La Presse Anarchiste

Souvenirs sur Libertad

Notre courageuse cama­rade Jane Morand, qui fait actuelle­ment à la Mai­son Cen­trale de Rennes la grève de la faim, nous adresse la let­tre suivante :

Cher Colomer,

J’ai lu avec ravisse­ment ton « Roman des Ban­dits » dans la Revue n° 12.

Oui, tu as tracé un tableau mag­nifique de vie anar­chiste dans la société et mal­gré la société, allant encore et se con­tin­u­ant dans le corps des survivants.

Inspi­ra­tion grandiose et vibrante de vie et de vérité.

Je fus empoignée, à cause du sujet peut-être. Je te l’avoue, j’ai eu une immense sat­is­fac­tion de te voir exprimer aus­si saine­ment notre cher Libertad.

Il fut si sou­vent entouré de si piètre façon, et de gens si mesquins par­fois, lui si vaste, si vrai.

Je me suis sen­tie comme arrachée enfin aux étroitesses des Loru­lot et con­sorts… Au moins toi, tu as sen­ti sa rude mais saine école. Tu as com­pris qu’il s’attaquait au super­fi­ciel qui nous hante et nous gou­verne, à cet appar­ent con­ven­tion­nel, con­duisant l’homme à ne plus faire de tous les actes de sa vie qu’une pas­sion­nette for­mée de petits bouts rabi­bochée, réa­justés d’une même et uni­forme façon et pour tous. Et ce genre de mœurs con­ven­tion­nelle­ment préétabli s nous situe en face de polichinelles bien plus qu’en face d’hommes de fond.

Lib­er­tad a tra­vail­lé sur les cœurs et les cerveaux par un ensem­ble de gestes accom­plis par lui au milieu de nous et nous avec lui. Il fut un de ceux qui enseignent sans le paraître.

Si Lib­er­tad ne lais­sa rien der­rière lui, comme je lai enten­du dire par quelques néga­teurs d’évidences, plus grincheux que sincères, c’est moins à lui qu’à notre sécher­esse de cœur et d’esprit, à notre manque de générosité sincère et dés­in­téressée, au sens le plus strict du mot ; c’est à notre stéril­ité morale qu’il faut s’en pren­dre, c’est même à notre presque mau­vaise foi.

Il nous dépas­sait telle­ment tous ! Ses vues étaient si pro­fondes et si éten­dues et si sim­ples en même temps que nous ne le com­pre­nions pas, bien sou­vent. D’une générosité de cœur que pas un n’égalait, il allait, sans crainte ni pitié pour lui ni pour nos fac­tices faib­less­es, démolis­sant tous les arcs-boutants, étayant toutes nos for­mules de vie et que des grands hommes ou recon­nus comme tels appuyaient de toutes leurs autorités.

C’était à ne plus savoir à quoi s’accrocher, c’était à ne plus savoir où pos­er le pied à cause de lui.
Der­rière lui, il sem­blait que toute notre vie fac­tice allait s’effondrer. Il ne voulait accepter et nous faire accepter que ce qui fut vrai, sim­ple­ment vrai, tant dans la vie morale, sen­ti­men­tale, que dans la vie physique. Il ne niait pas le sen­ti­ment, mais il voulait que celui-ci lais­sât la place, toute la place, franche­ment, saine­ment, à la vie physique.

Il nous entraî­nait à ne marcher que sur un ter­rain ferme et solide­ment logique, mais il nous fal­lait nier toutes les beautés con­ven­tion­nelles for­mant la soi-dis­ant richesse du monde civilisé.

Un ter­rain que lui sen­tait rigide sous son poids mais que nous ne savions pas tou­jours voir et encore moins sen­tir. Ce solide, ce vrai dont il nous par­lait nous appa­rais­sait bien par­fois mal­gré nos âmes flot­tantes ou nos con­cep­tions voilées, mais le plus sou­vent nous échap­pait totale­ment, rede­ve­nait alors pour nous comme inex­is­tant parce que notre habi­tude du fac­tice, du faux con­venu, nous empêchait de voir, parce que l’habitude nous l’avait bien antérieure­ment fait oublier.

Il nous fal­lait avoir une bien ferme con­fi­ance en lui, mais ce n’était plus en rap­port avec les enseigne­ments du maître — com­ment ne pas avoir quand même con­fi­ance en lui que l’on sen­tait si pure­ment vrai en tous ses actes ?

Après le doute venu, les spé­ci­fiques logi­ciens, mais aus­si les plus étroits, lâchaient l’école. Ils avaient cessé de voir, de saisir l’exemple de la nou­velle vie ou, plus exacte­ment, de la vie vraie de l’homme. Et c’est ce qui fait dire à quelques-uns que Lib­er­tad n’a rien lais­sé après lui.

