La Presse Anarchiste

Comment le peuple est nourri

J’ai sou­vent été frap­pé du grand nombre d’ouvriers qui, jeunes encore, soufrent de troubles diges­tifs. Il n’y a à invo­quer dans leur cas ni alcoo­lisme, ni excès de table, ni écarts de régime. Alors ? Les tra­vailleurs sont tout sim­ple­ment vic­times de la cui­sine dont ils doivent se conten­ter, des den­rées qu’on leur vend comme bons pro­duits, des bouilla­baisses, des rata­touilles, des ragou­gnasses appé­tis­santes mais chro­ni­que­ment empoi­son­nées qu’on leur pré­pare dans les pen­sions alimentaires.

Rien n’est plus dif­fi­cile pour un sala­rié que de se pro­cu­rer à l’heure qu’il est, même coutre bon argent, une nour­ri­ture conve­nable. Tout conspire contre lui. Et à la longue, toute la série des mets fre­la­tés, édul­co­rés, sophis­ti­qués, adul­té­rés qu’il a absor­bés finissent par l’intoxiquer, et le détra­quer, et le tuer très cer­tai­ne­ment. Les méde­cins trouvent cent rai­sons pour attri­buer l’échec de leur trai­te­ment à la consti­tu­tion même du malade. On parle alors de dys­pep­sie, de neu­ras­thé­nie gas­trique, de gas­tral­gie, de colite, d’entérite muco­mem­bra­neuse, d’auto-intoxication, de tuber­cu­lose, etc., et per­sonne ne songe à recher­cher la vraie cause qui n’est que la fal­si­fi­ca­tion des aliments.

On va com­prendre ce qu’il en est.

Com­men­çons par le pain. On se rap­pelle qu’on a décou­vert en France, en 1907, tout un com­merce de poudre de talc que de grands meu­niers fai­saient venir par wagons afin de pou­voir aug­men­ter ain­si, à bon mar­ché, leurs pro­vi­sions de farine. Savoir que des gens, que des pauvres, que des enfants man­ge­raient du sable en guise de pain, qu’est-ce que ça pou­vait bien faire à ces hono­rables citoyens ? En 1902, c’est du pain à la sciure de bois qu’on ser­vait aux popu­la­tions affa­mées de Cata­logne. D’habitude, les mar­chands sont moins effron­tés. N’empêche que les farines sont fré­quem­ment fal­si­fiées par l’addition d’autres farines d’un prix moins éle­vé, ou de matières miné­rales, si la vente doit être faite au poids. Il y a sou­vent dans la pâte, un excès d’eau, ce qui rend le pain lourd et d’une diges­tion dif­fi­cile. Si l’on ajoute de l’alun, le pain sera plus blanc, mais comme l’alun dur­cit le glu­ten, le bou­lan­ger atté­nue­ra cet incon­vé­nient par une seconde fraude, par l’adjonction à la farine de fro­ment de farine de légu­mi­neuses, riz, fécule de pomme de terre. Le sul­fate de cuivre per­met aus­si d’obtenir avec des farines médiocres un pain très blanc ; il retient en outre une assez grande quan­ti­té d’eau et faci­lite la pani­fi­ca­tion, trois avan­tages sérieux pour le ven­deur mais très graves pour le consom­ma­teur, sur­tout si l’on pense que le vitriol n’est pas sans dan­ger sur cer­tains orga­nismes. Par­mi les sub­stances qui donnent du poids au pain on trouve le borax qui a la facul­té de rete­nir l’eau ; le plâtre, la craie, la terre de pipe. Enfin l’ammoniaque, l’argile, le sul­fate de zinc, le car­bo­nate de magné­sie, le bicar­bo­nate de soude, l’acide chlor­hy­drique servent aus­si par­fois à la pré­pa­ra­tion du pain. On rem­place sur­tout la bonne farine de fro­ment par des pous­sières de céréales infé­rieures, de seigle spé­cia­le­ment, de lin, de sar­ra­sin, de maïs, ou par de la fécule de pommes de terre malades, de hari­cots, de pois fos­siles méta­mor­pho­sés en beau pro­duit. Il y a autre chose. C’est qu’avec la mou­ture hon­groise, où l’on rem­place les meules par des cylindres, la farine a per­du quan­ti­té de com­po­sés nutri­tifs, des graisses phos­pho­rées, des léci­thines, des phos­phates natu­rels et vita­li­sés, du son et des huiles essen­tielles. Le pain devient un simple gâteau d’amidon et de glu­ten, ali­ment peu digeste et incom­plet pro­vo­quant des fer­men­ta­tions sto­ma­cales, une dys­pep­sie qu’on a même dénom­mée en méde­cine : ami­do­nisme. Ajou­tons à cela les incon­vé­nients hygié­niques du pain pétri à bras, c’est-à-dire du pain pour­vu des sécré­tions ou excré­tions des ouvriers bou­lan­gers, et l’on trou­ve­ra, certes, que voi­là suf­fi­sam­ment de rai­sons déjà, pour affai­blir la san­té géné­rale d’un peuple.

