I
C’est avec un soupir de soulagement que je suis descendu du train qui m’avait ramené à Moscou après une absence de neuf mois à l’étranger. Enfin — fut ma première pensée — on pourra se mettre au travail et faire de la bonne besogne…
La Russie est un pays mystérieux. Elle vous attire et vous tient captive ; elle vous ensorcèle : vous voulez la revoir à peine vous la quittez ; vous devenez involontairement un patriote de la Russie ; vous perdez de vue les imperfections — disons plus, les horreurs — politiques, économiques et autres, et vous ne voyez que le peuple… et vous avez hâte de vous retrouver avec lui.
Moscou a certainement changé durant ces quelques mois qui ont marqué l’expansion, le déploiement de la fameuse Nouvelle Politique Économique qui devait sauver la Russie de tous les maux qui l’entourent. Au lieu des vitrine sales, couvertes de poussière et vides — la marque de fabrique du monopole gouvernemental — derrière lesquelles des rats géants couraient en pleine liberté à la grande joie et au grand amusement des gosses, j’ai trouvé ces magasins modernes remplis de toutes les délicatesses que tout gourmet aime — les fromages étrangers, le caviar, les pâtisseries à la crème pure et naturelle, toutes sortes de viande conservées, des sardines… en un mot, tout ce qu’un porte-monnaie bien garni pouvait désirer. Les rues se repavaient autour des carrefours importants de la ville, et le quartier « chic » de Moscou — autour de la Tverskaya — est devenu de nouveau le rendez-vous de la nouvelle aristocratie. Les cafés et les cabarets surgissent comme des champignons après la pluie, et avec eux apparaissent et se développent les vices inévitables de la prostitution. Moscou devient ainsi une capitale européenne proprement dite avec tous les défauts inhérents à ces villes. Aux entrées largement illuminées des « maisons de plaisir » il y a des « garçons » en costume de soirée de rigueur qui retirent obséquieusement la fourrure des arrivants… Mais pourquoi décrire davantage ces phénomènes bien connus ? Tant que l’on décidera d’introduire le bourgeois dans le système économique, il insistera pour avoir ses amusements préférés, pour mener son mode de vie. Il n’y a, par conséquent, rien de si extraordinaire dans le fait que Moscou redevient soi-même. Toutes ces institutions ne démoraliseront certainement pas le bourgeois qui a vu des scènes bien plus belles dans sa vie ; mais il n’y a aucun doute qu’elles introduisent le poison de la désintégration dans les rangs ouvriers. La bureaucratie soviétique a amené à la surface de la Russie contemporaine une phalange d’administrateurs, de commissaires, de gérants qui sont sortis de la classe ouvrière et qui, tout récemment encore, étaient à l’atelier, au tour, aux champs. C’est de cette phalange qu’est née la nouvelle bourgeoisie communiste qui, emportée par le tourbillon de la Nouvelle Politique Économique, s’exerce à qui mieux mieux à échafauder de nouvelles entreprises, de nouveaux trusts, de nouveaux plans gouvernementaux, de nouveaux projets financiers… et tout ça, autour de la table de café ou de cabaret, dégustant les fines liqueurs et commençant à vivre d’une façon qu’ils n’ont même pas rêvée quand ils étaient dans l’usine… Et bien lointain semble le passé de labeur, si éloignées sont ces années de peine et de fatigue, — et si appétissants sont ces mets épatants servis à votre table par les garçons gentils et charmants… des prolétaires eux aussi, des « camarades » !
Ces hommes — et leur nombre est légion — sont à jamais perdus pour le socialisme, pour la révolution, et aident à bâtir la nouvelle couche intermédiaire qui, de cette façon, se développe en la nouvelle bourgeoisie « rouge » et « prolétarienne » de l’État communiste-capitaliste.
Mais est-ce que toutes ces richesses signifient que la quantité de vivres s’est augmentée sur le marché ? Certainement oui. Dès le premier jour quand la liberté de vente et d’achat fut décrétée, il était déjà possible d’obtenir les nécessités ordinaires de la vie qu’un jour auparavant le gouvernement, avec tout son appareil énorme, était absolument incapable de donner. Disons, pourtant, tout de suite que l’augmentation de vivres sur le marché ne signifiait pas toujours une augmentation des réserves sur la table de l’ouvrier. Grâce à la croissance rapide de petites boutiques devenant totalement disproportionnée à la quantité initiale de vivres que le paysan pouvait mettre à la disposition de la ville, le coût de la vie montait par des bonds gigantesques totalement disproportionnés avec l’augmentation des salaires. De cette façon les spéculateurs, les organisateurs de trusts, les affairistes, les concessionnaires et leurs semblables avaient la possibilité de satisfaire tous leurs désirs, tandis que l’ouvrier rêvait encore d’un morceau de pain blanc dont il voyait maintenant de larges quantités s’étaler derrière les vitrines des boulangeries et des pâtisseries récemment ouvertes. D’un autre côté, ceux des habitants, dans les larges centres de la population, qui avaient le bonheur de posséder des amis ou des parents à l’étranger avaient les moyens de recevoir les fameux paquets de vivres de l’Ara… qu’ils vendaient aux portes mêmes des bureaux de l’Ara de façon à pouvoir acheter un peu plus de farine de seigle à la place de la farine blanche que ces paquets contenaient.
Les marchés sont remplis des boîtes de lait condensé de l’Ara, de la farine de l’Ara, du riz de l’Ara. Cela est dû, en partie, sans aucun doute, aux vols gigantesques de marchandises de l’Ara dans les dépôts de chemin de fer où les trains de l’Ara sont gardés. Les vols sur les lignes des chemins de fer — au milieu d’une augmentation générale de la rapine et du brigandage — ont reçu une amplitude inouïe : des trains entiers de marchandises disparaissent comme par une baguette magique ; l’administration entière des chemins de fer — de l’employé supérieur de la gare jusqu’au dernier signaliseur — participe à cette occupation lucrative ; et tout cela parce que les salaires sont bien trop bas pour pouvoir vivre même médiocrement, et parce que le pays ne produit rien.
