La Presse Anarchiste

Han Ryner et son œuvre (suite)

IV. « Les Chrétiens et les Philosophes »

Avant d’étudier le Fils du Silence, livre impor­tant, et pour en finir avec la part du chris­tia­nisme dans l’œuvre touf­fue de Han Ryner, arrê­tons-nous quelques ins­tants devant un autre beau livre qui a pour titre : Les Chré­tiens et les Phi­lo­sophes.

Ici, Han Ryner semble avoir réa­li­sé une véri­table gageure en fai­sant revivre toute une époque sans appe­ler à son aide la des­crip­tion, par le seul moyen du dia­logue. Et quelle époque ! Celle qui sui­vit la mort du Christ où la pen­sée antique, tout en conti­nuant à éclai­rer le monde de sa lumière, sem­blait fai­blir devant l’aurore des temps nouveaux.

Ce pre­mier siècle auquel le génie de Renan voua un amour si grand, une pas­sion si ardem­ment clair­voyante, Han Ryner l’a, à son tour, magis­tra­le­ment évo­qué, sans phrases gran­di­lo­quentes, avec une sim­pli­ci­té digne de l’antiquité, en des pages dont j’ai savou­ré le charme, même après avoir lu celles de Renan.

Impec­cable, l’argumentation de ce livre, qui n’est d’imagination qu’en appa­rence seule­ment. Je défie n’importe quel éru­dit, pos­sé­dant à fond son Mum­sen et autres sources de trou­ver dans ces dia­logues, un seul ana­chro­nisme non seule­ment de fait, mais sur­tout d’idée, ce qui est bien plus dif­fi­cile à évi­ter. Il fait par­ler ses sophistes en vrais sophistes du Ier siècle et l’on sent que les sages d’alors ne purent par­ler autre­ment qu’il ne fait dis­cou­rir les siens. Son Épic­tète ne sau­rait être plus vivant.

C’est la grande phi­lo­so­phie stoï­cienne qui parle par la voix du noble esclave, et de pas­ser par la voix d’un homme du xxe siècle elle ne perd rien de son timbre, ni de sa douce et péné­trante sonorité.

C’est bien ain­si que dut par­ler Épic­tète accueillant et rai­son­nant, avec un sou­rire inef­fable, le chris­tia­nisme naissant.

Toute la pen­sée de Zénon, de Cléanthe est bien dans la pen­sée de Han Ryner. Rien de plus beau et de plus pro­fond à la fois, que la dis­cri­mi­na­tion faite entre les deux épi­cu­rismes qui se dis­pu­tèrent l’antiquité.

Avec quelle verve mesu­rée et ardente cepen­dant se trouve fla­gel­lée la basse école cyré­néenne dans la per­sonne de Por­cus, le jouis­seur ignoble et bavard ! Et, au contraire, dans quelle langue exquise, avec quelle déli­ca­tesse nuan­cée nous sont pré­sen­tés les amours de Sere­na et Sere­nus, fleurs divines, comme le vrai Jar­din d’Épicure en vit s’épanouir à son soleil !

N’avais-je pas rai­son de dire que les Chré­tiens et les Phi­lo­sophes sont un beau livre de plus à l’actif de Han Ryner et que féconde fut sa ren­contre avec le christianisme.

V. Han Ryner et l’Hellénisme — Le Fils du Silence

À la suite de Pytha­gore-le-Mys­té­rieux, Han Ryner nous fait par­cou­rir, dans ce livre étrange, tout le cycle de la pen­sée grecque : reli­gions, phi­lo­so­phies, sciences à leur aurore, poé­sies, et nous nous trou­vons en pré­sence d’une petite ency­clo­pé­die de l’hellénisme.

Quand le livre com­mence, l’île de Samos patrie sup­po­sée du « Fils du Silence », est en fête. La page est très belle et d’un souffle antique très pur. Voi­ci Phe­ré­cyde qui donne son nom à cette pre­mière par­tie : Phe­ré­cyde le phi­lo­sophe de Syros dont la vie reste peut-être un peu moins mys­té­rieuse que celle de son illustre dis­ciple qu’il ini­tia aux doc­trines de Tha­lès et à celles des prêtres égyp­tiens et phé­ni­ciens, Phe­ré­cyde dont le nom fut célèbre, pen­dant toute la période alexan­drine, grâce à la pas­sion vul­ga­ri­sa­trice que lui por­ta le phi­lo­sophe-trau­ma­turge Phi­lon le Juif, et dont Cicé­ron a écrit qu’il fut le pre­mier à ensei­gner l’immortalité de l’âme. Ce fai­sant, il s’opposait à son contem­po­rain Anaxi­mandre qui, pré­cur­seur de la science moderne ne voyait dans l’univers que de la matière et du mou­ve­ment, et ouvrait ain­si la voie à Socrate, à Pla­ton, à tous les grands rêveurs qui, comme nous le ver­rons tout à l’heure, détour­nant le génie humain du déter­mi­nisme entre­vu par l’École ionienne, devaient fata­le­ment le conduire au christianisme.

