À peine sorti de captivité — et je ne crains pas d’être démenti en affirmant que les cinquante-quatre mois que je viens de végéter en prison ont été particulièrement rigoureux — mon premier soin a été de penser à ceux qui m’ont témoigné un intérêt si vif lorsqu’ils ont appris que j’avais été incarcéré sous une inculpation toute de fantaisie — ai-je besoin d’y revenir ? — impossible à soutenir si on n’avait découvert ou suscité pour l’étayer, je ne sais trop, les dires contradictoires d’un malheureux dévoyé auquel on a fait espérer qu’en me compromettant il se tirerait à bon compte des griffes de la Justice Militaire. Je profite donc de ma mise en liberté pour adresser un cordial merci à ceux qui se sont intéressés à mon cas — ceux de la première et ceux de la dernière heure.
Mais ceux qui m’ont manifesté cet intérêt — ils sont trop pour que je les cite un à un — seraient peut être tentés, sinon de regretter, tout au moins de s’étonner si je ne leur annonçais, en même temps que mon retour à la vie, mon intention de reprendre l’oeuvre interrompue en pleine prospérité — par des circonstances imprévues et vraiment indépendantes de mon vouloir.
Je me propose donc, — après avoir pris quelque repos, achevé la mise au point du livre dont il est question par ailleurs, reconstitué les éléments d’une propagande éparpillés çà et là, renoué les fils de mes connaissances enfin — de reprendre mon activité en publiant un journal bi-mensuel.
Ce périodique, suite et fruit mûri de la tâche entreprise par l’Ere Nouvelle, hors du troupeau, l’anarchie\ (durant le temps que j’en avais assumé l’orientation), les Réfractaires, par delà la mêlée, prend pour titre
[| l’en dehors[[Je sais fort bien que ce titre n’est point inédit. Mais il m’a semblé répondre si parfaitement à la besogne que j’ai dessein d’accomplir que cet inconvénient m’a paru somme toute de peu d’importance. Il y a une trentaine d’années en effet que florissait l’en dehors de Zo d’Axa. Depuis lors se sont accomplis des événements d’une portée incalculable pour l’individu et les collectivités. Il n’y a donc aucune liaison entre cet « en dehors » ci et celui auquel je fais allusion.]] |]
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Pourquoi un pareil titre ? Est-ce dans un accès de suffisance mélancolique, pour le hisser au sommet de quelque tour d’ivoire symbolique, devise vaniteuse claquant dédaigneusement aux brises qui soufflent de la plaine ?
Certes non.
Dans un monde oscillant entre la lutte de deux principes : l’un qui fait dépendre l’existence des sociétés de la domination et de l’exploitation de l’unité humaine ou du milieu par les détenteurs de monopoles et de privilèges,— l’autre qui fonde cette existence sur la domination ou l’exploitation de l’individu par le groupe social, — nous entendons, mes camarades et moi-même, nous situer ici en dehors de l’une comme de l’autre de ces deux conceptions, nous proposant comme objet d’exposer, de développer, de vulgariser la thèse de l’autonomie de l’unité humaine, autrement dit de revendiquer pour l’être individuel la faculté de se déterminer lui-même en toutes circonstances et à toutes les époques, de vivre sa vie en « isolé » ou en « associé », en dehors de toute ingérence coercitive, selon ses aspirations et ses réflexions particulières, et à charge de complète réciprocité à l’égard d’autrui.
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Tout en nous désolidarisant énergiquement et logiquement de toute action visant à écraser et à pressurer encore plus les déshérités du milieu où nous évoluons, nous ne nous attaquerons pas seulement aux nantis, aux parvenus, aux bergers et aux administrateurs sociaux, nous prendrons également à partie la bête du troupeau, le résigné, l’avachi, l’électeur, les souteneurs et les valets des Institutions qui sanctionnent légalement l’Obligation et perpétuent la Sanction sous tous leurs aspects.
Notre étalon individualiste est toujours forgé du même métal : ni maître, ni valet ; ni exploiteur, ni exploité ; ni suiveur, ni suivi : l’en dehors sera un organe de combat et de propagande individualiste anarchiste.
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l’en dehors entend se montrer l’adversaire irréductible de toutes les manifestations de 1′« archisme » : violence gouvernementale et contrainte sociale ; formes actuelles ou en devenir d’organisation étatiste, gouvernementale, parlementaire, centralisatrice, répressive, etc. ; conformisme, interventionnisme, empiétement du social sur l’individuel ; tous ordres de faits ou d’idées imposés, donc soustraits à la décision ou au contrôle de l’unité humaine ; l’en dehors entend les traquer, les pourchasser, les démasquer sous leurs multiples livrées : l’en dehors sera un organe de critique individualiste anarchiste.