L’absence de production est horrifiante. Les organes officiels du gouvernement ou du parti au pouvoir publient quotidiennement des chiffres sur les produits exportés, des plans sur de nouvelles unités de production, des systèmes nouveaux et améliorés de la taylorisation du travail, des plans perfectionnés pour le trafic ferroviaire — et, malgré cela, tout le monde se demande où tous ces chiffres vont et d’où ils viennent. La vie économique et industrielle du pays, à l’heure actuelle, est arrêtée ; ici et là quelque atelier produit en un mois ce qu’il avait, auparavant, produit en un jour. Et comme cela a été officiellement déclaré au dernier Congrès des Conseil d’Économie Nationale, « nous venons d’atteindre le niveau de production que nous avions à l’époque d’avant Pierre-le-Grand ! »
Avant l’introduction de la Nouvelle Politique Économique — dans l’ère pré-NKP-ienne — il n’y avait ni production ni consommation. Depuis l’introduction de la Nep nous continuons à ne pas avoir de production, mais la consommation a augmenté. Le paysan apporte ses produits au marché. Le Nep-man, comme on appelle actuellement le commerçant et le spéculateur russe — cette nouvelle classe dont j’ai parlé plus haut — spécule sur les vivres et vit aussi confortablement que possible, pendant que le pays devient de plus en plus pauvre.
La seule production qui augmente presque à chaque heure c’est celle du papier-monnaie. Les métamorphoses kaléidoscopiques des différentes sortes de « bank-notes », d’» obligations de l’État », de « signes monétaires », etc. sont littéralement ébahissantes. Les chiffres astronomiques — car tout petit mendiant des rues est un multi-millionnaire — excitent l’imagination, mais sont loin d’être capables d’améliorer les conditions de la vie. Le rébus mathématique qu’un rouble n’est pas un rouble, mais bien dix mille, et que 100 roubles de l’émission 1922 (qui étaient équivalents à un million de roubles d’avant 1922) égalent seulement un rouble de l’émission1923… donnent une idée de la débâcle complète du système financier et de l’imbroglio économique désespéré dans lequel le pays se trouve comme résultat direct de l’absence de production.
II
La Nouvelle Politique Économique a transformé la Russie en une nation, de boutiquiers — le sobriquet qui, jusqu’ici, n’était adjugé qu’à l’Angleterre. Les industries n’existent pas, les industriels brillent par leur absence. Mais il y a bon nombre de boutiques et de boutiquiers. Tout le monde, de la dactylographe au professeur, de l’ouvrier de l’usine au chef de département d’un ministère, tous achètent et vendent : tel vend ses habits, ses souliers ou ses vieux crayons ; tel achète de la farine, du lait pour l’enfant, du beurre et ainsi de suite. Les nécessités primaires de la vie changent incessamment de mains ; les uns se débarrassent de leurs derniers habits pour calmer un peu la faim ; les autres entreprennent une diète de famine pour pouvoir s’acheter quoi que ce soit pour se couvrir le corps. Les marchés de Moscou pullulent de marchands ambulants — hommes et femmes — qui appartiennent au monde intellectuel, à l’aristocratie, aux classes ouvrières ; les voilà tous alignés derrière les monticules de boue en train de vendre leurs breloques, ou plutôt de les échanger avec des marchands semblables pour quelque objet plus urgent. La Nouvelle Politique Économique a commercialisé la nation sans augmenter le moins du monde sa productivité. Il y a à Petrograd tout juste l’usine Baltique qui travaille encore — et presque exclusivement sur les briseurs de glace nécessaires pour garder le port de Petrograd ouvert durant 1’hiver. Dans la province de Moscou, il y a une fabrique de réparations de locomotives à Podolsk — à une distance d’environ 60 verstes de Moscou — qui travaille bien. Il est intéressant de noter, à cet effet, que cette fabrique est la « fabrique d’exposition » de la Russie. Quiconque arrive de l’étranger est immédiatement transporté à Podolsk comme preuve que le haut niveau de production en Russie n’est pas un mythe… Son directeur et celui qui a fait marcher la fabrique a été durant toutes ces années, un de nos camarades, un anarcho-syndicaliste. Nous pouvons, ainsi, être fiers que la seule preuve de la production existante en Russie est bien due aux efforts d’un anarcho-syndicaliste.
Mais alors quelles ont été les améliorations qui suivirent l’introduction de ce nouveau régime économique, et ont-elles apporté des améliorations effectives non seulement dans les conditions mêmes de la classe ouvrière, mais aussi au point de vue politique et social ?
Les transformations produites dans le camp économique par la volte-face de la politique des bolchevistes a introduit une amélioration matérielle superficielle dans les conditions de cette fraction de la classe ouvrière qui travaillait dans les quelques entreprises industrielles encore vivantes et qui, grâce à l’introduction du travail par pièce, avait la possibilité d’augmenter son budget presque jusqu’à un niveau de vie normale. La grande masse des travailleurs ne sent pas ces améliorations ; même s’ils ont l’air, aujourd’hui, plus satisfaits qu’ils ne l’étaient il y a un an ou deux — quand le communisme d’État était en pleine vigueur — cela est simplement dû au fait qu’ils peuvent, maintenant, acheter tout ce qu’ils veulent pourvu que l’argent suffise : ce qu’il leur était impossible de faire sous le régime strictement « communiste » — sans succédanés. Le système du travail aux pièces est à présent à l’ordre du jour ; il a introduit à sa suite les heures supplémentaires, de façon que la grande « réforme sociale », introduite le premier jour de la Révolution de novembre — notamment la journée de huit heures — existe toujours comme décret, mais n’est plus pratiquée. Souvent ce sont les ouvriers eux-mêmes, poussés par la pénurie, qui demandent une journée plus longue afin de pouvoir gagner davantage.
