La Presse Anarchiste

Le Congrès de Nîmes

Le Par­ti socia­liste (Sec­tion fran­çaise de l’Internationale Ouvrière) vient de tenir son Congrès à Nîmes, les 6, 7, 8 et 9 février. C’est le sep­tième depuis que l’Unité a assem­blé dans une orga­ni­sa­tion com­mune, sui­vant le vœu du Congrès d’Amsterdam, des frac­tions jusque-là enne­mies : les réfor­mistes, grou­pés autour de Jau­rès dans le Par­ti socia­liste fran­çais ; les gues­distes et les blan­quistes du Par­ti socia­liste de France, et quelques fédé­ra­tions dépar­te­men­tales autonomes.

Cette alliance ne s’est pas faite sans quelque déchet. L’Unité pro­cla­mée, de nom­breux par­le­men­taires s’en sont écar­tés tout de suite, pour prendre l’étiquette plus accom­mo­dante d’indé­pen­dants, et leur troupe s’est accrue chaque année de nou­veaux trans­fuges. Le P.S.U. s’en console en pen­sant que le départ de ses bre­bis galeuses puri­fie ses rangs : ce n’est pas tout à fait sûr.

Uni­té n’est pas uni­for­mi­té. Il n’y a plus de par­tis sépa­rés et adver­saires, mais ils sub­sistent encore avec leur men­ta­li­té propre et leurs méthodes par­ti­cu­lières, presque aus­si vigou­reu­se­ment que jadis. Les frères enne­mis ont renon­cé à s’entredéchirer publi­que­ment, mais cela ne signi­fie pas qu’ils soient réconciliés.

[|Les diverses ten­dances|]

On ne dit plus par­tis, on dit ten­dances. Or, deux d’entre elles se par­tagent la S.F.I.O.

D’une part, les jau­res­sistes, ain­si nom­més parce qu’ils subissent l’incontestable influence de Jau­rès, réfor­mistes encore, par­le­men­taires tou­jours, qui n’ont pas aban­don­né sans idée de retour toute tac­tique de par­ti­ci­pa­tion au pou­voir, mais qui la dis­si­mulent sous une poli­tique adroite et souple et une diplo­ma­tie excellente.

De l’autre côté, les gues­di­sies, orga­ni­sés avec une dis­ci­pline remar­quable, forts de l’appui una­nime de la puis­sante Fédé­ra­tion du Nord (10.000 coti­sants), doc­tri­naires – leurs enne­mis disent sec­taires non sans rai­sons, – mais doc­tri­naires seule­ment pour ce qui touche à la doc­trine et à la théo­rie. En poli­tique, très souples, eux aus­si, autant que lorsqu’à Bor­deaux, naguère, ils fai­saient un pacte avec la réac­tion : leur mépris, qu’ils pro­clament égal pour tous les « par­tis bour­geois », leur est une excuse com­mode pour des alliances que les jau­res­sistes ver­tueux et la radi­caille pro­clament com­pro­met­tantes. Leur ortho­doxie a d’ailleurs varié : jadis – c’est vieux, il y a de cela plus de vingt ans, – ils pro­cla­maient par la plume de Guesde que le par­le­men­ta­risme est néfaste ; peu d’années plus tard, par la plume du même Guesde, ils célé­braient les ver­tus de la « conquête des pou­voirs publics ». Ce sont les social-démo­crates de France : en dehors de la célèbre « conquête », tout est dévia­tion : le syn­di­ca­lisme, aus­si bien que l’antialcoolisme, l’antimilitarisme, l’anticléricalisme. Ils sont, ou se croient purs.

À côté de ces deux ten­dances, quelques autres subsistent.

Les alle­ma­nistes, jadis anti­par­le­men­taires, qua­si-anar­chistes, et qui ont dis­pa­ru, leur chef, Alle­mane, ayant décro­ché un siège de dépu­té et s’étant conver­ti aus­si­tôt à l’action parlementaire.

