La Presse Anarchiste

Le Cinquantenaire d’un Poète maudit : Albert Glatigny

« Comé­dien avec pas­sion, rimeur par nature et tel­le­ment en dehors de la foule, qu’il parais­sait presque lui-même être la créa­tion chi­mé­rique d’un poète, plu­tôt qu’un homme de chair et d’os, c’était, à vrai dire, une figure d’un autre âge, éga­rée en un temps pro­saïque : Bohème, non pas comme Mur­ger, mais comme Panurge : acteur, non pas comme nos hono­rables de la scène, mais comme l’Étoile ou la Ran­cune ; poète que le sort fit par une étrange anti­thèse contem­po­rain de M. Paille­ron, et parent des grands artistes de la pléiade. Tout en lui était har­mo­nique ; sa poé­sie si écla­tante, son per­son­nage si étrange et d’un tel relief, sa vie qui était tour à tour une ode de Ron­sard ou un cha­pitre de Pan­ta­gruel : Tant il était né pour échap­per à nos vul­ga­ri­tés ! » Tel fut Albert Gla­ti­gny d’après Camille Pelletan.

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Le poète naquit en 1839. Son père était gen­darme (la gen­dar­me­rie a tou­jours joué un grand rôle dans la vie de Gla­ti­gny). Gla­ti­gny gamin fut un gavroche vadrouilleur. Nous le voyons appa­raître en 1852, lorsque Napo­léon III ins­tau­ra le nou­vel empire. Les repré­sen­tants du peuple, com­plè­te­ment affo­lés par la bru­ta­li­té du coup d’État, étaient venu se réunir à la mai­rie du Xe arron­dis­se­ment ; or, le vicomte de ***, dont l’épouvante agis­sait sur la ves­sie, allait à chaque ins­tant dans un coin de la cour ; le jeune Gla­ti­gny, qui assis­tait à ce manège au pre­mier rang des badauds, ne put alors s’empêcher de lui crier : « Ah ! ça ! est-ce que vous croyez qu’on éteint les coups d’État comme Gul­li­ver étei­gnait les incen­dies ? »[[ Hugo : His­toire d’un crime, p. 80, E. Hugues, édit.]]. Mais le poète n’était pas for­tu­né, il lui fal­lut se mettre au tra­vail. « Après avoir été saute-ruis­seau chez un notaire ou un huis­sier, puis appren­ti typo­graphe, Gla­ti­gny s’était brus­que­ment décou­vert un irré­sis­tible pen­chant pour le métier de comé­dien. Ça n’avait pas traî­né ; la pre­mière troupe de pas­sage qui s’était pré­sen­tée avait fait son affaire. Enga­gé pour jouer les uti­li­tés et, au besoin, pour rem­plir l’emploi de souf­fleur, il s’était mis en route. Des années durant il devait ain­si déam­bu­ler de ville en ville, par­cou­rant toute la France, du nord au Sud. D’esprit inven­tif et tra­vaillant avec une pro­di­gieuse faci­li­té — faci­li­té qui devait lui nuire d’ailleurs en l’amenant à pro­duire trop vite, — il écri­vait des pièces, comé­dies ou drames, que lui-même et ses cama­rades inter­pré­taient devant un public d’occasion. Le plus immé­diat résul­tat de ce sur­me­nage fut une fièvre céré­brale qui faillit l’emporter. À peine a‑t-il échap­pé à ce dan­ger qu’il en court un autre : Gla­ti­gny, poète, comé­dien et souf­fleur, se prend d’un amour roma­nesque pour l’étoile de la troupe. Le sang coule. La belle ne répon­dant pas à ses brû­lantes décla­ra­tions, il se déci­da à mou­rir : s’armant d’un cou­teau — pas très grand — en pré­sence de l’inhumaine, il se frap­pa la poi­trine à coups déses­pé­rés. Un cri a reten­ti. Gla­ti­gny serait-il mor­tel­le­ment bles­sé ? Non, le cou­teau vient seule­ment de se refer­mer, cou­pant traî­treu­se­ment le pouce du mal­heu­reux amant [[Alphonse Séché : Les Poètes-Misère, pp. 41 – 42, L. Michaud, éd.]] ». Dégoû­té du théâtre, momen­ta­né­ment, Gla­ti­gny vient alors à Paris. C’est la misère. Pour ne pas mou­rir de faim il repart dans une troupe ambu­lante. Après quelques tour­nées il revient encore à Paris. Il y fait la connais­sance de Manet, de Bau­de­laire, de Catulle Men­dès, etc… Men­dès réunis­sait les jeunes artistes dans les bureaux de la Revue fan­tai­siste. « C’était là, racon­tait-il, que tous les jours, l’après-midi, vers trois heures, venaient Théo­dore de Ban­ville, nous offrant, dans sa bon­té de jeune maître, les éblouis­se­ments de sa verve lyrique et pari­sienne ; Charles Asse­li­neau, aux che­veux doux, longs, déjà gris, ayant aux lèvres ce sou­rire iro­nique et tendre que Nodier seul avant lui avait eu ; Léon Goz­lan, qui dai­gnait nous prê­ter l’appui de sa renom­mée ; Charles Mon­se­let, Jules Noriac, Phi­loxène Boyer et Charles Bau­de­laire, svelte, élé­gant, un peu fur­tif, presque effrayant à cause de son atti­tude vague­ment effrayée, hau­tain d’ailleurs, mais avec grâce, ayant le charme atti­rant du joli dans l’épouvante ; là aus­si, Albert Gla­ti­gny, un poing sur la hanche, nous réci­tait, ayant aux lèvres son sou­rire de jeune faune amai­gri par les ten­dresses des nymphes, ses amou­reuses strophes aux rimes reten­tis­santes comme de francs bruits de bai­sers [[Fer­nand Cler­get : Vil­liers de l’Isle-Adam, p. 32, L. Michaud, éd.]]. » Gla­ti­gny consi­dé­rait Théo­dore de Ban­ville comme son maître et une grande ami­tié ne ces­sa de lier ces deux poètes. L’auteur des Odes funam­bu­lesques défi­nis­sait ain­si son élève :