De l’obscurité et du mys­tère qui, après des siècles d’humanisme, règnent encore aujourd’hui sur la vie et la per­son­na­li­té de Phe­ré­cyde et de son dis­ciple, Han Ryner a su tirer un par­ti mer­veilleux. Il nous montre Phe­ré­cyde « ce grand errant, ce grand inquiet, ayant quit­té la fer­tile Syros, afin de par­cou­rir le monde, de le com­prendre, de le chan­ter, s’attardant depuis des mois dans l’étroite Samos, pour la seule joie de don­ner sa science au noble fils de Mnésarque. »

Puis, tour à tour, avec un art par­fait, il fait défi­ler autour de lui le grand lyrique Iby­cos, l’inventeur de la sam­buque, un des pre­miers ins­tru­ments à cordes, avec lequel pen­dant sa très longue vie, il char­ma les loi­sirs de Poly­crate, tyran de Samos.

Poly­crate lui-même parle et agit sous nos yeux en vrai « tyran de l’Hellade » jouis­seur maté­riel et gros­sier, mais aus­si fin et déli­cat let­tré qui sait prê­ter une oreille atten­tive aux dis­cours divins d’Anacréon.

Et voi­ci Ana­créon lui-même qui, accom­pa­gné par la flutte de Caryste, fait entendre son Ode à Bathylle, les plus beaux de ses vers d’amour. Cette évo­ca­tion du poète de Téos est par­mi les meilleures pages du livre, et ravi­raient d’aise s’il reve­nait par­mi nous le grand huma­niste Hen­ri Estienne, dont la sub­tile éru­di­tion mys­ti­fia si bien le xvie siècle en inven­tant les Odes ana­créon­tiques, dont Ana­créon n’a jamais écrit le pre­mier vers…

Se taisent Iby­cos, Poly­crate et Ana­créon, et voi­ci que l’on entend mon­ter des lèvres de Phe­ré­cyde vers l’azur du ciel Sao­nien, l’hymne inou­bliable à Eros : L’Antre aux sept replis.

Régal exquis d’helléniste raf­fi­né, j’approuve Han Ryner quand il fait dire à un audi­teur : « Phe­rè­cyde, ta pen­sée et ton verbe font de toi un dieu. »

Cette pre­mière par­tie est cer­tai­ne­ment la meilleure et la plus ori­gi­nale de ce livre éton­nant, autant par sa forme par­faite que par sa pro­fonde éru­di­tion. J’aime moins, beau­coup moins, les sui­vants où sont racon­tés les Voyages de Pytha­gore, les ayant déjà lus à la Biblio­thèque Natio­nale dans l’édition en 5 volumes de Déther­ville, parue en l’an viii.

De même, en ce qui concerne les Mys­tères qui joue­ront un si grand rôle dans la vie reli­gieuse et intel­lec­tuelle des Grecs, et qui font l’objet de la deuxième par­tie tout entière, Chaus­sard (Pierre-Jean-Bap­tiste) ce grand uni­ver­si­taire mécon­nu, je pour­rais même dire incon­nu qui fut, en 1792, com­mis­saire du Comi­té de Salut public, puis, à la Res­tau­ra­tion, pro­fes­seur dans plu­sieurs grands lycées de Paris, a écrit sur eux, en 1821, son livre qui, quoique res­té ano­nyme, n’en est pas moins défi­ni­tif. J’avoue n’avoir trou­vé dans le Fils du Silence ni sur les Mys­tères des Kabires, ni sur les grands et petits mys­tères, ni sur les Dyo­ni­sies, ni sur l’Orphisme, ni sur les doc­trines de l’Égypte, de la Perse, de Baby­lone et de la Chal­dée, rien qui ne soit dans cette œuvre d’élégante éru­di­tion, une des plus pro­fondes, des plus solides pour l’époque où elle fut écrite et dont les quatre volumes donnent d’un som­meil jamais trou­blé sous la pous­sière du grand cime­tière livresque sis en la rue de Richelieu.

Enfin nous avons sur Eleu­sis et lés mys­tères de Cérès, les pages de Paul de Saint-Vic­tor qui res­te­ront par­mi les plus belles dont s’honore la lit­té­ra­ture du siècle défunt.