C’est tout ce qu’il y a à dire sur les « améliorations » économiques ; le transfert des pauvres dans les maisons des riches — un truc de propagande, qui, même en sa période la plus sympathique, a été si grossièrement pratiqué que les ouvriers préféraient rester dans leurs caves — fut immédiatement arrêté. Pour un ouvrier il était absolument impossible de trouver une ou deux chambres pour y loger sa famille : cela coûtait au moins 1 milliard 1⁄2 (été 1922), c’est-à-dire presque 100 dollars ! — pour obtenir le droit à la clef de la chambre, sans parler du loyer… Car tout doit être payé maintenant, et payé chèrement, car les calculs sont faits non sur la base du salaire moyen de l’ouvrier, mais proportionnellement à l’agiotage de la Bourse.
C’est que nous avons maintenant cette institution européenne — la Bourse ! Les actions et les bank-notes étrangères sont quottées quotidiennement ; les marchés sont déclarés calmes ou vifs, les journaux publient tous les jours les « notes de la Bourse », des bulletins spéciaux sont publiés par différentes bourses, et l’organe officiel du Conseil du Travail et de la Défense — la « Ekonomitcheskaya Zhizn » — se plaint que toutes les Bourses provinciales ne publient pas ces bulletins !
Nous avons deux Bourses en Russie : la Bourse officielle et la Bourse « noire » ou privée. La « tchornaya birzha », comme cette dernière se dénomme en Russie, contrôle la Bourse avec une majuscule : car l’agiotage principal est fait dans la rue bien plus qu’à la Bourse officielle dans laquelle personne n’a confiance. Le taux d’échange est bien plus élevé sur la bourse « noire » que sur celle du gouvernement, et cette dernière est obligée de s’approcher du taux privé si elle ne veut pas que tout l’or et toutes les valeurs disparaissent entièrement dans les mains privées des spéculateurs. La Bourse officielle est dans la rue « Ilyinka », là où se trouvait l’institution du même nom sous l’ancien régime ; la bourse « noire » est tout à côté, dans un parc, avec le ciel comme seule voûte, et une foule houleuse est constamment en mouvement achetant et vendant des notes, de l’or, de l’argent, etc., etc… Grâce à cette concurrence, le rouble tombe encore plus que si l’absence de production avait été le seul facteur de spéculation. La demande extraordinaire pour la « valuta » étrangère est si grande, que le dollar avait atteint — en décembre 1922 — l’équivalent de cinquante millions de roubles !
Avec cette chute abracadabrante du rouble nous avons, cela va sans dire, la hausse folle des prix sur des vivres tandis que, comme nous l’avons déjà dit, l’augmentation des salaires est loin de pouvoir compenser l’augmentation continue des prix.
Prenons les prix qui ont régné à Moscou vers la fin d’octobre 1922 [[Le dollar équivalait alors environ 20 millions de roubles.]] :
- Le pain de seigle a coûté de 250.000 à 500.000 roubles la livre ;
- Le pain blanc a coûté de 1⁄2 million à un million de roubles la livre ;
- La viande a coûté de 1 million à 1 million 1⁄2 de roubles la livre ;
- Le beurre a coûté de 4 à 10 millions de roubles la livre ;
- Le sucre a coûté de 6 à 9 millions de roubles la livre ; les pommes de terre 750.000 roubles la livre ;
- Le lait a coûté 250.000 roubles le demi-litre ;
- Un costume ordinaire avait coûté 200 millions de roubles ; une paire de souliers, pas moins de 100 millions ; ainsi de suite.
Quel a été le salaire moyen durant cette même période ? Je demeurais dans une petite maisonnette : il y avait là une téléphoniste qui gagnait 50 millions de roubles par mois ; un employé dans un département du Soviet de Moscou gagnait environ 100 millions par mois ; un ouvrier dans une fabrique d’automobiles gagnait (travail par pièce et heures supplémentaires compris) environ de 160 à 170 millions par mois. Ceci était déjà considéré comme un salaire assez élevé pour un ouvrier. Prenant en considération qu’une famille d’ouvrier est composée, en moyenne, de lui-même, de sa femme et de deux enfants, il est clair que le budget de la famille ne pouvait contenter les besoins les plus primitifs que par un supplément obtenu par la femme et les enfants en allant troquer et marchander. C’est ainsi que toute la population fut obligée de s’adonner au commerce et d’employer toute son énergie à la lutte pour obtenir les nécessités les plus indispensables de la vie et devint, à la suite, de plus en plus apathique à tout ce qui l’entourait — à la Révolution de même qu’à la contre-révolution, au bolchevisme ou à tout autre chose en « isme ».
Peut-être, nous dira-t-on, ces difficultés économiques ne furent pas toutes le résultat de la mauvaise administration bolcheviste et le parti communiste russe — comme compensation pour les imperfections économiques dues à la force majeure — avait tout au moins tenté d’élargir les bases des améliorations politiques et de donner au peuple la possibilité de respirer l’air plus librement qu’il ne le pouvait auparavant ?
Examinons alors quels furent les effets de la Nouvelle Politique Économique sur la vie politique et intellectuelle du pays.
III
Avant tout, nous devons parler — quand il s’agit de changements « politiques » inaugurés grâce à la Nouvelle Politique Économique — de la soi-disant réforme de la Tchéka. Nous savons bien, nous tous, que l’horrible Tchéka n’existe plus. Au lieu de cette institution nous possédons maintenant le Département Politique d’État du Commissariat du Peuple pour l’Intérieur, une espèce de département politique « du peuple » !
Cette nouvelle institution a les mêmes pouvoirs d’arrestation et de détention que possédait la feue Tchéka ; il faut pourtant admettre que deux innovations ont certainement été introduites. Ces deux « légalités » sont : 1° que l’accusation doit être présentée au prisonnier pas plus tard que deux semaines après l’arrestation ; 2° que la condamnation doit être prononcée dans l’intervalle de deux mois du jour de l’arrestation.