Mais pas­sons à la viande. Ah ! mes amis ! Quel est celui qui, une fois au moins, n’a pas eu un for­mi­dable catarrhe intes­ti­nal après l’ingestion d’une viande sus­pecte ? Il serait d’ailleurs naïf de pen­ser qu’en une socié­té où l’on fait mon­naie de tout, des mar­chands consentent à jeter loin des mor­ceaux de bœufs ou de porcs putré­fiés. Non, on sau­poudre d’acide sali­cy­lique ou de borax, on imprègne de coal­tar, on colore et on revend à l’hôtel du coin ou à la cui­sine popu­laire. Une enquête faite à Paris, rap­por­tée par Pel­lou­tier dans La Vie ouvrière en France, a révé­lé qu’on employait par exemple du car­min de coche­nille pour la colo­ra­tion des ouïes de pois­son, du poivre pour la chair des crus­ta­cés. Cer­taines mar­chandes ne se font même pas faute de rem­pla­cer les yeux des pois­sons ava­riés par des yeux de pois­sons frais ou par des yeux arti­fi­ciels faits de géla­tine. Heu­reux encore quand la viande ne pro­vient pas d’animaux qu’on a fait voya­ger à marches for­cées et qu’on a acca­blés de coups, ce qui les éreinte et rem­plit la viande de toxines ; heu­reux aus­si si les bêtes débi­tées en tranches n’ont point été malades, vaches atteintes de fièvre puer­pé­rale, veaux atteints d’érysipèle ou de dys­en­te­rie, che­vaux atteints de morve ou de far­cin, porcs ladrés, etc. Je n’insisterai pas ici sur les char­cu­te­ries où l’acide ben­zoïque, le poivre, le car­min ammo­nia­cal couvrent tout ce qu’on veut. Je rap­pel­le­rai encore moins les démons­tra­tions du Dr Mann de Chi­ca­go, ana­ly­sant devant le Sénat éba­hi le conte­nu de divers pro­duits ali­men­taires amé­ri­cains et trou­vant que le tout était une effroyable trom­pe­rie et un dan­ger conti­nuel pour vie publique ; c’était au point que sur vingt-six échan­tillons de viande cou­pée, hachée, vingt conte­naient de l’acide sul­fu­rique dans le seul but de mas­quer l’odeur de putré­fac­tion. Je ne m’arrêterai pas davan­tage sur l’histoire des conserves de viande, puisqu’un géné­ral amé­ri­cain a pu dire que selon lui « envi­ron 4.000 sol­dats des États-Unis avaient péri durant la guerre his­pa­no-amé­ri­caine à la suite de viandes mau­vaises et trai­tées chi­mi­que­ment ». On sait d’ailleurs en France, en Alle­magne, ce qu’il en coûte chaque année aux sol­dats d’ingérer les atroces mor­ceaux de bidoche que les quar­tiers-maîtres ont la louable cou­tume d’acheter en gens fort avi­sés et sans scru­pules conscients. Mais res­tons plu­tôt dans le domaine de la vie civile. Quelques foies de porcs sont-ils inven­dables comme viande, à cause de leur décom­po­si­tion trop avan­cée, on les cuit, on les réduit en poudre, on les mélange de chi­co­rée ou d’une soi-disant essence de café, et l’on en sort un moka, un Java en poudre qui ne coûte que quelques sous et que le misé­reux, l’ouvrier achète de pré­fé­rence. Par­fois des gelées, éti­que­tées de noms ron­flants, ne contiennent que des issues de porcs avec quelques détri­tus de végé­taux. C’est charmant.

