La Presse Anarchiste

La Lumière qui tue

Les lecteurs de la Revue ne sont peut-être pas tous famil­iarisés avec la méth­ode employée par la société actuelle pour assur­er l’ignorance publique.

Ils ne sont point cepen­dant sans avoir enten­du par­ler d’une réforme de l’enseignement dit secondaire.

(Sec­ondaire ne sig­nifi­ant point super­flu, dans l’esprit de ces Messieurs du moins, mais bien le sec­ond degré de l’échelle arbi­traire qu’ils assig­nent au savoir conventionnel).

Par un récent décret le grand maître actuel des écrans que la société dis­pose, sous couleur d’instruction, entre l’homme et la vérité, pré­tend rénover cet enseignement.

Sur le décret lui-même, nous ne voulons pas insis­ter bien que la manière dont il fut pris, mal­gré la volon­té de ceux qui pré­ten­dent représen­ter le peu­ple, nous ramène tout sim­ple­ment, mal­gré le trip­tyque menteur de nos édi­fices, à la bonne vieille autorité des temps du Roi Soleil.

Et pour par­ler latin comme il plaît au min­istre « Sit pro ratione vol­un­tas », sa volon­té tien­dra lieu de raison.

De ce décret nous ne retien­drons que l’esprit qui, par dessus les chi­canes de péd­a­gogues, nous offre un symp­tôme intéres­sant : il est fort sim­ple : Réduc­tion des heures d’étude sci­en­tifique au prof­it de l’étude appro­fondie (?) des langues gré­co-romaines, études qual­i­fiées par nos grands-pères du nom d’« human­ités »… L’ironie de ce beau mot me berce ce soir tan­dis que je con­tem­ple la nuit splen­dide où Jupiter s’élève indif­férent à nos mobiles humains. Jupiter : Pren­dre comme guide pour instru­ire les jeunes con­sciences de ceux que le sort (et trop sou­vent l’injustice) ont favorisés l’étude de la pen­sée d’un peu­ple faisant de cette belle planète qui nous ren­voie à cette heure la radi­a­tion solaire en un pur éclat d’argent, le dieu ton­nant, vicieux et irri­ta­ble qui assu­jet­tit les mor­tels à sa loi…

Nous ne voudri­ons pas faire un juge­ment sec­taire, nous-mêmes ayant goûté la pure poésie et la grandeur de cer­taines des idées nées de ces civil­i­sa­tions éteintes aux­quelles nous sommes fiers de nous rat­tach­er… Mais si nous pou­vons être fiers d’avoir été cela, il y a 3.000 ans avec les moyens rudi­men­taires encore de l’époque, nous n’avons pas à l’être de con­serv­er aujourd’hui une men­tal­ité mod­elée sur celle de ces loin­tains ancêtres. Et puis tant que nous sommes lancés dans l’étude de nos prédécesseurs pourquoi ne pas con­sacr­er aus­si quelques années de notre enseigne­ment à l’étude, appro­fondie tou­jours, de la vie de l’homme des cav­ernes ; pourquoi ne pas faire expli­quer aux enfants les légen­des des peu­plades arriérées qui en sont encore à un stade ana­logue… Mon­sieur le Min­istre n’a cer­taine­ment pas songé à tout l’intérêt d’une sem­blable mesure… il est vrai qu’il est peut-être un peu moins à son affaire en préhis­toire que dans l’explication des textes grecs.

Soyons sérieux… Nous n’oublions pas que notre vie est lim­itée ; que le passé est mort et que nous ignorons tout ou presque du présent…

Sur la grande route de la vie celui qui regarde en arrière est per­du… et de cette vérité qui prend l’aspect d’un cliché banal, l’étude du monde vivant apporte la preuve de quelque côté qu’on se dirige.

Nous n’ignorons pas non plus que l’enseignement sec­ondaire est des­tiné à nos frères les fils de bour­geois aveuglés par leurs privilèges.