Examinons maintenant comment ces mesures « démocratiques » sont, en fait, appliquées aux prisonniers « politiques », dans un pays ou règne la dictature : La première de ces formalités est une simple comédie. Tout prisonnier est simplement accusé de contre-révolution ou d’agitation illégale ou de tout ce qui peut entrer dans la tête du juge d’instruction ; ou bien, si même ces accusations ne vont pas, vous êtes tout bonnement accusé « par analogie » de tel ou tel crime politique. Le nouveau Code pénal de la République soviétique — l’orgueil des avocats « rouges » — a prévu toutes ces possibilités et dans l’intervalle des 14 jours prescrits par la loi, on vous informe sur un bout de papier que vous êtes accusé, disons… d’agitation anti-soviétiste, d’après tel ou tel paragraphe du Code pénal.
Plusieurs de ces paragraphes sont très amusants. À commencer par la définition de « crime » qui est très instructive :
« § 6. — Un crime est considéré être toute action ou inaction publiquement dangereuse menaçant les fondements du système soviétique et de l’ordre public tel qu’ils sont établis par le pouvoir des ouvriers et des paysans durant la période transitoire à l’ordre communiste. »
Il faut noter que le Code ne nomme jamais les socialistes comme pouvant être des criminels ; néanmoins tous les paragraphes concernant la contre-révolution, visent directement les socialistes de toutes nuances. Voici plusieurs de ces paragraphes :
« § 61. — Participation ou aide à une organisation qui agit dans la direction d’un appui à la bourgeoisie internationale est punie de la peine de mort.
« § 62. — Participation dans une organisation… qui amènerait vers un affaiblissement évident de la dictature de la classe ouvrière et de la révolution prolétarienne, même si l’insurrection armée ou l’invasion armée n’est pas le but immédiat des activités de cette organisation, est punie de la peine de mort.
« § 64. — Participation à la réalisation, pour des buts contre-révolutionnaires, d’actes terroristes dirigés contre les représentants du pouvoir des Soviets ou contre les chefs des organisations révolutionnaires des ouvriers et paysans, même si les complices d’un tel acte n’appartiennent pas à une organisation contre-révolutionnaire, est punie de la peine de mort.
« § 70. — La propagande et l’agitation destinées à aider la bourgeoisie internationale est punie de l’expulsion des confins de la République des Soviets ou de la privation de la liberté pour un terme minimum de trois ans.
« § 72. — La propagande et le recel, pour des buts de distribution, de la littérature de propagande à caractère contre-révolutionnaire, est punie de la privation de la liberté pour une durée minimum d’un an. »
Voici une perle qui concerne, entre autres, nos déportés anarchistes et anarcho-syndicalistes :
« § 71. — Le retour non autorisé dans les confins de la République des Soviets en cas d’expulsion est puni de la peine de mort. »
Quant aux anarchistes — tous les camarades le savent déjà — il est parlé d’eux au chapitre du banditisme. Le voici :
« 76. — L’organisation de bandes armées, et la participation à ces bandes et… aux attaques contre les institutions soviétiques et privées… est punie de la peine de mort. » [[Les mots exacts du Code sont : « la plus grande mesure de punition » — autrement dit la mort.]]
Deux autres perles, pour en finir avec ce Code humoristique :
« § 87. — L’insulte, par le manque de respect à la République des Soviets, exprimé par les injures aux insignes de l’État, au drapeau et aux monuments de la Révolution, est punie de la privation de la liberté pour une durée minimum de six mois.
« § 88. — L’insulte publique d’un représentant de l’État dans l’exécution de ses fonctions officielles est punie de la privation de la liberté pour une durée d’au moins six mois. »
Et si, par hasard, il est difficile, ou peut-être gênant, d’accuser un ouvrier ou un socialiste dont l’arrestation est inévitable, selon une des clauses du Code, alors ce dernier montre toute son ingénuité et possède cette clause « par analogie » :
« § 10. — En cas de manque d’indication dans le Code pénal d’un paragraphe direct pour des cas spécifiques de crimes ou de punitions ou de mesures de défense sociale, ceux des paragraphes du Code doivent être mis en action qui prévoient les crimes les plus analogues en matière d’importance et de caractère… »
Voici donc comment l’opération se fait : Un individu est pris, et si son arrestation est due uniquement à des raisons « politiques », on lui présente durant la quinzaine légale un des paragraphes du Code, et la formalité est bâclée et donne aux autorités le droit légal de le garder pendant au moins deux mois. Car cette seconde « réforme » décidant du sort du prisonnier dans les deux premiers mois est un mythe. Il y a une addition à cette réforme qui dit que dans les cas où le Département politique le trouve nécessaire pour la sauvegarde de la « patrie socialiste » — ou si l’on n’a pas eu le temps d’examiner son dossier — application est faite au Comité Exécutif Central des Soviets — l’autorité suprême du pays — pour un prolongement du terme de deux mois… J’ai rencontré nombre de prisonniers politiques qui avaient accumulé plusieurs de ces périodes de deux mois au profit du Département Politique… et de la tranquillité « communiste » probablement.
En un mot, même s’il existe à présent le signe extérieur de la légalité sous l’aspect du Code Pénal — et cette apparence formelle semble suffire pour amorcer la bourgeoisie mondiale — il n’y a, de fait, aucune possibilité de reconnaître la différence entre le Département Politique d’État et la Tchéka. Le traitement — ou plutôt le maltraitement — est toujours le même ; les méthodes de provocation et de menaces chez le juge d’instruction sont les mêmes ; le jésuitisme est le même, et les anciens « okhrannikis » [[Agents de la police secrète sous le tzarisme.]] sont les mêmes… Mais, il y a eu dernièrement un membre nouveau dans la famille : le fameux — disons plutôt l’infâme — Slachtchoff, le pendeur de la Crimée qui, comme un des aides-de-camp les plus proches de Wrangel, exécuta les paysans par dizaines et, reçu par la République Communiste de la Russie (la Crimée comprise) avec les honneurs militaires, fut promu, en Russie Soviétique déjà, à des postes militaires importants (l’un d’eux consistait à subjuguer la révolte paysanne de la Karélie) — cette brute à face humaine fait maintenant des heures supplémentaires au Département Politique où il dénonce, sûrement, et vend ses anciens camarades.