Et les légumes ? Les neuf-dixièmes de ces ingré­dients, lorsqu’ils sont conser­vés, contiennent du sul­fate de cuivre. Les légumes confits dans des ton­neaux sont presque sans valeur car tous les prin­cipes nutri­tifs sont alors dis­sous dans la sau­mure inuti­li­sable et que l’on jette. On vend aus­si sou­vent pour des hari­cots nou­veaux de vieux hari­cots trem­pés dans de l’eau tiède et de la potasse, jetés dans l’eau froide, puis essuyés ; leur putré­fac­tion se pro­duit très vite. Ou bien, n’en déplaise à ceux qui crient contre le sabo­tage pro­lé­ta­rien, des pois gris, bouillis dans une infu­sion de vert-de-gris et d’urine, deviennent pois de pri­meurs. Les mar­chands de soupe daignent-ils ache­ter des légumes frais, ils fourrent de la soude dans la cas­se­role pour rendre l’aliment plus tendre et dimi­nuer le temps de cuis­son. Vous, vous plai­gnez ensuite de mal de ventre ? C’est que vous êtes grincheux.

Quant aux confi­tures, il est de noto­rié­té publique qu’en fait de fram­boises, fraises, prunes, tant en gelée qu’en com­pote, on vous sert le plus sou­vent du lichen ou une colle géla­ti­neuse que l’on mélange à une dis­so­lu­tion d’amidon, de glu­cose, de sac­cha­rine tein­tée et aro­ma­ti­sée déli­ca­te­ment. Les bon­bons bon mar­ché contiennent tou­jours de véri­tables sale­tés que les enfants des pro­lé­taires avalent et qui les détraquent. C’est, outre la farine, le plâtre et l’amidon mélan­gés au sucre, la vase­line qui ser­vi­ra pour le four­rage, dans les fon­dants entre autres. Pour la tein­ture, on emploie aisé­ment les cou­leurs d’aniline, tou­jours toxiques ; ou bien on pren­dra du minium, du sul­fure de mer­cure, du ver­millon ou de la coche­nille pour les colo­rer en rouge ; du chro­mate de plomb, de la gomme gutte pour obte­nir du jaune ; de l’oxyde de cuivre pour les bon­bons bleus ; de la céruse pour les blancs, etc., toutes sub­stances bien dan­ge­reuses, poi­sons variés, mais infaillibles. Le miel est fal­si­fié avec l’amidon, la farine de hari­cots, le sable et la gomme. La cas­so­nade est mélan­gée de sucre de lait, de farine, de terre, de glu­cose, de sul­fate de potasse. Et le sucre, cet ali­ment exces­si­ve­ment pré­cieux, qui dans l’alimentation popu­laire pour­rait avec infi­ni­ment de rai­sons rem­pla­cer l’alcool, le sucre sophis­ti­qué au moins une fois sur deux en Amé­rique, recèle volon­tiers de la fécule, de la craie, du plâtre, du sable, diverses farines. La ges­tion de la pro­duc­tion par la bour­geoi­sie est vrai­ment hon­nête et rassurante !