Cela dit, Han Ryner n’en garde pas moins le très grand mérite de nous avoir pré­sen­té les Mys­tères de la Grèce antique sous une forme très vivante, très sai­sis­sante en les grou­pant autour de son Fils du Silence. Et celui-ci n’en reste pas moins surr Pytha­gore et le Pytha­go­risme, une syn­thèse que peu d’universitaires, voire de phi­lo­sophes par­mi les plus répu­tés, eussent été capables d’écrire avec le talent qu’il y a mis.

V. Les Voyages de Psychodore et les Paraboles cyniques

Sans avoir plus de pro­fon­deur, les Voyages de Psy­cho­dore et aus­si les Para­boles cyniques ont cer­tai­ne­ment une plus grande originalité.

Dans le pre­mier, ce n’est plus seule­ment l’érudit, dou­blé d’un poète, l’infatigable scru­ta­teur de la pen­sée antique, mais c’est Han Ryner lui-même, qui sous le dégui­se­ment d’un dis­ciple d’Épictète par­court le monde et en rap­porte sur l’homme et l’humanité, toute une flore d’idées neuves, curieuses, étranges et qui obligent le lec­teur a réflé­chir et à pen­ser. Plus riche en idées per­son­nelles est encore le second. Pour cette rai­son-là, ces deux livres comptent par­mi ceux qu’il est très dif­fi­cile d’analyser.

J’estime que Poin­sot donne la note juste quand, par­lant des Para­boles cyniques, il écrit : « Ce livre est d’un sage qui défi­ni­ti­ve­ment nous dote d’un modèle d’humanité, ce livre est d’un artiste qui, plei­ne­ment, nous satis­fait ; ce livre est d’un homme qui a étreint la vie pour en extraire toute sa signi­fi­ca­tion et toute sa joie, d’un homme qui a rap­por­té de l’exploration des âmes toute la psy­cho­lo­gie qu’elles recèlent, d’un homme qui prend place à côté des plus grands par la valeur de sa pen­sée et la splen­deur de son verbe. »

Oui, en véri­té, ajou­te­rai-je, il est peu de livres dans la lit­té­ra­ture contem­po­raine où tant d’idées aient été remuées en si peu de mots. Cha­cune de ces cin­quante-deux para­boles est un modèle de pure­té attique, de conci­sion et de clar­té, et qui, certes, loin d’exclure la pro­fon­deur de la pen­sée, lui confèrent un plus sai­sis­sant et plus cap­ti­vant relief.

Lisez, par exemple, le Jar­di­nier, pour ne citer que celle-là, et vous vous ren­drez compte qu’il est dif­fi­cile de ser­tir avec plus d’art une pierre pré­cieuse, d’en tailler les mille facettes pour y faire miroi­ter tous les caprices, toutes les fan­tai­sies d’une pen­sée qui se renou­velle sans cesse et se réfracte en cou­leurs cha­toyantes et mul­tiples comme à tra­vers un prisme les rayons d’or du soleil.

Et, certes, après Poin­sot, com­bien le doux, le modeste, le bon, le pro­fond roman­cier qui signa Jacques Fré­hel a eu rai­son d’écrire des Para­boles cyniques : « Tout cela est trop beau, trop grand pour ceux que satis­fait une lit­té­ra­ture de néant, pour ceux qui font leur pâture du livre super­fi­ciel, jouet d’un jour. »

VII. Contre Socrate

Avant de par­ler des Véri­tables entre­tiens de Socrate un des livres les plus remar­qués de Han Ryner, je tiens à dire que je par­tage contre l’illustre sophiste d’Athènes, toute l’antipathie que lui portent, avec Auguste Comte, les plus grands par­mi les déter­mi­nistes et les posi­ti­vistes contemporains.

Par lui, par son œuvre, par cette méthode sub­jec­tive dont il fut le père, par l’influence qu’elle acquit, grâce à lui, sur la pen­sée grecque, par le charme dont Pla­ton enve­lop­pa sa per­sonne et ses paroles, il ne fut pas seule­ment comme on l’a dit, un accou­cheur d’âmes, mais hélas ! il fut aus­si l’avorteur de la vraie méthode scien­ti­fique inau­gu­rée avant lui, par Tha­lès et Anaxi­mandre et qui seule peut conduire à la vérité.

Phy­si­cien et astro­nome, Tha­lès qui fon­da la grande école ionienne, avait pré­dit l’éclipsé de l’an 585, et il conce­vait les dieux comme de simples aspects d’une force motrice. Anaxi­mandre, lui, bien des siècles avant Coper­nic ensei­gna que la terre était ronde.