On ne pourrait se figurer une dégradation plus abjecte du pseudo-communisme que celle d’avoir comme complice l’homme qui s’est baigné dans le sang des ouvriers et paysans de la Crimée. Et les révolutionnaires qui ont lutté pour la Révolution, plus encore, pour les bolcheviks — ceux-là on les fusille comme contre-révolutionnaires…
Mais depuis la publication du Code pénal la ressemblance entre le Département Politique et la Tchéka est devenue encore plus frappante et seuls les aveugles volontaires pourraient encore percevoir une certaine différence. D’après la position actuelle de la loi en Russie, le Département Politique a le droit — sans procès ni examen préliminaire — d’exiger par ordre administratif, tout prisonnier à son choix pour une période maxima de trois ans. C’était au point de vue de temps et de méthode de punition, le maximum qui pouvait être infligé comme punition. C’était déjà en soi-même une grande réforme, surtout quand on se rappelait les années d’emprisonnements et les condamnations à mort qui sévissaient sous la Tchéka — sans procès, sans accusations. On commençait à espérer que le règne de la terreur et de l’arbitraire touchait à sa fin. Tant que le prisonnier politique avait le droit d’être jugé, d’être représenté par un avocat et de se défendre, les choses avaient certainement l’air « démocratique ».
En Septembre dernier un décret supplémentaire fut publié donnant au Département Politique le droit, par ordre administratif : 1° De garder dans les camps de concentration les personnes exilées par lui durant la période de leur exil ; 2° de fusiller tous ceux pris en flagrant délit, c’est-à-dire opposant une résistance armée, ou dans des actes de banditisme, et dans tous les cas où un individu est pris en possession d’armes.
Nous avons ainsi la législation de la peine de mort par ordre administratif, c’est-à-dire l’exécution d’un homme sans même lui donner la chance de dire quoi que ce soit.
Cette nouvelle clause sera, évidemment, mise en pratique pour se débarrasser tranquillement des anarchistes.
La Tchéka — comme nous allons dorénavant appeler le Département Politique d’État du Commissariat du Peuple pour l’Intérieur — possède donc un appareil merveilleusement perfectionné. Elle possède un Département des Opérations Secrètes qui contrôle tous les cas politiques. Ce département est subdivisé en sections — chacune d’elles s’occupant des cas politiques d’une tendance déterminée. Ainsi la section n° 1 traite des anarchistes ; la section n° 2 des menchéviks, et ainsi de suite. Il y a des sections spéciales pour les socialistes-révolutionnaires de droite, pour ceux de gauche, pour les sionistes, pour les cléricaux, pour les contre-révolutionnaires, etc. Les chefs de ces sections sont généralement choisis parmi les renégats du parti que la section poursuit et persécute. Ainsi l’ancien chef de la section anarchiste, l’ex-anarchiste Samsonoff, a fait de si grands progrès qu’il est à présent le chef de tout le Département des Opérations Secrètes. Par ce système jésuitique de nominations tous les prisonniers politiques ont l’honneur douteux d’être examinés par des ex-camarades, tandis que ces derniers considèrent de leur devoir de faire autant de zèle que possible, afin de pouvoir prouver leur loyauté à leur nouvelle religion et de ne pas être accusés de mollesse.
La Tchéka est toujours la terreur de la population, elle a les mêmes pouvoirs illimités qu’auparavant et est haïe autant que jadis. Elle était, dans les temps passés, sous la présidence de Dzerzhinsky et ne répondait de ses actes qu’au Conseil des Commissaires du Peuple directement. Ce privilège « exclusif » était considéré comme une des causes principales de sa brutalité sans contrôle et irresponsable. Il fut donc décidé d’abolir ce privilège. La Tchéka est, maintenant, responsable devant le Commissariat pour l’Intérieur qui, à son tour, répond devant le Conseil des Ministres. Mais… le Commissaire du Peuple pour l’Intérieur est justement Dzerzhinsky ! Les commentaires sont, certes, superflus.
Le truc de la « réforme » politique de la Tchéka n’était nullement mis en mouvement pour la pacification de la population !. Son but principal était d’amorcer la bourgeoisie, et plus cette dernière refuse de se laisser amorcer, plus la Tchéka retourne à ses anciennes amours — à la terreur et à la provocation — avec son seul but de désintégrer complètement et de démoraliser la Révolution.
Mais le réformisme politique du Parti Communiste Russe ne s’exhiba pas seulement dans les « améliorations » faites dans la Tchéka. Il métamorphosa aussi les autres branches d’activité en Russie. Nous avons maintenant, toujours comme résultat de la Nouvelle Politique Économique, un nouveau Code du Travail qui a pris la place de celui qui fut solennellement proclamé tambours battants en 1918 comme un acte de signification internationale pour la classe ouvrière. Voyons donc si ce Code au moins améliore les conditions du pays — ce que l’ancien Code n’a certes pas pu arriver à faire.
IV
J’ai devant moi une copie du projet du nouveau Code du Travail tel qu’il a été présenté à la quatrième session du Comité Exécutif Panrusse des Soviets en octobre 1922 et accepté en principe par ce dernier, laissant les petits changements de forme à une Commission spéciale.