Ce grand corps vrai­ment maigre et que nul lard ne barde,
C’est Albert Gla­ti­gny, comé­dien et barde.

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Gla­ti­gny voya­gea beau­coup. Il visi­ta tous les recoins de la France. Il fut atteint, comme le remarque le Mer­cure de France « du malaise ambu­la­toire dont souf­frirent, sous des formes diverse, Ner­val et Rim­baud. » Pour un oui, pour un non le voi­là par­ti. « Il passe sur le grand che­min, un bâton à la main, une miche de pain sous le bras…, il couche dans les granges. Il mesure les étapes, faute de montre, au temps qu’il met à lire tel jour­nal. Il est si grand que son nez s’accroche aux branches des syco­mores ; il est si maigre, que ses habits étroits flottent autour de ses os, comme la brume cré­pus­cu­laire autour des peu­pliers de la val­lée… Un cha­peau poin­tu, qui a eu des mal­heurs, allonge encore sa tête longue… [[M. Guy Chas­tel, Mer­cure de France, 15 mars 1923.]] » Comme unique ami il emmène avec lui un petit chien, car il adore les bêtes. C’est tout d’abord Tou­pi­nel, « un petit grif­fon qu’il logeait dans la poche de sa redin­gote, à l’endroit où l’on met d’ordinaire un por­te­feuille, et qu’il fai­sait dîner, gra­ve­ment, devant lui, au café Far­nié, à Bayonne, quand, par hasard, il dînait lui-même [[M. Hen­ry Spont, l’Ère nou­velle, 25 mars 1923.]]. » Puis c’est Cosette, la petite chienne qu’a immor­ta­li­sée André Gill dans un de ses des­sins gogue­nards et ner­veux [[forte illus­trant le Jour de l’An d’un vaga­bond, pp. 33 – 34. Lemerre, éd.]]. Par­mi les contrées qu’il tra­verse, Gla­ti­gny affec­tionne les Pyré­nées. Il aime Bayonne et Pau. Il écrit à Ban­ville : « Je suis dans un rêve à Pau : de la ver­dure, du soleil, et, à l’horizon, de la neige qui égaie. Nice est la rue Mau­buée auprès de cela. » Il s’enfonce en pleine mon­tagne et pousse des cris d’admiration. Hélas, sa bourse est tou­jours vide. Les enga­ge­ments sont médiocres. Mais il accepte tout en phi­lo­sophe. Écou­tez-le : « Hier j’ai ser­vi de guide à une bande d’Anglais qui vou­lait aller au pic d’Arbizon. J’en avais éga­le­ment envie. Mes Anglais, épa­tés, m’ont abreu­vé tout le long de la route, et le chef de la bande a vou­lu me col­ler cin­quante balles. Je n’ai pas hési­té, je les ai prises tout de suite. Voi­là ce que c’est que de fumer sa pipe en blouse devant la porte des auberges ! [[Lettres de Gla­ti­gnv à Ban­ville, Mer­cure de France, 15 mars 1923.]] ».