Les pos­si­bi­listes, amis de Brousse – je n’y songe que parce que leur quar­tier géné­ral est sous mes fenêtres, – ont saga­ce­ment essayé de se sur­vivre : la plu­part de leurs mili­tants sont entrés chez les indé­pen­dants et forment l’équipe du sieur Lajar­rige, indé­pen­dant lui aus­si, ex-ouvrier gazier, conseiller muni­ci­pal de Paris, com­man­di­té de Lépine et de Rou­vier, com­man­di­taire de l’Action Ouvrière, direc­teur de la coopé­ra­tive (Papier, direc­teur du Cour­rier de la Seine, secré­taire du Syn­di­cat natio­nal du gaz. Les quelques indi­vi­dus qui sont demeu­rés dans l’Unité se confondent avec les dis­ciples de Jaurès.

Dis­per­sés éga­le­ment, les blan­quistes qui se grou­paient autour du citoyen Vaillant.

L’an der­nier, des adhé­rents du Par­ti uni­fié cher­chèrent à fon­der une ten­dance syn­di­ca­liste, res­tée à l’état de velléité.

Res­tent les insur­rec­tion­nels. La ten­dance est de créa­tion récente ; elle a pour chef incon­tes­té Gus­tave Her­vé. C’est un état-major presque sans troupes, qui compte bien des adhé­rents dans la Fédé­ra­tion de la Seine et la majo­ri­té de celle de l’Yonne, mais, pour ain­si dire, aucun en pro­vince. Cette ten­dance, non plus, n’a pas trou­vé la gloire : mis à part quelques rares mili­tants grou­pés autour de la Guerre Sociale, elle ne compte guère que ses chefs, Her­vé, Jobert, Per­ceau, Méric, et peut-être la citoyenne doc­to­resse Made­leine Pel­le­tier – mal­heu­reu­se­ment pour eux !

[|Les Congrès pré­cé­dents|]

Ces ten­dances, de valeur et de force inégales, se sont heur­tées à Nîmes, et le résul­tat de leur bataille a été bien dif­fé­rent de celui des pré­cé­dents Congrès.

À Limoges (1906), à Nan­cy (1907), deux méthodes s’étaient oppo­sées lorsque ces deux Congrès avaient abor­dé la ques­tion syn­di­ca­liste. Les gues­distes tenaient pour la subor­di­na­tion des syn­di­cats unis dans la C.G.T. au par­ti socia­liste : à leurs yeux, seule la conquête des pou­voirs publics est révo­lu­tion­naire ; l’action éco­no­mique n’est qu’un plat réfor­misme. Les jau­res­sistes, infi­ni­ment plus habiles, prô­naient avec quelques réserves l’autonomie réci­proque de la Confé­dé­ra­tion et du P.S.U., en sou­hai­tant qu’une entente cor­diale puisse s’établir entre ces deux orga­ni­sa­tions, dont la pre­mière repré­sente le monde ouvrier que la seconde pré­tend représenter.

Les révo­lu­tion­naires insur­rec­tion­nels s’allièrent au jau­res­sistes qui rem­por­tèrent une écla­tante victoire.

À Tou­louse (1908), la ques­tion fut exa­mi­née dere­chef, mais fort peu et par ses à‑côtés. La grande bataille entre réfor­mistes et intran­si­geants se ter­mi­na, après un dis­cours de Jau­rès, long de plu­sieurs heures, par le vote enthou­siaste et una­nime d’une motion où cha­cune des ten­dances put trou­ver son compte, qui approu­vait toutes les méthodes sans en blâ­mer aucune, un chef‑d’œuvre de confu­sion­nisme, élo­quent, sonore et vide. D’ailleurs, c’était l’œuvre du direc­teur de l’Huma­ni­té.