Pare­rai-je du café fait avec de la terre, de l’ocre rouge, du rouge de Prusse, du noir ani­mal jusque dans la pro­por­tion de 40 p. 100, du marc épui­sé mais aro­ma­ti­sé, de la sciure de bois ou de la poudre de cuir pro­ve­nant de chaus­sures hors d’usage ? Des confi­seurs à la recherche des fruits gâtés ? Du thé qui ne contient pas une feuille de thé, mais des feuilles de pru­nier, de camé­lia, de frêne, de sureau, de saule, d’aubépinier, de mar­ron­nier d’Inde, de lau­rier, d’églantier, d’orme, de peu­plier, de séné, avec des gra­nules de fécule de pommes de terre ou de riz, ou de fro­ment et des frag­ments de résine, de cachou, de bois de cam­pêche, du sas­sa­fras, de la gui­mauve, des graines de fenouil, de coriandre et d’anis, des fleurs de lavande, des sels de cuivre et de l’argile à por­ce­laine ? De la mar­ga­rine ou autre graisse infé­rieure, mélan­gée de suif de veau, de craie, de car­bo­nate et d’acétate de plomb, ver­nie en jaune par le rocou ou le safran, et qu’on vend cou­ram­ment main­te­nant, et ouver­te­ment, pour du beurre ? Des fro­mages conte­nant de la fécule — encore ? — ou de la mie de pain ? Des braves fabri­cants qui font de la chi­co­rée avec de la sciure d’acajou, du tan épui­sé en poudre, du foie de che­val séché et pul­vé­ri­sé, du cinabre, des pois ou des grains d’orge tor­ré­fiés et réduits en poudre gros­sière, de la brique rouge, du sable fin, des figues pour­ries et tor­ré­fiées ? De la bière fal­si­fiée avec du bois de gaïac, de l’écorce de buis, de la chi­co­rée, des lichens, des têtes de pavots, du trèfle d’eau, de la réglisse, des feuilles de ménianthe, du tilleul, du poivre, des clous de girofle, du gin­gembre, du pied de bœuf, de la jus­quiame, de la bel­la­done, de la gen­tiane, de la coque du Levant, de la noix vomique, tout cela rem­pla­çant le hou­blon et bap­ti­sé encore de sali­cine, d’acide picrique, d’eau de chaux, de dépouilles cuites de veau, che­val, mou­ton, d’eau-de-vie de grains, etc. ? Du vin cou­pé, viné, plâ­tré, et addi­tion­né d’alun, de sels de cuivre et de plomb, colo­ré avec de la fuch­sine pure ou arse­ni­cale, la baie de sureau, la mauve tré­mière, le car­min d’indigo, la décoc­tion de bet­te­rave rouge, les bois de cam­pêche, tous les déri­vés colo­rants des gou­drons de houille, com­po­sé avec des sac­cha­rines, géla­tines, albu­mines, tau­rines, gly­cé­rines, bi et tri sul­fites, sul­fates de potasse, acides tar­trique, borique, sul­fu­rique, citrique, sali­cy­lique, ou déco­lo­ré avec des sub­stances à base de car­bo­nate, de phos­phate de chaux, de chlorures ?

À l’heure pré­ci­sé­ment où la presse capi­ta­liste fait des jéré­miades sur la mévente des vins natu­rels, la fabri­ca­tion d’un pro­duit empoi­son­né bat son plein. En 1904 encore, le cama­rade Bour­de­ron, des Ton­ne­liers, pou­vait signa­ler dans son rap­port, au pre­mier congrès de l’Hygiène des tra­vailleurs et des ate­liers, le fait qu’au labo­ra­toire muni­ci­pal pari­sien, sur 2.094 échan­tillons de vin exa­mi­nés en trois mois, 203 (pas le dixième) étaient recon­nus bons, 847 (plus des quatre dixièmes) mau­vais, et pas­sables, la moi­tié. Les chi­mistes A. Che­va­lier et Ch. Girard ont trou­vé de leur côté que 120 échan­tillons de vin étaient mau­vais sur 123 ; en outre, que trois cidres étaient sophis­ti­qués sur 3 ; 15 laits sur 20 ; 10 cho­co­lats sur 15 ; 4 poivres sur 6 ; 12 vinaigres sur 12 ; 7 bières sur 10. « Les intoxi­ca­tions aug­mentent, disait, il y a sept ans, le pro­fes­seur Brouar­del, non sus­pect de pes­si­misme anar­chiste pour­tant ; elles se font jour­nel­le­ment par l’addition aux ali­ments et aux bois­sons de sub­stances étran­gères. Je veux démon­trer qu’elles sont fré­quentes, que leur diag­nos­tic est si dif­fi­cile qu’elles passent inaper­çues. Je pense qu’il y a lieu d’ouvrir un nou­veau cha­pitre de patho­lo­gie… » Pour sûr.