Les sec­taires, les moins dépourvus de cette petite van­ité qui fait tout l’homme de nos jours ; les faiblards, tou­jours pris de ver­tige quand ils ne peu­vent s’appuyer sur de vieilles tra­di­tions désuètes et vides de sens ; tous ceux-là et beau­coup d’autres encore préféraient nier ce grand néga­teur de toutes nos turpi­tudes sociales et nier aus­si son tra­vail, son œuvre, ce qui est pire. N’était-ce pas plus vite fait puisque l’on ne savait qu’opposer à son sys­tème d’assainissement encore et quand même.

— Où est son œuvre, me dis­ait un jour un de ces coupeurs de cheveux en quatre ?

— Son œuvre et colos­sale, lui dis-je. Où elle est ? Mais dans la peur qui vous saisit au ven­tre dès que l’on vous par­le de lui.

Tu le sais, il n’a pas seule­ment détru­it la sou­veraineté du peu­ple, il a aus­si détru­it la sou­veraineté des papes, base de tout l’ordre social actuel, il a détru­it toute insti­tu­tion qui n’ait une véri­ta­ble force naturelle et (sci­en­tifique­ment vitale.

Du moins, s’il n’a détru­it, son immense geste de vie nous a indiqué l’œuvre de destruc­tion à accomplir.

Il nous a enseigné la puis­sance du vrai, du naturel, dans la parole et dans tous les gestes de la vie. Il a nié toutes les fan­taisies des équilib­ristes met­tant leur savoir, toute leur sci­ence, toute leur force à jon­gler avec des mots vides de sens, et lais­sant de côté le geste, le seul qui compte pourtant.

C’est sur le geste résolu et raison­né, sur le geste qui embel­lit et ampli­fie l’être qu’il a voulu porter et qu’il a porté. Le geste, fonde­ment et base de vie.

Sans le geste, point de vie, la vie c’est le geste ; mais que ce geste soit alors puis­sam­ment homme et non plus geste mièvre de polichinelles fal­si­fi­ant la vie.

Plus de polichinel­lades ; des gestes humains, har­monieuse­ment humains, puis­sam­ment et sim­ple­ment humains.

Gestes de l’humain débar­rassé de for­mules établies avant lui et non pour lui. For­mules au cadre étroit qui assure une hiérar­chie des hommes maîtres de l’homme.

Geste débar­rassé des lâchetés sociales con­duisant l’homme à faire des gestes de soumis­sion, de bassesse et de fourberie d’une part, et des gestes hau­tains, grandil­o­quents et fourbes, d’autre part.

Gestes et for­mules con­ven­tion­nelle­ment faux n’ayant aucun rap­port avec les gestes que néces­si­tent la vie de l’homme. Gestes et for­mules niant l’homme, lui préférant le polichinelle, tuant ce que l’homme a d’humain en lui, de fon­cière­ment digne pour n’en con­serv­er que le fac­tice voulu par l’état social, pour la con­ser­va­tion de la société autoritaire.

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J’ai ten­té, comme tu vois, d’élargir un peu ta déf­i­ni­tion trop suc­cincte : « sage ». Nos actuels esprits ont été tournés et retournés par tant de fauss­es con­cep­tions, les men­tal­ités ont été à ce point défor­mées par l’éducation chré­ti­enne que le mot sage dit tout à la pen­sée ou bien peu.

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Oui, je fus réjouie, char­mée à la lec­ture de ta belle inspi­ra­tion. Un tour­nant brusque, fatal peut-être, m’a pour­tant heurtée.

Était-ce pour rester dans la réal­ité du tableau ? pour mieux attein­dre ton but : expli­quer les ban­dits trag­iques ?… C’est ce que je crois.

Après nous avoir esquis­sé la puis­sante joie de vivre que nous enseignait le Lib­er­tad péd­a­gogue, tu ne nous mon­tres plus que le plaisir de vivre de ceux qui le con­tin­u­ent, de ses enfants.

Ce diminu­tif le plaisir après la joie nous lais­serait croire que c’est par dilet­tan­tisme et non par con­vic­tion pro­fondé­ment sen­tie que l’homme tente de réalis­er sa vie d’anarchiste.

— « Ils ne voulaient pas plus être les bêtes de somme de la terre que les bêtes de repro­duc­tion de la race. Ne suiv­ant d’autre loi que le rythme du pur plaisir, ils restaient en tous leurs gestes har­monieuse­ment des joueurs. »

— Certes, on ne peut enfan­ter comme de vul­gaires bêtes subis­sant lour­de­ment la loi aveu­gle de la nature que les lois grossière­ment autori­taires et plus aveu­gles des hommes sont venues alour­dir encore. Et telle­ment que l’individu se voit dans la néces­sité de s’y sous­traire presque totale­ment, au lieu de les respecter sci­em­ment, ces lois naturelles et d’en jouir inten­sé­ment, en homme vrai et en har­monie avec elles.