À Nîmes, il n’en a pas été de même : les alliances ont été bou­le­ver­sées ; les oppo­si­tions intes­tines se sont mani­fes­tées avec plus de force que jamais. Enfin, la ques­tion des retraites ouvrières, qui a absor­bé la moi­tié du temps du Congrès, qui de secon­daire a pas­sé au rang prin­ci­pal, a per­mis de juger, sur le ter­rain pra­tique, la valeur réelle des déci­sions pré­cé­dem­ment adop­tées à l’égard du syn­di­ca­lisme dans le domaine de la théo­rie pure.

Les états-majors avaient été mobi­li­sés de part et d’autre. Il ne man­quait que Guesde, mais de Ber­lin, où le retient sa san­té déplo­rable, il avait adres­sé à ses lieu­te­nants une lettre dans laquelle il leur don­nait ses der­niers ordres. Du moins, c’est Her­vé qui le dit, et il est assez mau­vaise langue pour qu’on puisse le croire.

[|La pre­mière jour­née|]

Le dimanche matin 6 février, dans le casi­no Nîmes, ville dont la muni­ci­pa­li­té est socia­liste et qui a eu le bon­heur de pos­sé­der, en un an, trois maires jau­res­sistes ou gues­distes, 220 délé­gués, nan­tis de 336 man­dats et repré­sen­tant 72 fédé­ra­tions sur 79, s’assemblèrent : quelques autres les ral­lièrent après. Le groupe socia­liste par­le­men­taire avait envoyé une dou­zaine d’élus : Dejeante, Vaillant, Jau­rès, Grous­sier, Com­père-Morel, Varenne, Car­lier, Bedouce, Paul Constans, Nec­toux, Mille et Poulain.

La mati­née et une part de l’après-midi furent consa­crées aux hors‑d’œuvres tra­di­tion­nels de tout Congrès : dis­cours de récep­tion sym­pa­thiques, télé­grammes de sym­pa­thie et votes de sym­pa­thie, le temps néces­saire aux congres­sistes pour faire ou refaire connaissance.

La fin de l’agrès-midi fut consa­crée à une besogne plus posi­tive. Sous la pré­si­dence du dépu­té tou­lou­sain Bedouce, furent lus l’insignifiant rap­port du Conseil natio­nal, celui de la com­mis­sion de contrôle, et enfin le compte ren­du finan­cier : de ce der­nier, il res­sort que le P.S.U. pos­sède 73.000 francs dans sa caisse, mal­gré que les dépenses se soient éle­vées de 93.000 francs (1908) à 103.000 (1909) ; c’est que les recettes ont aug­men­té paral­lè­le­ment de 107.000 à 123.000 francs : c’est aus­si que les élus par­le­men­taires se font moins tirer l’oreille pour payer, à la veille des élec­tions, leur coti­sa­tion au Par­ti, et que cer­tains d’entre eux ont même fait quelques efforts pour atté­nuer leur dette.

Mais voi­ci le rap­port du groupe par­le­men­taire duquel il res­sort, avec évi­dence, que les élus, les délé­gués du pro­lé­ta­riat révo­lu­tion­naire au Par­le­ment n’ont pas fait grande besogne. Il se ter­mine sur une pro­so­po­pée pleine d’espérances ; les dépu­tés socia­listes sont satis­faits de leur œuvre. Her­vé, l’enfant ter­rible du Par­ti, l’est beau­coup moins.

Le chef des insur­rec­tion­nels se plaint, avec une véhé­mence qu’accentue sa voix acide et inégale, que les par­le­men­taires uni­fiés, qui sont aujourd’hui plus de cin­quante au Palais-Bour­bon fassent bien moins de besogne et bien moins de bruit qu’aux temps héroïques de 1893 où ils n’étaient qu’une poi­gnée contre le Constans de Four­mies et le Dupuy de la Bourse du Tra­vail. Il leur reproche d’avoir per­du tout esprit révo­lu­tion­naire, sous l’influence crois­sante de Jau­rès, de n’avoir pas su tirer par­ti du vote sur l’accroissement de l’indemnité par­le­men­taire, de n’avoir pas mené la cam­pagne de pro­tes­ta­tion néces­saire contre les infa­mies gouvernementales.