Tout d’abord on note que le principe du travail obligatoire sur lequel était basé le système de lois ouvrières sous le « communisme » n’a pas disparu. Il est expressément dit dans le nouveau Code que chaque fois que la main‑d’œuvre est nécessaire pour la mise en exécution d’une entreprise d’État tous les citoyens de la République Soviétique peuvent être amenés, par un système de compulsion, à faire tel ou tel travail. Il est clair, par conséquent, que l’ouvrier, malgré le droit qu’il a obtenu, grâce à la Nouvelle Politique Économique, de choisir sa propre occupation, ne se trouve nullement libéré de l’obligation de travailler pour l’État, si ce dernier le trouve nécessaire.
L’expérience nous a déjà suffisamment démontré, durant ces dernières années, que le travail obligatoire n’a jamais conduit vers l’augmentation de la production : au contraire, plus le travail était obligatoire et forcé, moins visibles étaient les résultats positifs. Le marxisme, pourtant, refuie de lâcher facilement sa proie.
Quand il est question de contrats collectifs entre ouvriers et patrons — contrats entre Travail et Capital, fut-il privé ou d’État, sont aussi obligatoires en Russie — c’est bien le côté pointu du pieu capitaliste bourgeois qui est introduit avec beaucoup d’adresse dans l’économie socialiste d’État. Nous savons tous la valeur de la grève comme instrument de lutte dans les mains de la classe ouvrière. Nous savons le danger que court une grève annoncée autant de jours ou semaines d’avance au patron qui a, ainsi, assez de temps à sa disposition pour s’y préparer. Nous savons tous combien nous devions lutter contre les contrats écrits avec les patrons et agiter pour la grève soudaine sans devoir en prévenir l’exploiteur.
Nous allons voir comment le gouvernement soviétique se comporte à l’égard des grèves contre les capitalistes privés. D’un côté incapable de déclarer ouvertement l’illégalité de la grève, il introduit la notification obligatoire de toute dérogation au contrat.
Si, par exemple, un contrat est signé entre le patron (ou l’État) et le syndicat, toute tentative de « réviser » ce contrat doit être notifiée deux semaines auparavant (§ 24 du Code). Dans les cas d’un contrat individuel (entre plusieurs ouvriers et un patron), — ces contrats, contrairement aux contrats collectifs sont rédigés en dehors de l’influence des syndicats et les ouvriers doivent notifier au patron trois jours avant la rupture du contrat, tandis que les employés doivent en envoyer la notification deux semaines avant.
Il est bon de noter qu’aucune notification ne doit être faite d’avance par le patron (ou l’État). Tout ce que ce dernier doit faire est de donner une des raisons énumérées dans le Code, l’une d’elles étant « le cas de diminution de la production. »
Il est clair, ainsi, que les ouvriers russes ne sont pas libres de briser un contrat qui leur a été imposé par les syndicats entièrement dépendants de la bonne volonté du gouvernement, tandis que le patron, ou ce même gouvernement, n’a qu’à trouver un prétexte de « diminution de production » — ce qui advient bien souvent — pour expulser tout ouvrier qui pour une raison ou une autre déplaît au patron ou à l’État.
Pour ce qui est de la fameuse journée de huit heures — la gloire et l’orgueil de la Russie des Soviets — elle est déterminée par le paragraphe 96 du Code du Travail, et est pratiquement détruite par le paragraphe 106 de ce même Code qui déclare que les heures supplémentaires peuvent être admises « en cas d’exécution de travaux nécessaires pour la défense de la République et pour échapper à des dangers et cataclysmes sociaux ; en cas d’exécution de travaux de caractère public, tels l’éclairage, la canalisation, l’assainissement, les transports, les services des P. T. T.… ; dans le cas où il est nécessaire de conclure un travail commencé, mais qui n’a pu être terminé à temps pour des raisons de manque de matériel ; en cas d’exécution de travaux temporaires, tels les réparations et la restauration de mécanismes et de structures quand leur abandon mènerait à une cessation de travail pour un grand nombre d’ouvriers. » Il va sans dire que les heures supplémentaires en Russie ne sont pas l’exception mais bien la règle générale dans presque toutes les usines et dans tous les ateliers
D’un côté la Nouvelle Politique Économique a « libéré » les syndicats dans le sens que l’ouvrier n’est pas obligé, à présent, comme avant, d’être membre d’un syndicat ; d’un autre côté, pourtant, cette émancipation est, comme le reste, nominale et sur le papier seulement. La création de syndicats autres que les syndicats officiels est maintenant possible ! Mais le paragraphe 155 nous dit que toute organisation économique qui m’est pas enregistrée au Conseil (local) des Syndicats « n’a pas le droit de s’intituler syndicat professionnel ou industriel et ne peut pas s’approprier les droits de ce dernier. »
Ici encore, les bolchevistes ont leur bouche pleine de la « liberté des syndicats » — ce qui signifie bien qu’ils n’étaient pas libres durant les quatre années de régime communiste — mais en fait aucun groupe d’ouvriers ne peut organiser un syndicat s’il n’est enregistré quelque part… et ce « quelque part » est, évidemment, la queue de l’engrenage bolcheviste.
Les syndicats ne sont pas libres en Russie : cela est encore plus clairement démontré dans le paragraphe 160 où sont définies les fonctions du Comité d’Usine qui, comme toujours, n’est pas un organisme indépendant mais bien « la cellule de base du syndicat dans l’entreprise ». Le Comité d’Usine doit coopérer « au développement normal de la production dans les entreprises d’État et participer par l’intermédiaire des syndicats correspondants dans la réglementation et l’organisation de l’économie nationale. »
Il est donc de nouveau clair que les syndicats sont obligés par l’État de coopérer avec lui dans l’organisation de l’industrie… même si ce développement de l’industrie était dirigé contre les intérêts de la classe ouvrière.
Mais cette « liberté » disparaît tout à fait et se transforme en service obligatoire d’État quand nous lisons le paragraphe 175 qui dit que les décisions de la Cour d’Arbitrage, si elles ne sont pas exécutées par l’une des parties contractantes (c’est-à-dire, par les ouvriers, par exemple), sont transmises aux Tribunaux Civils : les décisions finales de ces Tribunaux doivent être obligatoirement mises en exécution.