Ces deux grands ini­tia­teurs de la science géné­rale avaient lais­sé d’illustres dis­ciples tels qu’Empédocle, Anaxa­gore, Démo­crite, Hip­po­crate et d’autres qui, par un effort mira­cu­leux de leur puis­sant cer­veau, avaient, sans même l’appui de la plus rudi­men­taire tech­nique édi­fié sur l’Univers, sur le Cos­mos, des syn­thèses dont les esprits les plus pré­cis de notre époque admirent encore la grandeur.

Du cer­veau de Démo­crite, le pre­mier vrai déter­mi­niste, était sor­tie l’hypothèse de l’atonisme, qui domine et dirige encore les chi­mistes contem­po­rains. Le regard péné­trant d’Empédocle avait entre­vu le néant de l’espèce, et l’évolutionnisme deux mille cinq cents ans avant Lamarck et Dar­win. Hip­po­crate avait su dis­tin­guer dans le pro­blème de la vie et de la forme, l’importance des fac­teurs externes comme l’eau, l’air, l’habitat.

Alors qu’en plein sc>xviiie siècle notre Aca­dé­mie des sciences consi­dé­rait les débris fos­siles comme des jeux de la Nature, Xéno­phane de Colo­phon, ce grand adver­saire de l’anthropomorphisme grec avait recon­nu leur iden­ti­té et en avait tiré sur la for­ma­tion de la Terre, des conclu­sions éton­nantes par leur précision.

Sauf peut-être ce der­nier, un peu plus ancien, tous les autres, dont je viens de citer les noms étaient contem­po­rains de Socrate, et mal­gré quelques dis­si­dences de l’École éléate, avait éle­vé, je le répète, sur des bases aus­si solides que le com­por­tait la connais­sance d’alors, un superbe édi­fice scien­ti­fique qui ne deman­dait qu’à être élar­gi et conso­li­dé, par l’expérience et la réflexion, et duquel était ban­ni le dua­lisme néfaste des sophistes et des rêveurs.

C’est à démo­lir cet édi­fice que Socrate employa sa dia­lec­tique sub­tile et cette faconde inta­ris­sable que lui prête Pla­ton et qui le fait trai­ter par Auguste Comte de bavard grandiloquent.

Ce fai­sant, ain­si que l’observe avec rai­son André Lefèvre, — pas l’ex-ministre de la guerre — Socrate a cou­pé court à la science géné­rale, et par son « connais-toi toi-même » a détour­né la pen­sée vers une par­tie qui ne peut-être com­prise si on la sépare du tout.

Ce fai­sant, aus­si, il nous a valu pen­dant vingt siècles, les diva­ga­tions pla­to­ni­ciennes, néo-pla­to­ni­ciennes, scho­las­tiques, moyen­âgeuses dont s’enténèbre encore aujourd’hui le cer­veau pré­ten­du clair de M. Bergson.

Il est donc bien vrai que le « bavard gran­di­lo­quent » d’Auguste Comte a fait à la pen­sée humaine un mal incal­cu­lable. Et c’est pour­quoi je n’aime pas Socrate. Tou­te­fois en lisant les pages où Han Ryner a essayé de faire revivre sa pen­sée si sou­vent déna­tu­rée, semble-t-il, par des ignares et des imbé­ciles très sou­vent inté­res­sés, pour lui rendre le vrai lan­gage qu’il dut tenir aux Athé­niens, j’ai admi­ré l’effort accom­pli et mon amer­tume à l’égard de l’homme qui, si cou­ra­geu­se­ment vida sa coupe de cigüe, s’en est trou­vé adou­cie. Or donc, mal­gré ce que je consi­dère comme « son erreur sur Socrate et le Socra­tisme » je main­tiens ce que j’ai dit en com­men­çant cette étude, que l’Hellénisme après le Chris­tia­nisme, a ins­pi­ré à Han Ryner, les plus nobles, les plus belles de ses œuvres, celles où se reflète comme en un miroir d’une pure­té, d’une sin­cé­ri­té impec­cables, avec l’a pen­sée véri­table de Pytha­gore, celle d’Épictète, de Zénon, de Cléanthe, de toute cette École stoï­cienne qui hono­ra l’antiquité et dont l’auteur des Para­boles cyniques est, par­mi nous, un repré­sen­tant attar­dé, incom­pris et méconnu.

En un pro­chain et der­nier article, j’étudierai dans Han Ryner paci­fiste, l’apôtre et l’individualiste-libertaire.

[/​P. Vigné d’Octon./​]

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