Contre le Cle­men­ceau de Vil­le­neuve-Saint-Georges, il n’y a pas eu la lutte vio­lente, achar­née, qu’on mena jadis contre Constans. De même, quand le minis­tère des trois rené­gats est arri­vé au pou­voir. Lorsque le pen­deur de Rus­sie est venu en France, on espé­rait une pro­tes­ta­tion vio­lente fai­sant scan­dale. On n’a rien eu de sem­blable. Dans la ques­tion des retraites, on ne s’attendait pas a voir Jau­rès et Sem­bat jouer le rôle de terre-neuve du pro­jet de loi gouvernemental.

Les pro­tes­ta­tions, quand elles se sont pro­duites, ont été bien sages et de pure forme. Her­vé n’admet pas qu’un Par­ti qui se pré­tend révo­lu­tion­naire adopte le pro­gramme et les méthodes des par­tis réfor­mistes bour­geois. Puisque lui et ses amis ne sont pas par­ve­nus à conser­ver dans l’Unité l’esprit de révolte, puisque le P.S.U. s’embourgeoise tou­jours davan­tage dans le réfor­misme, il se demande s’il ne devra pas bien­tôt le débar­ras­ser de sa per­sonne et lui enle­ver ain­si l’allure révo­lu­tion­naire que son adhé­sion lui confère.

La conclu­sion sen­sa­tion­nelle d’Hervé sur­prend tout le monde, même ses amis, et jette un froid dans l’assemblée…

Le Congrès passe à quelques autres brou­tilles : un vœu, qui doit demeu­rer pla­to­nique comme tous les pré­cé­dents, pour l’exclusion de Bre­ton, quelques affir­ma­tions sans plus de valeur au sujet de l’Ouenza, et le Congrès s’ajourne au len­de­main pour dis­cu­ter l’attitude que devront prendre les élus au sujet de la loi sur les retraites ouvrières.

[|La ques­tion des retraites|]

Cette ques­tion n’était pas pré­vue dans l’ordre du jour, c’est pour­quoi, sans doute, elle a pris plus de la moi­tié du temps.

Les lec­teurs de la Vie Ouvrière, après l’article de Mer­rheim et les polé­miques que le pro­jets a res­sus­ci­tées connaissent cette affaire.

Depuis un quart de siècle on parle d’accorder des retraites aux tra­vailleurs ; depuis près de vingt ans des pro­jets som­meillent dans la pous­sière des car­tons par­le­men­taires, pour repa­raître, chose étrange, chaque fois que s’approchent les élec­tions. Une pro­po­si­tion, dis­cu­tée d’abord en 1901, a été votée par la pré­cé­dente Chambre, uni­fiés y com­pris, deux mois avant la consul­ta­tion élec­to­rale de 1906 ; on n’en par­lait plus, on n’y pen­sait guère, lorsque le Sénat l’a mise en chan­tier à la fin de l’année der­nière. Les vieillards du Luxem­bourg l’ont votée aujourd’hui, et les par­le­men­taires du Palais-Bour­bon la rati­fie­ront à la hâte avant la dis­so­lu­tion de la Chambre, parce que la majo­ri­té veut se repré­sen­ter devant les élec­teurs avec une « réforme ».

En 1901, les syn­di­cats ouvriers repous­sèrent cette loi, après une consul­ta­tion offi­cielle, parce que le sys­tème des retraites est basé sur la capi­ta­li­sa­tion dans laquelle le pro­lé­ta­riat voit avec rai­son une escro­que­rie, parce qu’il ins­ti­tue sous la forme de ver­se­ments obli­ga­toires un nou­vel impôt dont la classe ouvrière fera tous les frais, parce que les tra­vailleurs étran­gers, pro­duc­teurs eux aus­si de la richesse sociale, par­ti­ci­pe­ront aux charges de la loi, sans avoir droit à ses béné­fices aléa­toires, parce que, enfin, l’âge pré­vu par les béné­fi­ciaires est trop éle­vé et le taux de la pen­sion trop réduit.