C’est donc bien clair. Comme jusqu’ici, le mouvement ouvrier russe est fortement enchaîné dans les anneaux habilement entortillés du système obligatoire d’État et couverts à peine d’un ou deux paragraphes-feuille-de-vigne sur la liberté des syndicats.
La liberté du commerce n’a pas introduit la liberté du travail, et la Nouvelle Politique Économique, tout en introduisant les méthodes bourgeoises et l’idéologie bourgeoise, a suivi aussi très attentivement le principe capitaliste — déployé sur l’échelle étatique — de tenir l’ouvrier dans son étreinte, d’empêcher le développement de son initiative et de son aspiration vers la liberté d’action et vers la liberté d’organisation.
V
Il nous reste à dire quelques mots sur les différentes « libertés » dont les démocraties occidentales aiment à s’affubler : liberté de la parole, liberté de la presse, liberté de la pensée. Certes, nous savons tous très bien que ces libertés sont, tout au plus, des falsifications démocratiques : ce sont toujours des libertés comparatives. Nous sommes bien plus déterminés en Russie : nous nous sommes débarrassés, dans ce pays, de ces compromis, de ces demi-mesures, de ces réformes… il n’y a pas de trace de liberté de parole, de liberté de la presse et de liberté de pensée en Russie.
Le système du monopole d’État a englobé non seulement la production et la distribution des matières premières nécessaires pour la vie, mais aussi la production et la distribution des nécessités intellectuelles et spirituelles de la vie. Tandis que la Nouvelle Politique Économique a introduit un certain allègement par le relâchement de l’étreinte étouffante du monopole d’État sur les nécessités matérielles de la vie — une étreinte qui a failli étrangler la population — cette nouvelle Politique ne s’est certainement pas répandue sur les besoins intellectuels et spirituels de la vie, excepté par l’introduction d’une série de succédanés illusoires.
La liberté de la parole, par exemple. Il est impossible, jusqu’à ce jour, pour un groupement quelconque de révolutionnaires, qu’ils soient anarchistes, syndicalistes ou de toute autre tendance socialiste, de louer une salle pour une conférence ; toutes les salles sont sous le contrôle du Soviet municipal et aussitôt que vous remplissez le formulaire nécessaire pour l’obtention de la salle, vous pouvez être sûrs d’un refus catégorique.
D’un autre côté, le succédané innocent de liberté sous la forme de conférences sur l’art, sur la philosophie abstraite, sur les problèmes sexuels, etc., fleurissent et donnent l’impression d’une liberté complète d’expression qui est admirée par les visiteurs communistes venant de l’étranger. Tous ceux qui viennent à Moscou pour un court laps de temps, s’en retournent enthousiasmés par les larges libertés de parole qu’ils avaient constaté durant leur visite. Mais ils étaient certainement incapables de trouver une conférence ou une réunion organisée par des révolutionnaires. Il y avait encore possibilité, auparavant, de parler et de discuter dans les quelques clubs anarchistes qui existaient alors. Mais depuis la destruction complète des activités anarchistes et anarcho-syndicalistes, destruction qui se répandit, naturellement, jusqu’aux clubs eux-mêmes, il n’y a absolument aucune possibilité de se faire entendre.
Dans les réunions convoquées par les syndicats ou par le parti dirigeant les défenseurs même les plus pacifiques et les plus bienveillants de l’anarchisme ne reçoivent pas le droit de participer aux débats, et si, par accident, un camarade obtient l’occasion de dire quelques mots, il est bien vite dénoncé aux autorités par les mille et un fonctionnaires qui pullulent à ces réunions et qui, à leurs fonctions officielles ajoutent celles, bien plus lucratives, d’agents secrets de la Tchéka.
La « liberté » de la presse est dans un état encore plus lamentable. Pendant que le succédané de liberté de parole existe sous la forme de conférences cubistes et de débats philosophiques innocents, les règlements sévères sévissant pour la presse rendent ces sortes de succédanés pour la presse hors de question. Très souvent des publications officielles, issues des bureaux du gouvernement, et portant le visa officiel de la censure, sont subséquemment confisquées comme « hérétiques » et « subversives ».
Pour ce qui concerne la propagande révolutionnaire par le livre ou la brochure, ses possibilités sont tombées à un minimum imperceptible. L’histoire du « Golos Truda » est remplie de ces difficultés. L’Histoire des Bourses du Travail de Pelloutier a été interdite ; de même L’Étatisme et l’Anarchie de Bakounine ; de même la brochure d’Oerter sur le Syndicalisme parce que « elle pourrait être facilement achetée par les ouvriers » ; le livre de notre camarade Borovoy sur Dostoïevsky a été découpé par le Censeur qui y voyait à chaque ligne des fantômes anti-bolchévistes pour la seule raison, probablement, que l’auteur du livre est anarchiste. Une tentative de publier un petit bulletin bibliographique a été empêchée par la Censure. La Censure doit sanctionner non seulement la publication de livres, mais aussi celle de revues, de journaux, de manifestes, de placards, d’annonces… en un mot de tout ce qui est imprimable.
La seule presse permise est celle qui a la sanction officielle de l’État. Que ce soit la médecine ou la philosophie, la littérature ou les beaux-arts, la politique ou la science, la bénédiction du Département intéressé de l’État est indispensable avant que l’œuvre soit publiée. Puis alors vient le Grand Inquisiteur — le Censeur — qui avec son crayon bleu en main, souvent passe outre même la sainte bénédiction de ces Départements d’État et biffe de droite et de gauche, sans rime ni raison, sans logique et sans le sens commun.