Par­le­rai-je des gar­go­tiers qui servent gra­ve­ment à leurs clients du bouillon de géla­tine qui a juste la valeur nutri­tive de l’eau chaude ? Des aimables épi­ciers du Châ­te­lard-Mon­treux ven­dant neuf fois sur dix de l’huile de coton ou d’arachide, toutes sortes de pro­duits nuls, pour de l’huile d’olive ? Des acides chlor­hy­driques, sul­fu­reux, nitrique, tar­trique, oxa­lique, – cor­ro­dants qui rongent les métaux et des­sèchent quelque peu les muqueuses sto­ma­cales ! – de l’huile de vitriol, en défi­ni­tive, méta­mor­pho­sés en vinaigre d’Orléans ? Des pro­fes­seurs de cui­sine à l’affût des œufs sur la limite de la pour­ri­ture, ou des œufs obte­nus des fameuses poules pon­deuses, éco­no­mi­que­ment nour­ries à la farine de viande ava­riée, aux tour­teaux de mais, aux pommes de terre gâtées, aux farines de pois­sons ? Du sain­doux conte­nant de la paraf­fine qui, comme on le sait, résiste aux acides les plus vio­lents et qui est abso­lu­ment indi­geste ? Du poivre, balayure de toutes les pous­sières d’une épi­ce­rie qui se res­pecte ? De la can­nelle mou­lue mélan­gée de 10 ou 15 p. 100 d’oxyde de fer ? Des sau­cisses de Franc­fort munies trente fois sur cent de borax, de sul­fites, de coal­tar ? Des cer­ve­las conte­nant de la farine avec des larves de ciron et fabri­qués avec des boyaux coloo­rés afin de leur don­ner une appa­rence saine ? Du pois­son ordi­naire colo­ré par de la fuch­sine pour en faire du sau­mon. Assez.

Le cho­co­lat seul, ce pro­duit d’une si haute teneur nutri­tive et si cher, est tru­qué à l’aide des farines de blé, de riz, de len­tilles, de pois ou de fèves, de cas­so­nades, d’amidon, de fécule ou de pain grillé en poudre, d’huile d’olive, d’amandes douces, de jaunes d’œufs, de suif de mou­ton ou de veau, de baume du Pérou, de baume de Tolu, de ben­join, d’enveloppes de cacao séchées et pul­vé­ri­sées, de cacao ava­rié, de bois râpé, de tour­teaux d’amandes, de gomme adra­gante, de dex­trine, de terre ocreuse. Et j’en passe.

Dans n’importe quel genre d’aliments, les sub­stances les plus toxiques sont là qui redonnent du ton, de la cou­leur, du fumet à ce qui est gâté, pour­ri, dégoû­tant, ou bien elles consti­tuent presque de toute pièce tel ou tel pro­duit allé­chant. L’aniline, le sali­cy­late de naph­tol, l’arsenic, le sul­fate de cuivre, les acides sali­cy­lique, borique et sul­fu­rique, le chro­mate de plomb, le vert arse­ni­cal, les hypo­sul­fites, la for­ma­line, le fluo­rure de sodium, la sac­cha­rine, etc., servent aux diverses pré­pa­ra­tions et sont absor­bés sous le nom. d’aliments par les tra­vailleurs qui leur demandent de la chair, du sang et des muscles. Mais on infecte le peuple ain­si ! Qu’importe ! Il faut bien que le com­merce marche. Et l’ordre exige qu’on mange de confiance – quand encore on en a la pos­si­bi­li­té maté­rielle – sous la pro­tec­tion des lois.

Il est un der­nier pro­duit duquel je veux par­ler rapi­de­ment : c’est du lait. Inutile de s’arrêter sur le noble geste du lai­tier écré­mant et bap­ti­sant son lait, et qui gros­siè­re­ment, par cette double opé­ra­tion, arrive par­fois à cou­vrir sa fraude. J’ajouterai même que ce lai­tier, s’il se sert d’eau propre, peut être consi­dé­ré comme un phi­lan­thrope, car il n’empoisonne per­sonne ; et à notre époque, c’est fort méri­toire déjà que de n’empoisonner per­sonne. Aus­si la Socié­té suisse Mag­gi a‑t-elle dû être étran­ge­ment éton­née de se voir traî­ner l’année der­nière devant les tri­bu­naux de Paris pour avoir ven­du, en guise de lait, sous la rai­son com­mer­ciale « Œuvre sociale du bon lait », 1.800.000 litres d’eau oxy­gé­née. Inutile éga­le­ment d’insister sur le lait addi­tion­né d’acide sali­cy­lique, d’acide borique, de for­ma­line ou de bicar­bo­nate de soude, pour l’empêcher de tour­ner, après qu’on l’a trans­va­sé sou­vent, sans trop laver les réci­pients et sans évi­ter aucune pous­sière. Inutile encore de men­tion­ner le lait fait avec de la cer­velle de veau, du sérum de sang, des émul­sions de chè­ne­vis et autres graines oléa­gi­neuses, de l’amidon, de la dex­trine, de 1a gomme adra­gante, de la colle de pois­son. Il y a beau­coup mieux.