La pro­tes­ta­tion ouvrière qui grou­pait 98 p. 100 des syn­di­cats en 1901, ne pou­vait que se faire plus véhé­mente après les aggra­va­tions que le Sénat a appor­tées au pro­jet de la Chambre et dont la prin­ci­pale est celle qui fixe à 65 ans, au lieu de 60 ans, l’âge exi­gé des béné­fi­ciaires. Des polé­miques ont eu lieu dans la Voix du Peuple, dans la Guerre Sociale, dans le Socia­lisme, dans l’Huma­ni­té. Je ne rap­pel­le­rai que pour mémoire l’apologie de la « réforme » que Jau­rès a ten­tée dans son jour­nal, en affir­mant que « quand la capi­ta­li­sa­tion s’exerce au pro­fit de la classe ouvrière, elle est exac­te­ment le contraire du capi­ta­lisme », pro­po­si­tion sau­gre­nue, énon­cée à grand fra­cas et dont le tri­bun sonore s’est bien gar­dé de ten­ter une démonstration.

Les lec­teurs connaissent l’attitude de la C.G.T. ; elle n’est pas, ici, en cause. Il s’agissait seule­ment pour les uni­fiés de déci­der quelle conduite devraient tenir leurs élus à la Chambre ; ques­tion embar­ras­sante, puisque ces mêmes élus avaient voté d’enthousiasme pro­jet de 1901.

La dis­pute n’était pas, comme on l’a dit, entre réfor­mistes et révo­lu­tion­naires, entre les par­ti­sans de menus pro­fits et ceux de la poli­tique du tout ou rien : adver­saires et par­ti­sans de la loi admet­taient éga­le­ment la pos­si­bi­li­té d’une réforme puisqu’ils en dis­cu­taient les modalités !

Mais, devant les uni­fiés, le pro­blème se posait ain­si : ou repous­ser la loi, en s’abstenant ou en votant contre, et ris­quer par suite d’être accu­sés devant les élec­teurs d’inconséquence et d’hostilité aux réformes ouvrières, — ou l’approuver une seconde fois, et, dans ce cas, se pro­non­cer contre la volon­té for­mel­le­ment expri­mée par le pro­lé­ta­riat organisé.

Les dis­cus­sions de Limoges et de Nan­cy, sur les rap­ports de la C.G.T. et du P.S.U. étaient demeu­rées sur le ter­rain théo­rique et doc­tri­nal ; pour la pre­mière fois, ce pro­blème d’ordre géné­ral était posé dans le domaine de l’action positive.

Et l’on vit alors les jau­res­sistes — qui, alliés aux insur­rec­tion­nels, avaient affir­mé leur désir de res­pec­ter l’autonomie de la C.G.T. et de col­la­bo­rer à son œuvre, mais en dehors d’elle, de secon­der au point de vue poli­tique son œuvre éco­no­mique — se pro­non­cer contre l’action confé­dé­rale et rompre ouver­te­ment avec elle.

Par contre les gues­distes, dont le rêve est de subor­don­ner l’organisation syn­di­cale à l’action éco­no­mique, ont affir­mé leur oppo­si­tion à la réforme chère à Mil­le­rand et a Vivia­ni. Lafargue a reco­pié avec humour ses articles parus dans le Petit Sou en 1901 ; Bracke a mis en avant tous les argu­ments que pou­vait lui four­nir sa connais­sance de la langue grecque et de la langue alle­mande ; Rap­po­port a fait cho­rus. On pense bien que les cama­rades de Marius-André, ce syn­di­qué bizarre, n’agissaient pas ain­si par fer­veur syn­di­ca­liste : leur atti­tude était dic­tée par leur ini­mi­tié contre les jau­res­sistes. La lettre de Guesde, dont j’ai par­lé, leur enjoi­gnait de s’unir, dans ce but, aux insur­rec­tion­nels ; c’est d’ailleurs le secret de polichinelle…

Tous les par­le­men­taires, jau­res­sistes ou gues­distes, réfor­mistes ou intran­si­geants, à quelque ten­dance qu’ils appar­tiennent, étaient d’accord pour sou­hai­ter que la ques­tion fût réso­lue à l’amiable, afin de se retrou­ver en décente pos­ture devant le corps élec­to­ral. Aus­si la dis­cus­sion, si elle fut chaude, demeu­ra calme et académique.

