La Presse Anarchiste

Le Peuple élu de Dieu

[/​« Nous nous enor­gueillis­sons d’être supérieurs,

par notre âme immor­telle, à des singes

qui ont sou­vent plus d’esprit que nous. »

Le Prince de Ligne./]

Bien qu’il les eût créés à son image, et qu’il se fût réjoui, au sixième jour, d’avoir ain­si usé de sa toute puis­sance, « l’Éternel vit que la méchan­ce­té des hommes était grande sur la terre et que toutes les pen­sées de leur cœur se por­taient chaque jour uni­que­ment vers le mal ». (Genèse, 6, 5.) Et il s’affligea, consi­dé­rant leur vani­té, leur vio­lence, leur aveu­gle­ment et leur saleté.

Alors, les trou­vant indignes de lui, il ima­gi­na de choi­sir, par­mi tous les ani­maux qu’il avait for­més avant l’homme, une espèce très nom­breuse à qui il pût confier la tâche sub­tile de châ­tier les cor­rom­pus dans leur empor­te­ment et leur orgueil mêmes, et de leur rendre ain­si leur sim­pli­ci­té première.

L’histoire de cette espèce était extra­or­di­naire. C’était le matin du sixième jour. L’Éternel rem­plis­sait la terre d’animaux vivants selon leur espèce. Et il arri­va enfin à cette espèce d’animaux qui devant être la der­nière. Et ses mains la pétris­saient selon son espèce, quand tout à coup l’Éternel Dieu conçut l’idée de créer un être à son image. Il se plut à cette idée, s’y atta­cha et la médi­ta si pro­fon­dé­ment que, sans prê­ter atten­tion à l’œuvre de ses mains, il avait com­men­cé de don­ner à ces ani­maux sa forme incom­pa­rable et divine. Bien­tôt pour­tant, il remar­quait son ouvrage. Alors il l’avait aban­don­né, ne l’achevant pas, pour entre­prendre l’homme. Et c’est pour­quoi, évo­quant gros­siè­re­ment l’Éternel, cette espèce res­sem­blait à l’espèce humaine. Mais l’homme ne la connais­sait point parce que les êtres de cette espèce n’avaient point encore quit­té les forêts impé­né­trables que Dieu leur avait don­nées pour cacher leur laideur.

L’Éternel Dieu appe­la donc tous les êtres selon cette espèce incon­nue de l’homme. Il dit : « Venez tous et ensemble là où je désire que vous veniez. » Et il fit une immense plaine, à l’Occident, pour que tous, en même temps et ensemble, pussent paraître à ses yeux et en tendre sa voix.

Et cela fut ain­si. Tous les êtres selon cette espèce quit­tèrent pour la pre­mière fois les forêts impé­né­trables. Il y en avait de très grands, de moyens, et de tout petits. Il y en avait de très vieux (de l’âge auquel Métu­sche­lah mou­rut), et aus­si de vieux, et de très jeunes, et même des enfants, accro­chés aux mamelles de leurs mères, et qui se lais­saient traî­ner sur le sol. Le museau des uns était épa­té, ou plat, et immo­bile ; celui des autres allon­gé et sans cesse fré­mis­sant. Tous avaient les mêmes yeux vifs, petits, bri­dés et pleins de larmes. Ils des­cen­daient des arbres en s’aidant de leur queue, bon­dis­saient comme des tigres de l’Orient, sau­tillaient comme des femmes, ou cou­raient à la manière des cha­meaux rapides. Il en venait de toutes les forêts du monde, de celles de Cush et de celles de Nod, de celles qui entourent l’Éden, et de celles du Nord et de celles du Sud. Et dans la four­rure de ceux qui venaient du pays de Havi­la brillaient des paillettes d’or.

L’aspect de cette troupe innom­brable était hor­rible à contem­pler. Et l’Éternel Dieu dit :

« Je vous ai cou­verts de lai­deur, et ce n’était pas sans arrière-pen­sée. À pré­sent, je vous don­ne­rai ce que je n’ai point don­né à l’homme : vous pos­sé­de­rez l’intelligence. Car j’établis mon alliance avec vous. Si j’ai fait de l’homme le maître de la terre, je vous nom­me­rai mon peuple, et c’est vous que je pla­ce­rai à pré­sent entre moi et lui, fidèles gar­diens et ser­vi­teurs de ma volon­té sacrée. »

Dieu dit : « Voi­ci. Vous irez vers les hommes. Vous vous mêle­rez à eux. Et vous imi­te­rez par le main­tien du corps et l’aspect du visage tous leurs mou­ve­ments et leurs façons d’être. » Et il dit encore : « L’homme retrou­ve­ra dans vos gestes ceux qu’il a cou­tume de faire chaque jour et qui sont gui­dés par les pen­sées impures. Et la lai­deur qui vous couvre mar­que­ra plus cer­tai­ne­ment à ses yeux les méchantes et vaines appa­rences dont il aime à s’orner. Faites ce que je vous dis. »

Et cela fut ain­si : La troupe innom­brable se dis­per­sa ; et les ani­maux de cette espèce allèrent dans le monde entier vers les hommes qui ne les connais­saient pas. Et ils firent ce que l’Éternel Dieu leur avait com­man­dé. Il y en eut qui imi­tèrent ceux qui se paraient de peaux de bêtes et de la laine de leurs trou­peaux. Il y en eut qui imi­tèrent ceux qui, tenant un cha­lu­meau ou une harpe, croyaient en extraire des sons har­mo­nieux. D’autres imi­tèrent ceux qui dévo­raient des quar­tiers de viande, dont la graisse cou­lait le long de leur poi­trine ; d’autres, ceux qui s’accroupissaient pour reje­ter leurs excré­ments. Et il y en eut aus­si qui imi­tèrent ceux qui par­taient pour des com­bats en bran­dis­sant le fer et l’airain et en pous­sant des cris inar­ti­cu­lés ou blas­phé­ma­toires ; et il y en eut aus­si qui imi­tèrent ceux qui fai­saient l’amour en pous­sant les mêmes cris.

Les hommes consi­dé­rèrent avec stu­peur ces êtres incon­nus qui leur res­sem­blaient curieu­se­ment et accom­plis­saient, par le main­tien du corps et l’aspect du visage, tous les gestes humains. Puis, voyant la lai­deur de ces êtres et leur conte­nance grave, ils com­men­cèrent à rire, et se frap­pèrent les cuisses, et tapèrent leur der­rière sur le sol en signe de réjouis­sance. Puis, s’étant cal­més, ils réflé­chirent dans leur cœur. Et ils pen­sèrent : « Sans doute nous sommes faits à l’image de l’Éternel, puisque les ani­maux dont les formes se rap­prochent des nôtres s’efforcent de nous imi­ter. Louons, louons-nous d’être créa­tures si admi­rables ! Nous sommes les dieux de la terre ! »

Alors l’Éternel, enten­dant ces paroles, déci­da du déluge. (Genèse, 6, 6.)

[/​Claude Ave­line.

(Extrait de L’Homme de Pha­hère,

à paraître pro­chai­ne­ment aux éditions

de la revue « Les Humbles ».)/]

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