La Presse Anarchiste

À travers les revues

L’intéressante nou­velle qu’on pour­rait écrire ! On l’intitulerait :

Le très pro­chain emprunt de 3 mil­liards et ce qu’en fera M. Briand ; Sa majo­ri­té ; la mino­ri­té ; l’« oppo­si­tion socia­liste » ; le cours de la Rente.

Et comme elle serait facile à rédi­ger. D’abord un extrait d’un article « Pré­vi­sions géné­rales » du Jour­nal des ban­quiers (13 février).

« … Au sur­plus, d’autres pré­oc­cu­pa­tions se pré­sentent, qu’il importe d’énumérer en pré­vi­sion de l’avenir. Les élec­tions approchent. Nor­ma­le­ment elles devraient avoir lieu en mai. On prête a M. Briand l’intention de les avan­cer au 10 avril. De plus, le même M. Briand réa­li­se­rait avant les élec­tions un emprunt fran­çais, fon­dé sur la néces­si­té d’exécuter le pro­gramme naval, mais qui ser­vi­rait en même temps à conso­li­der la dette flot­tante, qui approche de deux mil­liards. Ain­si l’emprunt devrait être nor­ma­le­ment au moins de trois milliards.

« On voit faci­le­ment quel serait, pour le gou­ver­ne­ment et les Quinze-Mille de la majo­ri­té, le béné­fice de cette opé­ra­tion. En avan­çant les élec­tions de cinq a six semaines, les hommes au pou­voir espèrent sur­prendre l’opposition, et ne pas lui lais­ser le temps de s’organiser, de réunir des fonds de pro­pa­gande et de pré­pa­rer des can­di­da­tures dans tous les arron­dis­se­ments où elle aurait inté­rêt à se mani­fes­ter. Ceci est le côté cuisine.

« Du côté salle à man­ger, si ]’on peut dire, l’emprunt, réa­li­sé en mars sous un pré­texte patrio­tique — la défense natio­nale ! — vien­drait ras­su­rer les modé­rés et les capi­ta­listes sur les pures inten­tions du gou­ver­ne­ment, et don­ne­rait à M. Briand et ses amis une atti­tude de zèle patrio­tique capable de trou­bler les consciences et de désar­mer nombre d’opposants.

« Comme avan­tage secon­daire, mais tout aus­si impor­tant, cette sai­gnée dans les capi­taux dis­po­nibles ren­drait plus dif­fi­cile le recru­te­ment des fonds des­ti­nés à la cam­pagne poli­tique de l’opposition, et met­trait aux mains de l’Értat, c’est-à-dire du gou­ver­ne­ment, toutes les réserves métal­liques du pays. Ce n est pas médire de lui que de pré­voir ce qui se pas­se­rait. Avant le pro­gramme naval et l’amortissement de la dette flot­tante, les nou­velles res­sources ain­si réunies par le gou­ver­ne­ment pour­raient être employées dans la mesure des besoins à la cui­sine élec­to­rale et faci­li­te­raient d’autant l’élection d’une Chambre bien pensante.

« Nous savons que dans les milieux poli­tiques, cette double com­bi­nai­son —avan­ce­ment de la date des élec­tions et grand emprunt fran­çais — a ren­con­tré l’accueil le plus sym­pa­thique. Déjà, sous la menace for­mi­dable qu’elle fai­sait peser sur les can­di­da­tures socia­listes, on a vu les inté­res­sés, munis en Congrès à Nan­cy, rede­ve­nir patriotes et par­le­men­taires, et réin­té­grer le ber­cail de cet oppor­tu­niste de Jau­rès. Cette louable sagesse des poli­ti­ciens ins­pi­rés par la néces­si­té d’obtenir les voix des élec­teurs, ne dure­ra sans doute pas au-delà des élec­tions. Elle est pour­tant un symp­tôme digne d’attention, car elle per­met de pré­voir ce qui se pas­se­ra d’ici deux mois dans le domaine finan­cier, et en par­ti­cu­lier au groupe de la Rente.

« Plus le cours de la Rente sera éle­vé, plus le taux d’émission du nou­vel emprunt pour­ra être avan­ta­geux pour l’État. La cam­pagne enta­mée, il y a trois mois, pour rele­ver le cours de la Rente prend donc une signi­fi­ca­tion toute spé­ciale, et devra se conti­nuer lon­gue­ment, jusqu’à la réa­li­sa­tion des pro­jets du gou­ver­ne­ment. Il faut donc pré­voir, dans la double éven­tua­li­té que nous signa­lons, une accen­tua­tion de la fer­me­té de la Rente, tenue en main plus que jamais par les caisses publiques et les finan­ciers inté­res­sés au suc­cès des com­bi­nai­sons de M. Briand.