Nombre de pay­sans — de com­mer­çants, disons plu­tôt – savent que cer­tains déchets d’usines, les tour­teaux, les pulpes, les mélasses, les drêches font aug­men­ter la sécré­tion du lait chez les vaches qui s’en nour­rissent. Il est vrai que ce lait contient alors des sub­stances aro­ma­tiques, des acides, de l’acide acé­tique qui donnent la diar­rhée aux consom­ma­teurs, aux petits enfants sur­tout, et que là, pré­ci­sé­ment, se trouve l’une des causes de l’énorme mor­ta­li­té des nour­ris­sons. Qu’est-ce que ça fait ? Les affaires sont les affaires. Et puisqu’il n’y a pas fraude défi­nie, il faut se taire. Hélas ! ce truc de la fabri­ca­tion du mau­vais lait par les vaches elles-mêmes tend à s’étendre. L’industrie lai­tière nous empoi­son­ne­ra, car avec le sys­tème de pro­duc­tion actuelle, elle est prise dans l’engrenage du capitalisme.

Une vache nour­rie à l’herbe, au foin, trai­tée d’une manière natu­relle, donne cinq à huit litres de lait par jour. Avec la nour­ri­ture arti­fi­cielle que lui dis­tri­buent les dis­til­le­ries, bras­se­ries, hui­le­ries, la même vache don­ne­ra vingt et trente litres de lait par jour ; on aura soin de la mettre dans une étable obs­cure et chaude d’où il ne fau­dra plus sor­tir. Sans doute qu’avec ce régime « indus­triel » la pauvre bête attra­pe­ra de l’entérite et de l’eczéma ; ses jambes enfle­ront et ses os se ramol­li­ront. Assu­ré­ment que le lait de cette vache ne contien­dra ni borax ni eau de bap­tême. Le contrô­leur paten­té en sera donc satis­fait. Mais, par contre, on y trou­ve­ra des alcools de toutes sortes, des éthers, des essences de toutes espèces. Et les bébés mour­ront par dizaines et par cen­taines. Encore une fois, c’est dans l’ordre. Mais l’on com­pren­dra peut-être, après cela, que de temps en temps nous puis­sions lire que telle famille s’est empoi­son­née avec des choux à la crème ou que tel gosse ou gos­se­line est mort… pour avoir bu du lait, Ah ! oui, du bon lait, du bien bon lait !

Notons pour finir que les fraudes sur les den­rées ali­men­taires sont si répan­dues, si géné­rales, si cou­tu­mières, que le sabo­tage de la vie des pro­lé­taires par les fabri­queurs, les tra­fi­queurs, les reven­deurs est si douce habi­tude, que l’empoisonnement légal est si accen­tué – que l’État en est deve­nu com­plice. C’est ain­si, qu’ayant vou­lu faire une enquête per­son­nelle dans les registres d’analyses d’un de nos labo­ra­toires can­to­naux, il me fut répon­du que le Dépar­te­ment de l’Intérieur n’autorisait aucune recherche à ce sujet et, par suite, aucune publi­ca­tion. Pre­nons bonne note de ce fait. Évi­dem­ment que le com­merce en souf­fri­rait trop, si l’on dévoi­lait ses cri­mi­nels pro­cé­dés, toutes ses sale­tés. L’existence du peuple ne compte pour rien. Plu­tôt de bonnes épi­dé­mies d’entérite et de sacri­fices humains que la faillite d’un puis­sant élec­teur. Puis, l’ouvrier sait-il d’ailleurs bien dépen­ser son argent ? De savants doc­teurs ont éta­bli depuis long­temps de superbes tableaux sur l’alimentation ration­nelle, et l’ouvrier ne veut pas s’en pré­oc­cu­per ! Incons­cience noire, certes, d’autant plus que la socié­té contem­po­raine s’est arran­gée à mer­veille pour le voler, le duper et, l’affaiblir. Telle est la morale offi­cielle. Elle n’est point irré­sis­tible. Et il fau­dra bien que les tra­vailleurs se pré­parent à y mettre bon ordre.

[/​Jean Wintsh/​]

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