Il n’existe pas, dans l’histoire du monde, une seule révolution qui ait été accomplie par le peuple travailleur dans son propre intérêt ; c’est-à-dire par les ouvriers des villes et les paysans pauvres n’exploitant pas le travail d’autrui. Bien que la force principale de toutes les importantes révolutions soit les ouvriers et les paysans faisant de grands et innombrables sacrifices pour leur triomphe, les guides, les organisateurs des moyens, les idéologues des buts furent invariablement, non pas les ouvriers et les paysans, mais des éléments d’à côté. Des éléments qui leur étaient étrangers, généralement intermédiaires, hésitant entre la classe dominante de l’époque mourante et le prolétariat des villes et des campagnes.
C’est toujours la désagrégation du régime croulant, du vieux système d’État, accentuée par l’impulsion des masses esclaves vers la liberté, qui développe et accroît ces éléments. C’est par leurs qualités particulières de classes et leur prétention au pouvoir dans l’État qu’ils prennent une position révolutionnaire vis-à-vis du régime politique agonisant, et deviennent facilement les guides des opprimés, les conducteurs des mouvements populaires. En organisant la révolution, en la dirigeant sous l’égide et le prétexte des intérêts vitaux des travailleurs, ils poursuivent toujours leurs intérêts étroits de groupes ou de castes. Ils aspirent à employer la révolution dans le but d’assurer leur prépondérance dans le pays.
Il en fut ainsi lors de la révolution anglaise. De même lors de la Grande Révolution française ; encore lors des révolutions française et allemande de 1848 ; bref, dans toutes les révolutions où le prolétariat des villes et des campagnes versa son sang à flots dans la lutte pour la liberté. Seuls les meneurs, les politiciens de toutes étiquettes disposèrent et profitèrent toujours des fruits de ses efforts et de ses sacrifices, exploitant sur le des du peuple et à son insu, les problèmes et les buts de la révolution au profit des intérêts de leurs groupes.
Dans la Grande révolution française, les travailleurs firent des efforts surhumains pour son triomphe. Mais les hommes politiques de cette révolution furent-ils des enfants du prolétariat ? et luttaient-ils pour ses aspirations : Liberté, Égalité ? Non, sans aucun doute. Danton, Robespierre, Camille Desmoulins et toute une série d’autres prêtres de la révolution furent essentiellement des représentants de la bourgeoisie libérale d’alors. Ils luttaient ayant en vue une structure bourgeoise et déterminée de la société, ne présentant rien de commun avec les idées de liberté et d’égalité des masses populaires de la France du 18e siècle. Ils étaient et sont cependant considérés comme les guides avérés de toute la Grande Révolution.
En 1848, la classe ouvrière qui avait sacrifié à la révolution trois mois d’efforts héroïques de misères, de privations, de famine, obtint-elle cette « République Sociale » qui lui avait été promise par les dirigeants de la révolution Elle ne recueillit d’eux que l’esclavage, des exterminations de masse : fusillades de 50.000 ouvriers de Paris, lorsqu’ils tentèrent de s’insurger contre ceux qui les avaient trahis.
Dans toutes les révolutions passées, les paysans et les ouvriers ne parvinrent qu’à esquisser sommairement leurs aspirations fondamentales, qu’à former seulement leur courant, généralement dénaturé et liquidé par les « meneurs » de la révolution, plus malins, plus astucieux, plus rusés et plus instruits. Le maximum de leurs conquêtes se bornait à un os bien maigre : Un droit de réunion, d’association, de presse, ou le droit de se donner des gouvernants ! Encore cet os illusoire ne leur était-il laissé que juste le temps nécessaire au nouveau régime pour se consolider. Après quoi la vie des masses reprenait son ancien cours de soumission, d’exploitation et de duperie.
Ce n’est que dans des mouvements profonds d’en bas, tels la révolte de Rasine et les insurrections révolutionnaires paysannes russes da ces dernières années, que le peuple est maître du mouvement et lui communique son essence et sa forme.
Ces mouvements habituellement accueillis par des blâmes et des malédictions de la part de toute l’« humanité pensante » n’ont encore jamais vaincu. De plus, ils se distinguent vigoureusement des révolutions dirigées par des groupes ou des partis politiques.
Notre révolution russe est sans aucun doute et jusqu’à présent, une révolution politique qui réalise, par les forces populaires, des intérêts étrangers au peuple. Le fait fondamental, saillant de cette dernière révolution, c’est, à l’aide des sacrifices, des souffrances et des efforts révolutionnaires les plus grands des ouvriers et des paysans, la saisie du pouvoir politique par un groupe intermédiaire : 1’« Intelligenzia » (couche intelligente) socialiste révolutionnaire, en réalité, démocrate socialiste.