Mais ce n’est pas seulement la liberté de publication qui n’existe pas ; la liberté de lire n’existe pas non plus. Comme il n’y a d’autre presse en Russie que la presse officielle, nombre de citoyens naïfs se tournent vers l’Europe pour leur nourriture intellectuelle. Mais par un décret du gouvernement Soviétique, quiconque désire recevoir des livres ou des journaux de l’étranger doit, d’abord, recevoir la permission d’une commission extraordinaire spécialement créée pour ce but, et envoyer son nom et adresse… à la Tchéka ! Et dans le but de saisir la littérature qui pourrait se faufiler illégalement de l’étranger par dessus la tête de cette commission, des censeurs spéciaux sont attachés au bureau de poste de Moscou et de Pétrograd qui, à part leur pratique dans l’art d’escamoter les lettres, — ce qui est un phénomène régulier en Russie — ont pour devoir de saisir tout livre ou journal « contre-révolutionnaire » qui serait envoyé de l’étranger à une adresse non autorisée.
Ces censeurs — la plupart d’entre eux des fanatiques illettrés, et souvent littéralement des imbéciles — abondent dans les départements de l’éducation et de la censure de la Russie des Soviets !…
VI
Il nous reste à chercher encore une dernière liberté en Russie — c’est celle de la liberté de pensée !
Les lecteurs pourraient croire que j’exagère ou que je falsifie les faits en peignant sous des couleurs si sombres la situation actuelle de la Russie. Je ne puis qu’affirmer que mes impressions que j’ai tâché de transmettre au lecteur ne sont pas les impressions d’un touriste, mais se basent sur des faits que j’ai vécus moi-même et sur l’expérience acquise par une participation quotidienne dans la vie du pays dès le premier jour de la Révolution. Et si je parle maintenant de l’absence de la liberté de pensée, cela signifie exactement que l’on est forcé en Russie — tout au moins extérieurement — de penser comme pense l’État, ou pour le moins d’agir comme si l’on pensait dans la même direction que l’État.
Ainsi, vous êtes obligé de penser que vous êtes partisan de la Révolution telle que le Parti Communiste se l’imagine ; et s’il n’existe pas encore de méthode scientifique qui puisse déceler la pensée de quelqu’un, on vous fait agir comme si vous aviez été dicté par une telle pensée. Acceptez-vous la Révolution et ses développements ? Soussignez-vous aveuglément à tout ce qui s’est passé en Russie ? Êtes-vous heureux à la pensée que cinq ans d’activités révolutionnaire ont passé depuis le 6 novembre 1917 et que ces années doivent être célébrées avec enthousiasme ?
Vous pouvez ne pas être tout à fait d’accord avec cela, mais le gouvernement prendra bien ses mesures pour que chaque citoyen, par un signe extérieur quelconque, démontre qu’il sent et pense comme lui.
Voici l’ordre publié par le Soviet de Moscou pour les fêtes en l’honneur du Cinquième Anniversaire de la Révolution de Novembre. Je donne la traduction fidèle et complète du document :
[|
du soviet des ouvriers et paysans
de Moscou
(publié dans les Izvestia du Département
Administratif du Soviet de Moscou en date
du 27 octobre, 1922, N° 116)
_Concernant le flottement des drapeaux
de la R. S. F. S. R. durant les fêtes
prolétariennes.|]
1. Toutes les administrations des maisons sont obligées, les jours fixés par le Pouvoir des Soviets pour la célébration d’événements révolutionnaires et ceux de fêtes prolétariennes, de décorer leurs maisons avec les drapeaux de la R. S. F. S. R. de couleur rouge. La longueur de l’étoffe ne doit pas être moindre de 1½ archines, et celle du bâton pas moins de 2 archines.
2. Les drapeaux doivent être arborés au-dessus des portes des maisons ou doivent être fixés aux murs extérieurs des maisons mais de façon à ne pas empêcher la circulation des passants.
3. Cet ordre doit être mis en exécution par le Département Administratif du Soviet de Moscou.
4. Les représentants responsables des administrations des maisons, coupables d’infraction à cet ordre sont passibles d’une amende n’excédant pas l0.000 roubles [[Émission de 1922, c’est-à-dire 100 millions de roubles d’avant 1922.]] ou du travail obligatoire pour une période n’excédant pas deux semaines.
(Signé)
Secrétaire du soviet de Moscou
Durant les festivités qui approchent [[Le cinquième anniversaire de la Révolution de novembre 1917.]](5) les drapeaux devront être arborés pas plus tard qu’à 6 heures du soir, le 6 Novembre, et sur chaque façade.
J’avais l’honneur exceptionnel d’être expulsé de la Russie ce même jour et à cette même heure — à 6 heures, le 7 novembre 1922 mais je suppose que toute la ville — tout le pays — fut réglementairement pavoisé avec des drapeaux et des bâtons de la longueur officielle… et que bien peu risquèrent le travail obligatoire comme compensation pour oser penser autrement…
Des commentaires sont-ils encore nécessaires sur la liberté de pensée en Russie ?
[|* * * *|]
Voici, esquissé à la hâte et avec concision, ce que j’ai vu à Moscou durant la quinzaine de jours pendant lesquels j’eus « liberté de mouvement » à mon retour à Moscou, et durant les six jours de grâce que j’obtins de la Tchéka pour arranger mes affaires privées avant de partir pour l’exil.
Je passai la frontière de la Russie des Soviets le 7 novembre 1922, le grand anniversaire du Grand Jour de 1917 quand tous nos cœurs battirent à l’unisson et acclamèrent l’avènement de l’Émancipation du Travail !
Mais ce jour n’est pas encore arrivé pour la Russie. La lutte pour l’Émancipation de la classe ouvrière est encore à entreprendre. Et au lieu de Nouvelles Politiques économiques — vieux ennemis que nous découvrons sous des masques qui n’ont guère changé — préparons-nous plutôt à une Nouvelle Révolution Économique qui balayerait charlatanisme et fraude politiques, et installerait le Travail dans ses pleins droits.
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