Sans doute la voix de la sci­ence si cam­ou­flée et édul­corée fut-elle par les « Pro­grammes offi­ciels » était encore trop claire et risquait sur de jeunes intel­li­gences d’où l’intérêt n’a pas encore entière­ment ban­ni la générosité, de faire une impres­sion fâcheuse et funeste à ceux qui défend­ent la société autori­tariste actuelle

L’exemple de ce que nos enne­mis eux-mêmes nom­ment les élites intel­lectuelles était là pour les faire songer…

Et il leur vint à l’idée cette vérité fort sage, que nos ouvrages prophéti­saient déjà depuis longtemps [[Kropotkine : La Sci­ence Mod­erne et l’Anarchie.]] : la cause du mal était dans l’intelligence trop pré­cise de la Vérité, si bal­bu­tiante et si con­fuse que soit notre sci­ence actuelle. Et par­mi toutes sci­ences une des plus scélérates était bien la Biolo­gie que faute de n’avoir pu ray­er entière­ment des pro­grammes les endormeurs de leurs sem­blables désig­nent du nom enfan­tin d’« His­toire naturelle » et présen­tent comme une matière acces­soire tout juste com­pa­ra­ble au dessin ou à la gym­nas­tique et sans nul doute bien inférieure à cette dernière quand elle devient « Pré­pa­ra­tion Militaire ».

La sci­ence de la vie pour rudi­men­taire qu’elle soit apprend trop de chose et ce qui est plus grave les laisse devin­er… elle mon­tre trop d’exemples sur d’autres échelles de nos prob­lèmes soci­aux, et elle mon­tre trop bien leurs solutions…

C’est elle qui sape à la base les mots creux par lesquels nos exploiteurs nous hyp­no­tisent… les théories d’où qu’elles vien­nent dans lesquelles matéri­al­isme et spir­i­tu­al­isme finis­sent tou­jours par se trou­ver d’accord quand il s’agit de faire pass­er l’hypothèse avant l’expérience de même que nos députés de droite et de gauche se trou­vent d’accord s’il s’agit de leur intérêt électoral…

Et par dessus tout, la sci­ence apprend le doute, l’ennemi mor­tel, non le doute désœu­vré de l’oisif, mais le doute pru­dent et réfléchi de celui qui sait voir ; le doute qui sape la morale bour­geoise, qui douche le fanatisme et qui, mieux que le revolver, abat l’autorité…

Et dans l’esprit épuré par ces méth­odes, ne peut man­quer de se faire enten­dre la réponse for­mi­da­ble de la sci­ence, forte de la con­ver­gence de toutes les preuves élé­men­taires à cette ques­tion vitale pour notre organ­i­sa­tion sociale : « La lib­erté est la vie ; l’autorité, la con­trainte, sont la cristalli­sa­tion et la mort. »

Et il nous sou­vient en songeant au présent décret des gestes incon­scients d’un homme à la mer, qui, en se débat­tant coule plus vite…

En sup­p­ri­mant ou presque la sci­ence de son enseigne­ment, la bour­geoisie autori­tariste a signé en quelque sorte son arrêt de mort… Nous ne voulons pas faire allu­sion aux crises inter­na­tionales pos­si­bles con­tre lesquelles l’étude de la chimie serait plus prof­itable que celle des cam­pagnes d’Annibal… nous voulons espér­er que l’ère de ces crises est passée.

Mais nous savons que les fils de la société actuelle, dont l’intelligence sera assez haute et pure pour com­pren­dre, ne lui par­don­neront jamais d’avoir cher­ché à leur impos­er les œil­lères de l’esclave. Et c’est pourquoi avec un sen­ti­ment de tristesse pour ceux qui seront vic­times de leur pro­pre classe, nous autres, anar­chistes, con­sid­érons ironique­ment la présente réforme, en songeant qu’avec peu d’actes sem­blables et quelques dizaines d’années, la société anar­chiste que nous rêvons et pour laque­lle nous lut­tons sera réalité…

[/Cypselus,

Agrégé de l’Université./]

Nos détracteurs nous objecteront que nous n’avons point qual­ité pour par­ler de choses que nous n’avons pas pra­tiquées [[Cette phrase est mod­i­fiée suite à un cor­rec­tif paru dans le numéro suiv­ant.]] ; c’est pourquoi nous nous excu­sons d’avoir fait suiv­re notre pseu­do­nyme d’un des titres dont la société actuelle nous a elle-même qualifiés.


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