On a beaucoup écrit sur cette « Intelligenzia » russe. Habituellement on la louait en l’appelant la « porteuse d’idéals humains supérieurs » ! championne de la vérité ! Elle fut aussi quelquefois, rarement, blâmée, injuriée. Tout ce qui a été dit et écrit sur elle, le bon et le mauvais, a un défaut particulier ; c’est elle-même qui se définissait, c’est elle-même qui se blâmait ou se louait ! Pour l’esprit indépendant des ouvriers et des paysans, cette méthode n’est nullement persuasive, et ne peut avoir aucun poids dans leurs relations. Dans ces relations, le peuple ne tiendra compte que des faits. Or, le fait réel, incontestable dans la vie de l’« intelligenzia » socialiste, c’est qu’elle jouissait toujours d’une situation sociale privilégiée.
En vivant dans les privilèges, l’intellectuel devient privilégié non seulement socialement, mais aussi psychologiquement.
Toutes ses aspirations spirituelles, tout ce qu’il entend par son idéal social, renferme infailliblement l’esprit du privilège de caste. Cet esprit se manifeste dans tout le développement de l’« intelligenzia ».
Si nous prenons l’époque des « hécabristes » [[Nom donné aux participants du premier soulèvement révolutionnaire russe qui eut lieu principalement à Saint-Pétersbourg en décembre 1825, et dont les 5 principaux guides furent pendus après leur échec.]], comme début du mouvement révolutionnaire de l’« intelligenzia », en passant consécutivement par toutes les étapes de ce mouvement : la « Narodnitchesvo » [[Narodnitchestvo : mouvement qui se déroula vers 1870. Exode de nombreux étudiants, jeunes hommes et jeunes filles des classes élevées vers les profondeurs des masses populaires dans le but de les instruire et d’y faire de la propagande socialiste. Ce mouvement fut anéanti par des persécutions sans nombre. Il en sortit le Narodvoltchestvo, tendance qui entraîna la formation du parti « Narodnaia Volia » ayant pour but la suppression du tsar afin de transformer le régime et rendre possible la propagande. Ils réussirent à assassiner le tsar Alexandre II en 1881.]], le « Narodvoltchestvo », le « Marxisme », bref le socialisme dans toutes ses ramifications en général, nous trouvons partout cet esprit de privilèges de caste clairement exprimé.
Quelle que soit, en apparence, l’élévation d’un idéal social, s’il porte en lui des privilèges pour lesquels le peuple devra payer de son travail et de ses droits, il n’est plus la vérité complète. Or, un idéal social qui n’offre pas au peuple la vérité complète est pour lui un mensonge. C’est précisément un tel mensonge qu’est pour lui l’idéologie de 1’« intelligenzia » socialiste, et 1’« intelligenzia » elle-même : et tout découle de ce fait dans les relations entre le peuple et elle.
Le peuple n’oubliera et ne pardonnera jamais que, spéculant sur ses conditions misérables de travail et sur son manque de droits, une certaine caste sociale se crée des privilèges et s’efforce de les transférer dans la société nouvelle.
Le peuple, c’est une chose, la démocratie et son idéologie socialiste c’en est une autre. Elle vient au peuple prudemment et astucieusement !
Certes, des natures héroïques, isolées, comme Sophie Perowskaia, se placent au-dessus de ces viles questions de privilèges propres au socialisme. Cela ne provient pas d’une doctrine de classe ou de démocratisme, c’est un phénomène d’ordre psychologique ou éthique. Elles sont les fleurs de la vie, la beauté du genre humain. Elles s’enflamment de la passion de la vérité, se donnent et se dévouent complètement au service du peuple, et par leurs belles existences font ressortir encore plus la fausseté de l’idéologie socialiste. Le peuple ne les oubliera jamais et portera éternellement dans son cœur un grand amour pour elles.
Les vagues aspirations politiques de l’Intelligenzia russe en 1825 s’érigèrent un demi-siècle plus tard en un système socialiste étatiste achevé, et elle-même en un groupement social et économique précis (démocratie socialiste).
Les relations entre le peuple et elle se fixèrent définitivement : Le peuple marchant vers l’auto-direction civile et économique ; la démocratie cherchant à exercer le pouvoir.
La liaison entre eux ne peut tenir qu’à l’aide de ruses, de tromperies et de violences, mais en aucun cas d’une façon naturelle par la force d’une communauté d’intérêts. Ces deux éléments sont hostiles l’un à l’autre.
L’idée étatiste elle-même, l’idée d’une direction des masses par la contrainte fut toujours le propre des individus chez lesquels le sentiment d’égalité est absent et où l’instinct d’égoïsme domine, individus pour lesquels la masse humaine est une matière brute privée de volonté, d’initiative et de conscience, incapable de se diriger elle-même.
Cette idée fut toujours la caractéristique des groupements privilégiés se trouvant en dehors du peuple travailleur : les couches patriciennes, la caste militaire, noblesse, clergé, bourgeoisie industrielle et commerçante, etc… Ce n’est pas par hasard que le socialisme moderne s’est montré le serviteur zélé de la même idée.