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Lorsqu’il demeu­rait quelque peu à Paris, Gla­ti­gny était dans une misère encore plus pro­fonde. Il se conten­tait de repas infimes et ache­tait quelques livres (c’était sa pas­sion), puis, de temps en temps, il allait dîner chez un ami afin de remettre d’aplomb son esto­mac. Cosette était natu­rel­le­ment de toutes les par­ties. Cepen­dant, las­sé de se nour­rir de pain et d’eau, il entre­prit d’exploiter un de se dons : la faci­li­té d’improvisation. Sur la scène de l’Alcazar, il com­po­sa des poèmes avec toutes les rimes que les spec­ta­teurs se met­taient en tête de lui envoyer. Il eut tout d’abord un gros suc­cès Mais peu à peu le public se las­sa et Gla­ti­gny repar­tit en pro­vince. « Job Lazare le vit un jour débar­quer, je ne sais plus trop dans quelle sous-pré­fec­ture : son long torse était ser­ré dans un mau­vais pale­tot. Ses inter­mi­nables jambes se mor­fon­daient dans un pan­ta­lon beau­coup trop large, et ses pieds déme­su­rés, chaus­sés de vieux sabots, bat­taient le pavé en cadence. Quant à son chef, il était majes­tueu­se­ment recou­vert d’une cas­quette per­cée en plu­sieurs endroits [[Alphonse Séché, op. cit., p. 44.]] ».

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C’est, sans doute, dans un accou­tre­ment sem­blable que Gla­ti­gny débar­qua en Corse, un beau matin, pour aller jouer sur une scène de Bas­tia. Mais, au lieu de se lais­ser caho­ter au trot de la dili­gence Corte-Ajac­cio, il vou­lut conti­nuer sa route à pied et admi­rer avec plus de tran­quilli­té la ver­dure exu­bé­rante du maquis. Mal lui en prit. Car, à Boco­gna­gno, alors qu’il savou­rait un ver­mouth dans une petite hôtel­le­rie, un bri­ga­dier de gen­dar­me­rie, Thes­sein, lui mit la main au col­let. L’illustre poli­cier, hyp­no­ti­sé par la récom­pense pro­mise pour la cap­ture d’un cri­mi­nel dan­ge­reux, avait cru recon­naître en Gla­ti­gny, le mal­fai­teur recher­ché. Notre poète pro­teste, crie. Rien n’y fait. Il est jeté dans un cachot, on lui met les fers, et on l’abandonne pen­dant deux jours dans cette triste situa­tion, pen­dant que Cosette le défend contre les rats. Enfin on le fait sor­tir dans la cour, on le fouille, et on lui fait subir un inter­ro­ga­toire mémo­rable. Lais­sons la parole à Glatigny :

« — Quand êtes-vous venu en Corse et comment ?

— J’y suis venu il y a un mois avec la troupe du théâtre de Bastia.

— Vous men­tez. Tout se passe en ordre dans un régi­ment. Et qu’est-ce que ce Vau­dron dont vous avez une lettre ?

— Ce n’est pas Vau­dron, c’est Autran.

— Qu’est-ce qu’il fait ce Vaudron ?

— Il est académicien.

— Ah ! aca­dé­mi­cien ! encore une de vos pro­fes­sions, vous en chan­gez sou­vent. Hier, vous m’avez dit que vous étiez acteur, puis après ça comé­dien, puis article dra­ma­tique.

— Mais tout cela c’est la même chose.

— Allons donc ! Puis vous êtes homme de lettres, aus­si. Où est votre diplôme ?

— Il n’y en a pas.

— Ah ! ma femme qui est ins­ti­tu­trice, en a un. Ah ! ah ! oui, vous êtes un scé­lé­rat dan­ge­reux ! Et qu’est-ce encore ce Pamphile ?

— C’est M. Théo­dore de Ban­ville, poète lyrique.

— Ils ont tous des métiers dont on n’a jamais enten­du par­ler, fait le spi­ri­tuel bri­ga­dier de Pal­ne­ra… [[Albert Gla­ti­gny, Le Jour de l’An d’un vaga­bond. Lemerre, éd.]] » Et l’interrogatoire conti­nue sur ce ton, et ce mal­heu­reux Gla­ti­gny est de nou­veau enfer­mé dans son cachot. Enfin, au bout de quelques jours le glo­rieux gen­darme Thes­sein, rem­pli d’orgueil, se décide à faire conduire son pri­son­nier à Ajac­cio. Hélas quand le bri­ga­dier vint récla­mer sa récom­pense, il dut se conten­ter de… quinze jours d’arrêt.

