tion de Février. Ce furent des évé­ne­ments aveugles, une démo­li­tion com­plète et la famine qui mirent en mou­ve­ment et lan­cèrent dans la rue les grandes masses pro­lé­ta­riennes de la capi­tale (Pétro­grad) avec des pro­tes­ta­tions vagues et une exi­gence élé­men­taire : « Du pain ! » Le gou­ver­ne­ment ne pou­vant y satis­faire, les élé­ments aveugles pous­sèrent plus loin. La débâcle géné­rale décom­po­sa l’armée. La police et la Sûre­té se sen­taient déjà depuis long­temps instables. La des­truc­tion et la décom­po­si­tion géné­rales per­mirent aux masses de la capi­tale, après deux ou trois jours de pro­tes­ta­tions un peu vagues et d’abord quelque peu timides, de sen­tir l’impuissance com­plète du gou­ver­ne­ment et de com­men­cer la révo­lu­tion (l’insurrection). La même des­truc­tion atti­ra à la révo­lu­tion la sym­pa­thie des plus grandes masses de la popu­la­tion, non seule­ment de la capi­tale, mais aus­si de tout le pays. Des masses encore plus vastes res­tèrent neutres. Toute résis­tance devint impos­sible de la part des gou­ver­nants. Le pro­ces­sus aveugle fit son œuvre. La révo­lu­tion l’emporta. Ensuite com­men­ça le pro­ces­sus intense créa­teur et organisateur.

Rien d’autre que la des­truc­tion conti­nue balaya ensuite le gou­ver­ne­ment bour­geois de Février.

L’instauration de la démo­cra­tie, de la coa­li­tion, le gou­ver­ne­ment de Kérens­ky (Avril-Mai 1917) furent accueillis avec enthou­siasme par les grandes masses de la popu­la­tion. La cri­tique du nou­veau gou­ver­ne­ment et la lutte contre lui furent au début une œuvre dif­fi­cile. Encore en Juillet-Août 1917, par­ler publi­que­ment contre Kérens­ky n’était pas sans dan­ger. Des cas de lyn­chage dans les rues contre de tels auda­cieux étaient assez fré­quents, même dans les grandes villes. Aux gens à courte vue, il pou­vait sem­bler pour un ins­tant que la coa­li­tion démo­cra­tique était soli­de­ment ins­tal­lée. Il aurait pu en être ain­si… Mais, la des­truc­tion irré­sis­tible et l’avance de la révo­lu­tion qui y est liée tuèrent la coa­li­tion sans lui per­mettre même de com­men­cer à s’affermir. Les masses pro­lé­ta­riennes avan­cées (Krons­tadt, Pétro­grad) s’animèrent déjà vers le mois de Juillet. À la fin de Sep­tembre, la dés­illu­sion fut vaste et com­plète. L’agitation contre le gou­ver­ne­ment acquit une force for­mi­dable. Toute pos­si­bi­li­té pour lui de s’affermir, toutes bases dis­pa­rurent. L’aide du dehors, grâce à la guerre, fut éga­le­ment impos­sible. En Octobre tom­bèrent Kérens­ky et la démo­cra­tie. La révo­lu­tion « com­mu­niste » (bol­che­viste) éclata.

L’une des rai­sons prin­ci­pales de la faillite du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire de 1905 – 1906 en Rus­sie, consiste à notre avis, pré­ci­sé­ment en ce que les élé­ments néces­saires de des­truc­tion et de spon­ta­néi­té man­quaient à cette époque.

C’est l’absence, dans la des­truc­tion, de la plé­ni­tude néces­saire au suc­cès de la révo­lu­tion sociale que nous consi­dé­rons comme une des rai­sons pro­fondes de ce que la révo­lu­tion d’Octobre 1917, d’un côté n’a pas don­né d’elle-même un résul­tat com­plet, et de l’autre, se ren­dit, cepen­dant, pro­vi­soi­re­ment maî­tresse du la situa­tion. (Nous en par­le­rons plus en détail par la suite, en liai­son avec la ques­tion du rôle des dif­fé­rents fac­teurs dans les des­ti­nées de la révo­lu­tion d’Octobre.)

C’est par l’inachèvement du pro­ces­sus des­truc­tif uni­ver­sel, que nous expli­quons au fond l’échec du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire en Ita­lie en automne 1920.

Si la révo­lu­tion alle­mande de 1918 ne dépas­sa pas la démo­cra­tie et la coa­li­tion, nous l’expliquons par la même cause fon­da­men­tale : la des­truc­tion et le pro­ces­sus aveugle et spon­ta­né qui y est lié n’allèrent pas encore assez loin pour per­mettre à une révo­lu­tion plus pro­fonde de se déployer.

Tous ces mou­ve­ments révo­lu­tion­naires et cer­tains autres de ces der­nières armées ne sont que des étapes sur la route de la révo­lu­tion uni­ver­selle sociale —, étapes réa­li­sables et don­nant leurs fruits au fur et à mesure que la des­truc­tion croirait.

C’est l’absence de la néces­saire des­truc­tion qui retint durant toutes ces années la révo­lu­tion dans divers pays. C’est main­te­nant que cette des­truc­tion com­mence à se faire jour.

Grâce à une série de motifs, elle se déploie en Europe avec une extrême len­teur. De là la lente avance aus­si de la révo­lu­tion européenne.

[/Jan­vier-Février 1923.

Voline./​]

La Presse Anarchiste