L’Individualisme anarchiste comporte un certain nombre de solutions ou revendications d’ordre pratique, dont il conviendrait de rechercher, d’examiner, de discuter les possibilités d’application immédiate ; l’en dehors entend s’en préoccuper et s’y intéresser sérieusement, recueillir et publier par la suite, à titre documentaire, tous renseignements et informations sur les tentatives en ce sens qui parviendraient à sa connaissance, annoncer, appuyer, préconiser les expériences de ce genre qui lui paraîtraient d’accord avec sa ligne de conduite et reposer sur des bases solides — les susciter le cas échéant : l’en dehors sera un organe de réalisation individualiste anarchiste.
Aujourd’hui et non demain, à la minute actuelle, se forme un monde individualiste composé d’unités humaines qui se révoltent contre la domination d’idées, de conventions, de solidarités, de préjugés imposés par la veulerie ou l’apathie des multitudes. Aujourd’hui et non demain, il y a des antiautoritaires qui veulent vivre et davantage, qui se situent en état de lutte perpétuelle pour le plus grand développement de leur individualité : l’en dehors ambitionne d’être le point de contact de ceux qui, à travers le monde, s’efforcent de vivre ou vivent en individualistes anarchistes, sous la seule incitation de l’expérience et du libre-examen.
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Comme mes initiatives passées, l’en dehors constitue un effort individuel dans toute la force du terme. Nous ne voulons gêner qui que ce soit, mes collaborateurs et moi-même : nous ne jalousons personne. Nous nous proposons simplement d’exister en dehors de tout paru, de toute organisation, de toute église ; de rayonner en dehors de toute lisière, de toute barricade, de tout fil à la patte. Nous adressons un chaleureux appel à tous ceux qui, dans la sphère où nous nous mouvons, ont quelque chose à dire pourvu que cela vaille la peine d’être dit. Nous avons l’intention d’être éclectiques ; nous sommes décidés à donner à l’autre son de cloche — à la controverse — toute l’ampleur désirable ; nous consacrerons à la rubrique Correspondance et aux échanges de vues qu’elle peut provoquer le développement convenable. Nous ne fuirons en aucun cas la polémique d’idées. Nous nous intéresserons à tout ce que nous croiserons en chemin de sincère, d’original, d’initiatif, de susceptible de nous apporter des éléments nouveaux d’appréciation, de comparaison, d’analyse, que ce soit en philosophie, en psychologie, en littérature, en art, en biologie ou ailleurs.
Mai tout ceci entendu, il reste convenu que l’en dehors se propose comme but précis d’exposer, de diffuser, de vulgariser l’opinion, l’attitude, le geste individualiste, dans l’acception antiautoritaire ou anarchiste du terme. Enfin, nous ferons de notre mieux pour donner à l’en dehors une tournure autant éducative que combattive, aussi documentaire qu’agressive. Ceux qui se sentiront poussés à nous apporter leur concours intellectuel tiendront compte de ces directives.
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Qu’on me pardonne ce long exposé : il y a si longtemps que je n’ai pu m entretenir avec ceux de « mon » monde.
À mon retour à la liberté, je découvre que s’appesantit de plus en plus la main mise de l’État ou de la collectivité sur l’unité humaine en passe de devenir l’éternelle taxée, l’éternelle réquisitionnée. — Notre en dehors sera un cri de révolte et de rébellion contre cette menace, une tentative raisonnée de défense de l’individu contre l’envahissement du grégaire, une protestation active contre l’avènement de la médiocratie ou de l’élite médiocratique au sommet de l’escabeau politique ou économique.
Je ferai de mon mieux pour assurer la réussite de ce nouvel effort. Et le travail ne me manquera certes pas. À ceux qui croient pareille œuvre intéressante, utile, nécessaire, urgente — à ceux qui m’ont vu à la besogne — à ceux à qui elle agrée enfin, de m’apporter leur appui pratique. Le papier, la main-d’œuvre, les frais généraux, tout a renchéri depuis quatre ans et demi. J’aurais mauvaise grâce enfin à insister sur mes conditions personnelles au lendemain de ma « résurrection ». Je recommande donc au bon accueil de tous et le bulletin d’abonnement et la souscription ouverte d’autre part. Je demande instamment à tous ceux dans les mains desquels ce numéro préparatoire parviendra, de le faire circuler autour d’eux. Ceux qui m’ont arraché à la vie avaient comme dessein évident d’interrompre mon action — sinon d’y mettre fin. Leur dessein, avoué ou occulte, à en partie échoué, puisque j’ai pu résister à un régime de droit commun auquel je ne voudrais pas voir astreint, même une seule minute, le plus fielleux ou le plus hypocrite de mes antagonistes.
En m’aidant à reprendre mon activité, vous déjouerez les calculs de ceux qui voulaient ma perte.
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