Gla­ti­gny fut un mois avant de réha­bi­tuer ses pieds endo­lo­ris au port du sou­lier. Lorsqu’il quit­ta la Corse sa san­té était plus mau­vaise que jamais. Cepen­dant en 1870, il fit la connais­sance d’une jeune fille qui se don­na pour tâche d’adoucir la fin du poète. D’origine amé­ri­caine Enmia Den­nie avait fui l’invasion alle­mande et s’était réfu­giée en Nor­man­die. C’est là que les jeunes gens se ren­con­trèrent. Gla­ti­gny, à cette époque, n’était pas beau. Ana­tole France nous le décrit : « Un grand et maigre gar­çon à longues jambes ter­mi­nées par de longs pieds. Ses mains, mal emman­chées, étaient énormes. Sur sa face imberbe et osseuse s’épanouissait une grosse bouche lar­ge­ment fen­due, har­die, affec­tueuse. Les yeux, retrous­sés au-des­sus de pom­mettes rouges et saillantes, res­taient gais dans la fièvre ». Emma Den­nie ne vit en lui que le poète mal­heu­reux, déjà presque ago­ni­sant, et elle vou­lut deve­nir sa femme. Ils s’installèrent à Sèvres.

Gla­ti­gny, qui se voyait mou­rir à petit feu, put enfin goû­ter à une affec­tion sans borne.

Ses lettres à ses amis sont tou­chantes. Il décrit ces longues nuits sans som­meil, où mal­gré l’haleine deve­nue putride du malade, mal­gré le corps bai­gné de sueur au point d’être obli­gé de chan­ger cinq ou six fois de linge, mal­gré les dou­lou­reuses quintes de toux, la jeune femme le ser­rait dans ses bras et le récon­for­tait [[Voir lettres citées par Léon Treich, les Nou­velles lit­té­raires, 17 mars 1923.]]. Mais rien n’y fit. Le16 avril 1873, ron­gé par la phti­sie, per­clus de rhu­ma­tisme, aux trois quarts aveugle, Gla­ti­gny mou­rut, à peine âgé de trente quatre ans. Emma Den­nie ne devait lui sur­vivre que de quelques mois.

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L’œuvre de Gla­ti­gny ? Oh ! Je ne dirai pas qu’elle est extra­or­di­naire. Sa tenue trop par­nas­sienne nous glace un peu par sa froi­deur de marbre. Il aime la sono­ri­té des syl­labes et la régu­la­ri­té des rythmes. Le voi­ci, fai­sant par­ler la Beau­té, impas­sible et immobile :

… Moi, cepen­dant, gar­dant ma sévère attitude,
Dans mon iso­le­ment et dans ma solitude,
Je res­te­rai sans cesse, avec mon fier dédain,
Avec mes bras croi­sés, avec ma hanche lisse.
Avec mon front que rien n’assombrit et ne plisse,
Comme un marbre dans un jardin.
Sous les plus chauds bai­sers, mes chairs reste-
[ront froides
Et rien ne flé­chi­ra mes conte­nances roides ;
Mes bras seront de neige et ma cri­nière d’or ;
Rien, jamais, ne fon­dra cette glace indomptée ;
Oh ! mor­tels, le sculp­teur ani­ma Gai athée
Lorsque les Dieux vivaient encor !…

Il est l’amoureux enthou­siaste de la forme, de la belle forme sculp­tu­rale et pleine :

Les phti­siques amants de nos lâches poupées
Recu­le­raient devant ce corps rude et puissant…

Il faut se sou­ve­nir que Gla­ti­gny fut l’élève de Ban­ville. Pour eux la rime est une déesse omni­po­tente. D’où par­fois des che­villes. Mais Ros­tand ne devait-il pas s’écrier, plus tard :

Apprends que les beaux vers, comme les belles
[ filles.
Laissent négli­gem­ment paraître leurs chevil-
[les [[Edmond Ros­tand, La der­nière nuit de Don Juan.]].

Et, ces res­tric­tions faites, on peut admi­rer Gla­ti­gny pour son verbe puis­sant, pour ses images curieuses et pour son sen­ti­ment très vif de la beau­té. Ses Vignes folles, ses Flèches d’or, regorgent de beaux vers. Ses petites pièces sont spi­ri­tuelles et méri­te­raient de revoir la scène. Le pauvre Gla­ti­gny en était fier : « Un jour il assis­tait à la repré­sen­ta­tion d’une pié­cette de lui Le Bois, une œuvre char­mante, et comme il applau­dis­sait d’enthousiasme : — “Tiens toi donc, tu te fais remar­quer” » lui a dit un ami. Et Gla­ti­gny de répondre : — “Ne suis-je pas spec­ta­teur ? Je vois une jolie pièce, bien jouée, je l’applaudis”. Tout Gla­ti­gny est là » [[Alphonse Séché, op. cit., p. 43.]]. Gla­ti­gny avait rai­son d’affirmer son talent. Et la Gloire, dont les bras sont assez accueillants pour lais­ser venir à elle un Jean Aicard, aurait dû conser­ver une petite place, dans son giron, pour le Poète miséreux.

[/​Maison d’arrêt d’Aix.

Georges Vidal./​]

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