Le socialisme est l’idéologie d’une nouvelle caste de dominateurs. Si nous observons attentivement les apôtres du socialisme étatiste, nous verrons que chacun d’eux est plein des aspirations centralistes, que chacun se regarde avant tout comme un centre dirigeant et commandant autour duquel les masses gravitent. Ce trait psychologique du socialisme étatiste et de ses édiles est la continuation directe de la psychologie des groupements dominateurs anciens éteints ou en train de disparaître.
Le second fait saillant de notre révolution, c’est que les ouvriers et la classe paysanne travailleuse restent dans leur situation antérieure de « classes travailleuses » — producteurs dirigés par le pouvoir d’en haut. Toute la construction actuelle, soi-disant socialiste, pratiquée en Russie, tout l’appareil étatiste de la direction du pays, la création des nouvelles relations sociales et politiques, tout cela n’est avant tout que l’édification d’une nouvelle domination de classe sur les producteurs ; l’établissement d’un nouveau pouvoir socialiste sur eux. Le plan de cette construction, de cette domination fut élaboré et préparé pendant des dizaines et des dizaines d’années par les leaders de la démocratie socialiste, et connue avant la révolution russe sous le nom de « collectivisme ». Cela s’appelle maintenant le « système soviétique ».
Il se réalise pour la première fois sur la base du mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans russes. C’est la première tentative de la démocratie socialiste d’établir dans un pays sa domination étatiste par la force de la révolution. En tant que première tentative, et de plus faite seulement par une partie de la démocratie, par la partie la plus active, la plus révolutionnaire et ayant le plus d’initiative, son aile gauche communiste, cette tentative par sa spontanéité fut une surprise pour l’ensemble de la démocratie, et par ses formes brutales la sectionna dans les premiers temps en plusieurs groupements ennemis. Quelques-uns de ces groupements (les Mencheviks, les socialistes révolutionnaires, etc..) considéraient comme prématuré et risqué d’introduire actuellement le communisme en Russie. Ils continuaient d’espérer arriver à la domination étatiste dans le pays par la voie soi-disant législative et parlementaire, c’est-à-dire par la conquête de la majorité des sièges au Parlement avec les votes des paysans et des ouvriers. C’est sur ce désaccord qu’ils entrèrent en discussion avec leurs confrères de la gauche, les communistes. Ce désaccord n’est qu’accidentel, temporaire et peu sérieux. Il est provoqué par un malentendu, par la non-compréhension de la partie la plus vaste, la plus timide de la démocratie sur le sens du bouleversement politique exécuté par les bolcheviks. Aussitôt que cette dernière verra que le système communiste, non seulement ne lui apporte rien de mauvais, mais au contraire lui laisse entrevoir des avantages et des emplois superbes dans le nouvel État, toutes les discussions, tous les désaccords entre les diverses fractions adversaires de la démocratie disparaîtront d’eux-mêmes et elle marchera complètement sous l’égide du Parti communiste unifié.
Déjà même actuellement nous remarquons un changement de la démocratie dans ce sens. Toute une série de groupements et de partis, chez nous et à l’étranger se rallient à la « plateforme soviétique ». De grands partis politiques de différents pays qui étaient encore ces derniers temps les animateurs principaux de la 2e Internationale « jaune », et qui de là luttaient contre le bolchevisme s’apprêtent maintenant à aller à l’Internationale Communiste. Tous ceux qui, avant la Révolution russe composaient la Sociale Démocratie internationale dont la substance bourgeoise commença à sauter aux yeux de chaque prolétaire changent d’opinion, retournent leur veste, et s’approchent de la classe ouvrière sous l’étendard communiste avec la « Dictature du Prolétariat » comme programme.
Mais semblable aux grandes révolutions précédentes, où luttaient les paysans et les ouvriers, notre révolution a également mis en relief une série d’aspirations libertaires, naturelles aux travailleurs dans leur lutte pour la liberté et l’égalité. Des courants anarchistes se sont dessinés puissamment dans la révolution.
L’un de ces courants, le plus puissant, le plus éclatant est la Mackhnovtchina. Durant trois ans elle tenta héroïquement de frayer dans la révolution un chemin par lequel les travailleurs de la Russie pourraient parvenir à la réalisation de leurs aspirations séculaires : Liberté et Indépendance. Malgré les tentatives les plus acharnées, les plus sauvages du Pouvoir communiste, d’étouffer ce courant, de le dénaturer, de le salir, de le souiller, de l’avilir, il continua de vivre, de se développer et de s’accroître, combattant sur plusieurs fronts de la guerre civile, portant parfois des coups sérieux à ses ennemis et élevant chez les ouvriers et les paysans de la grande Russie, de la Sibérie et du Caucase, l’espoir en la Révolution.
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