Elle com­men­ça devant ces élé­ments bien ouvriers qui consti­tuent un Congrès socia­liste, par un dis­cours de Marius-André, hos­tile à la réforme ; elle se pour­sui­vit par un autre de Renau­del, nar­quois, gogue­nard et habile, qui mit en avant, en aimable pince-sans-rire, l’argument du syn­di­ca­lisme des fonc­tion­naires, pour nier les dan­gers du pro­jet ; puis Rap­po­port bre­douilla un dis­cours qui aurait été fort clair s’il avait pas­sé par une autre bouche et qui était réso­lu­ment contre.

Après eux vinrent Grous­sier, dépu­té, pour le vote du pro­jet, natu­rel­le­ment ; Necloux, un dépu­té encore, et non moins natu­rel­le­ment pour ; Albert Tho­mas, bûcheur patient et réfor­miste, qui se mit à expli­quer labo­rieu­se­ment que la loi n’est pas si mau­vaise ; Renard, gues­diste, secré­taire de la Fédé­ra­tion du Tex­tile, qui démo­lit avec véhé­mence la loi pour conclure — ô logique ! — qu’il fal­lait la voter d’abord pour l’amender ensuite ; Vaillant, qui cou­vrit de son écharpe rouge de vieux com­mu­nard, l’entreprise élec­to­rale des retraites ; Fian­cette, enfin, qui vint défendre sa motion d’après laquelle la loi est détes­table et qui conclut à l’abstention des parlementaires.

C’était assez pour une seule jour­née. Mais ce n’était pas tout : le len­de­main, mar­di, la joute ora­toire recommença.

Et l’on enten­dit Aubriot, éter­nel can­di­dat à Paris, pour la réforme ; Lafargue, tou­jours vert mal­gré son âge, demeu­ré le gas­con dont riait Karl Marx, qui pro­dui­sit, contre le pro­jet, des sta­tis­tiques assez contes­tables et des argu­ments plus heu­reux ; Sem­bat, dont la raille­rie étin­ce­lante s’évertua à ne rien prou­ver ; Luquet, mili­tant de la C.G.T., qui démo­lit avec conscience et avec talent la réforme gou­ver­ne­men­tale ; Jau­rès, qui mit, natu­rel­le­ment, quelques heures à célé­brer sur le mode dithy­ram­bique le « droit social nou­veau » que le pro­jet doit intro­duire dans le Code, d’après lui ; Lucien Roland, gues­diste, qui fut un sombre pro­phète ; Her­vé, qui s’attacha à démon­trer que les retraites ouvrières ain­si conçues sont contraires à l’esprit et au pro­gramme socia­listes révo­lu­tion­naires. Et d’autres par­lèrent ensuite : il y en eut encore treize qui croyaient avoir quelque chose à dire !

[|La motion Vaillant triomphe|]

On vou­drait pou­voir exa­mi­ner tous ces dis­cours, rame­ner cette ava­lanche ora­toire à sa juste valeur. C’est chose impossible.

En réa­li­té, enne­mis et par­ti­sans de la loi s’accordèrent sur un point : c’est que celle-ci est insuf­fi­sante et dan­ge­reuse, sinon détes­table. Mais la ques­tion à résoudre n’était pas celle de juger les ver­tus de la loi ; il fal­lait prendre une atti­tude poli­tique, pis encore, électorale.