N’y a‑t-il pas une joie puis­sante dans le désir de l’enfantement ? N’ajoute-t-elle pas encore à l’infini de la joie pre­mière que nous apporte l’amour ? N’est-elle, pas cette joie de l’enfantement, l’amplification, le com­plé­ment de la pre­mière qu’elle réper­cute à l’infini ?

Mais, pour con­sen­tir à cette joie finale et infinie, faut-il que toutes les cir­con­stances néces­si­tant l’acte s’y trou­vent réu­nies. Et c’est là où se trou­ve le tour­nant fatal.

La société broie l’homme. Avant même qu’il ait pu se réalis­er dans sa toute pre­mière essence, il est déjà hap­pé par le pub­lic ; ce moloch le guet­tant. Com­ment pour­rait-il se per­me­t­tre cette joie de se con­tin­uer en un autre lui-même ?

Et oui, c’est en se jouant que l’homme tra­vaille le mieux. Le tra­vail n’est et ne peut être qu’un libre jeu du corps et de l’esprit, un désir de se man­i­fester, de s’extérioriser, de s’intensifier par les gestes jamais finis et qui for­ment toute la beauté de la vie.

— « …Mais en des gestes d’indifférente sou­p­lesse et de gra­cieuse force qui ne pre­nait rien de leur âme » — mais qui pre­nait tout de leur corps et de leur esprit. La joie de se main­tenir eux-mêmes ; de s’intensifier encore et quand même par la belle riposte à l’insulte de la police et qui a mis la peur au ven­tre des bour­geois, en nous prou­vant à nous en même temps la force de l’homme sur les mass­es incon­scientes bour­geois­es ou non et sut l’ordre de choses établies, quand l’homme est bien décidé à être et rester lui-même.

[/Jane Morand./]

P S. : Une critique.

Pourquoi entretenir cette erreur que Lib­er­tad avait des béquilles ? Ne serait-il pas plus exact, tout au moins plus près de la vérité de dire qu’il avait des échasses ?

Parce que Lib­er­tad se ser­vait de deux cannes solides pour marcher et qu’il manœu­vrait à bout de bras comme en se jouant. Enne­mi du par­ti­san du moin­dre effort, il n’eût pas con­sen­ti à balad­er bénév­ole­ment son corps dans le far­ni­ante de béquilles. D’ailleurs sa marche n’avait rien de l’effort cou­tu­mi­er du béquil­lard ; il mar­chait comme on valse. « Ce corps mis­érable » — oses-tu ain­si par­ler de son corps ? À part ses jambes un peu fluettes et faibles, infir­mité qui prove­nait de la paralysie infan­tile mal ou pas soignée, tout le corps était mus­clé et bien proportionné.

Et les beaux cheveux bruns, si fins, si soyeuse­ment bouclés de mon ten­dre Lib­er­tad, ne sont que des épines à ta vue. À moins que tu aies voulu amen­er ton lecteur à faire une com­para­i­son avec le Christ.

Si dif­férent de con­cep­tion de la majorité des hommes, on est encore amené comme mal­gré soi, en par­lant de lui à con­serv­er une façon railleuse, un peu ironique adop­tée par beau­coup et je dirai même sug­gérée par lui. Il craig­nait peut-être que l’on tombât dans le tra­vers bien digne des hommes faibles : en faire une sorte de Dieu.

C’est ain­si que lui-même se moquait, rail­lait quiconque voulait lui faire des sala­malecs de politesse et des con­tor­sions de préve­nances. Jamais il ne se crût plus offen­sé que lorsqu’une délé­ga­tion de social­istes de son quarti­er, je crois bien Charles Bernard en tête, était venue lui offrir une can­di­da­ture de con­seiller général dans le 18e arrondisse­ment. Très sérieuse­ment, il deman­da à ces hommes quel mal il leur avait fait pour qu’ils se croient oblig­és de venir en nom­bre lui apporter pareil affront.

On a aus­si iro­nisé sur lui parce qu’il était une énigme pour les vul­gaires et c’est ain­si que l’on rit quand on ne com­prend pas. Mais si pour éviter un tra­vers qui déna­tur­erait on se met dans un autre qui ridi­culise on n’y aura rien gag­né. Cha­cun y met­tant du sien, à la façon de Loru­lot par exem­ple, on ne tient plus aucun compte des réal­ités. Et c’est ain­si qu’aux yeux de tous Lib­er­tad passe pour plus jeune qu’il n’était.

Lib­er­tad nous a quit­tés en 1908, le 12 novem­bre et il devait avoir ses 33 ans révo­lus le 21 du même mois. Il avait donc 33 ans moins 11 jours en par­tant et non pas 32. Aus­si pour être exact, faudrait-il inscrire à côté de son nom : Albert Lib­er­tad 1875–1908.

[/J. M./]