« Les por­teurs de rente qui n’attendent que les hauts cours pour réa­li­ser, peuvent donc envi­sa­ger quelques nou­velles étapes de hausse. Il ne fau­drait pas, tou­te­fois, attendre des cours impos­sibles, et tout le monde est d’avis que ce serait déjà un tour de force que d’amener la Rente au pair, et de l’y main­te­nir quelques semaines. »

On rap­pro­che­rait de cet article celui-ci paru dans un autre heb­do­ma­daire finan­cier, Le Pour et le Contre (24 octobre 1909), et dont je recom­mande sur­tout les der­nières lignes :

« Il est assez rare de voir mon­ter la Rente à cette époque de l’année où tout un ensemble de pré­oc­cu­pa­tions s’imposent du fait de la ten­sion moné­taire et aus­si de la ren­trée du Par­le­ment. Nous venons pour­tant de voir le 3 p. 100 effec­tuer un bond de 4 franc au moment pré­cis où la Banque d’Angleterre éle­vait son escompte de 3 à 5 p. 100. Ce phé­no­mène n’a été ren­du pos­sible que par une situa­tion de place qui était depuis long­temps enga­gée à la baisse et par un ensemble d’incidents qui l’ont obli­gée à se retour­ner brus­que­ment. Effec­ti­ve­ment, la ren­trée du Par­le­ment nous a valu, cette année, après le dis­cours de M. Briand à Péri­gueux, le rap­port de M. Aimond sur le pro­jet d’impôt sur le reve­nu qui est la condam­na­tion la plus for­melle du pro­jet adop­té par la chambre, et enfin le rap­port de M. Dou­mer sur le bud­get de 1910 où l’on voit un bud­get bou­clé sans charges nou­velles pour les por­teurs de valeurs mobilières.

C’est à croire vrai­ment qu’un esprit nou­veau moins sys­té­ma­ti­que­ment hos­tile au capi­tal, plus ména­ger de la for­tune publique et des sources où elle s’alimente, peut-être plus res­pec­tueux des droits indi­vi­duels, va enfin ins­pi­rer notre poli­tique intérieure.

« À l’approche des élec­tions géné­rales, un ins­tinct de conser­va­tion grou­pe­rait-il enfin contre le socia­lisme ce qu’il reste dans ce pays de forces conser­va­trices ? Quelques-uns l’ont évi­dem­ment pen­sé — il se trouve même des gens qui disent : quelqu’un. Tou­jours est-il que le mar­ché de la Rente, depuis si long­temps aban­don­né, a retrou­vé une main direc­trice qui a mis à pro­fit la situa­tion de place pour rele­ver vive­ment cote. »

Le « quelqu’un » visé dans les lignes ci-des­sus ne peut être que le Pré­sident du Conseil, M. Briand. Mora­le­ment par­lant – si l’on peut s’exprimer ain­si ! – c’est encore lui « la main direc­trice » ; mais, maté­riel­le­ment, cette « main direc­trice » n’en est pas une : c’est M. Briand pour ce qui concerne les achats de Rente par les caisses d’épargne et de Dépôts et Consi­gna­tions, les­quelles ont consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té l’importance de leurs achats jour­na­liers depuis ces der­niers mois, mais sur­tout, depuis un petit nombre de jours ; au lieu d’achats quo­ti­diens de 25 à 30.000 francs de Rente, elles en sont arri­vées depuis peu à en ache­ter pour envi­ron 50 à 55.000 francs.

Pour tout le sur­plus de la pous­sée de la Rente, c’est toute la banque, de Paris et de pro­vince, qui marche comme un seul homme.

On uti­li­se­rait ensuite cet autre extrait du jour­nal finan­cier, Le Ren­tier, et cette fois direc­te­ment rela­tif aux Retraites ouvrières (c’est d’ailleurs le titre de l’article de trois colonnes, signé, celui-ci, de l’éminent M. Alfred Ney­marck, no du 27 nov. 1909.) M. Alfred Ney­marck, qui est par­ti­san de la décen­tra­li­sa­tion des fonds de Caisse des Retraites, conclut, entre autres choses :

« … Au point de vue poli­tique et social, un grand résul­tat, plus impor­tant, à notre avis, que les résul­tats finan­ciers, serait obte­nu. Cette union fian­cière faci­li­te­rait la réa­li­sa­tion de ce grand but à atteindre, extrê­me­ment dési­rable pour la paix sociale et le pays tout entier : Alliance du capi­tal, du tra­vail et de l’État. (M. Ney­marck a sou­li­gné cette formule !)

« La com­po­si­tion du Conseil d’administration des caisses régio­nales serait la repré­sen­ta­tion vivante, effec­tive, de cette alliance. Les prin­ci­paux inté­res­sés, les sala­riés, seraient les gérants de leur for­tune, c’est-à-dire de leurs ver­se­ments ; unis aux patrons et à l’État pour la ges­tion de cette for­tune, ils en seraient les gar­diens d’autant plus vigi­lants qu’ils seraient vic­times de leurs fautes et de leurs impru­dences ; ils seraient les pre­miers inté­res­sés au bon fonc­tion­ne­ment de leurs caisses de retraites, à l’emploi sage, pru­dent et pro­duc­tif de leurs capitaux. »

M. Alfred Ney­marck ne dit pas que les sala­riés seraient en mino­ri­té infime dans les sus­dits conseils d’administration de leur for­tune, de leurs caisses de retraites, que, par-des­sus tout, on se gar­de­rait soi­gneu­se­ment de faire entrer dans ces conseils des syn­di­ca­listes d’esprit avan­cé et que l’on se gar­de­rait autant de leur lais­ser voir, à l’occasion, cer­tains des­sous finan­ciers et cer­taines manières plus ou moins étranges d’administrer leurs caisses.

Veut-on savoir à quel point il est facile à un Conseil d’administration, lorsqu’il est assu­ré de sa majo­ri­té, de trom­per ses action­naires au plus haut degré ?

Voi­ci ce que publie L’information, l’important quo­ti­dien finan­cier (14 fév. 1910) dans sa revue heb­do­ma­daire du mar­ché finan­cier, à pro­pos des Valeurs de Traction :

« Bien que le mar­ché des Valeurs de Trac­tion ait été assez actif, on ne peut guère enre­gis­trer dans le niveau des cours d’importantes modi­fi­ca­tions par rap­port à celui d’il y a huit jours. Le fait s’explique aisé­ment. La Bourse, bien qu’elle soit, actuel­le­ment, fran­che­ment opti­miste, hésite à enga­ger les valeurs affec­tées par l’inondation dans un mou­ve­ment de hausse, étant don­né l’ignorance à peu près abso­lue dans laquelle elle se trouve du pré­ju­dice exact sup­por­té par les entre­prises intéressées.

« Jusqu’ici, celles-ci, à de rares excep­tions près, n’ont publié aucune note indi­quant l’étendue des pertes, ou bien elles en ont fait pas­ser, mais empreintes d’une confiance telle qu’on la sent irréelle. La spé­cu­la­tion a donc dû su conten­ter de vagues bruits et d’évaluations impré­cises et s’est trou­vée empê­chée de prendre une posi­tion déter­mi­née – d’autant plus que la Seine semble encore avoir des vel­léi­tés de sor­tir de son lit, alors qu’elle vient à peine d’y rentrer.

« Le malaise résul­tant du manque de nou­velles va évi­dem­ment s’atténuer rapi­de­ment à mesure que le sou­ve­nir de l’inondation — la Bourse oublie vite — dis­pa­raî­tra dans ]e pas­sé. Ajou­tons enfin qu’il est peu pro­bable que le public connaisse jamais les pertes exactes résul­tant du sinistre. Les comptes des socié­tés inté­res­sées, qui devraient nor­ma­le­ment en por­ter la trace, seront dres­sés de manière à ce que la majeure par­tie de ces pertes échappe à l’examen le plus atten­tif. Quant à attendre des ren­sei­gne­ments des conseils d’administration, la dis­cré­tion de ceux-ci est trop connue pour que l’on puisse rien espé­rer de ce côté. »

La morale de cette nou­velle — car il fau­drait une morale — pour­rait être un cou­plet bien sen­ti sur les futurs conseils d’administration des caisses de retraites ouvrières dont la valeur des comptes ren­dus au sujet de la comp­ta­bi­li­té de ces caisses sera insoup­çon­nable — tout comme la femme de César.

[/​L. Vignols/​]

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