Enfin le Congrès déci­da de voter pour une motion de Vaillant, à laquelle se ral­lièrent tous les réfor­mistes et qui disait :

… Si cri­ti­quable que soit l’ombre des dis­po­si­tions que contient le pro­jet de retraites ouvrières, ce pro­jet consacre cepen­dant le droit a l’existence et qu’en consé­quence le Congrès charge les élus du Par­ti de voter la loi au Par­le­ment, en fai­sant pré­cé­der leur vote d’une décla­ra­tion expri­mant des réserves et les charge aus­si d’une pro­pa­gande éner­gique dans le pays pour l’amélioration de la loi.

Et la motion pré­sen­tée par Luquet, approu­vée par les gues­distes et les insurrectionnels :

Le Congrès affirme une fois de plus la volon­té du Par­ti socia­liste de réa­li­ser au plus tôt un régime de retraites ouvrières qui donne satis­fac­tion au prolétariat.

Consi­dé­rant que la loi, telle qu’elle res­sort des décla­ra­tions du Sénat, n’est pas une réforme mais une spé­cu­la­tion bour­geoise qui est mas­quée sous l’apparence d’une loi de retraites ouvrières.

S’inspirant des déci­sions de la Confé­dé­ra­tion Géné­rale du Tra­vail, repousse comme dan­ge­reux et insuf­fi­sant le pro­jet voté par le Sénat.

Au vote, la réso­lu­tion Vaillant recueillit 193 man­dats contre 155 à celle de Luquet. Il y eut quatre abs­ten­tions : c’était la Fédé­ra­tion du Gard qui, dési­reuse de ne déplaire à per­sonne et dis­po­sant de 12 man­dats, en avait attri­bué 4 au vote de la loi, 4 autres contre, et les quatre der­nières à l’abstention.

[|La tac­tique élec­to­rale|]

Enfin, le mer­cre­di, vinrent les der­rières séances. Il res­tait encore de nom­breuses ques­tions à dis­cu­ter, jus­te­ment toutes celles qui étaient por­tées à l’ordre du jour du Congrès : tac­tique élec­to­rale, ques­tion agraire, coopé­ra­tisme, etc., dont les der­nières attendent depuis long­temps qu’un Congrès trouve quelques minutes pour les expé­dier, et dont la pre­mière est l’accompagnement obli­gé de toutes les assises d’un par­ti qui fonde son nombre, sinon sa force, sur des comi­tés élec­to­raux. Celle-là seule fut abor­dée sérieusement.

Elle eut pour pro­logue la nomi­na­tion des membres de la com­mis­sion admi­nis­tra­tive per­ma­nente, qui n’apporta pas grandes modi­fi­ca­tions à la pré­cé­dente et ne fut mar­quée que par un inci­dent : l’insurrectionnelle Made­leine Pel­le­tier, dont ne vou­laient pas jus­te­ment les insur­rec­tion­nels, fut élue galam­ment par les guesdistes !

Diverses motions rela­tives à la tac­tique à suivre dans la période élec­to­rale aux deux tours de scru­tin étaient en pré­sence. La pre­mière, rédi­gée par une com­mis­sion spé­ciale et lue par Com­père-Morel, rap­pelle la tra­di­tion­nelle motion de Cha­lon et conclut :

Écar­tant avec les Congrès de Saint-Étienne, le main­tien sys­té­ma­tique des can­di­dats socia­listes au deuxième tour de scru­tin, déclare que c’est comme par­tie de la classe ouvrière et de la révo­lu­tion et non comme allié de qui­conque que le Par­ti socia­liste, en même temps qu’il pour­suit la trans­for­ma­tion sociale, défend et déve­loppe les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, réclame l’extension des liber­tés poli­tiques et syn­di­cales et des mesures de laï­ci­té, tra­vaille l’amélioration des condi­tions de vie et de lutte du pro­lé­ta­riat, et reven­dique une orga­ni­sa­tion supé­rieure du suf­frage uni­ver­sel, par l’établissement du scru­tin de liste avec repré­sen­ta­tion pro­por­tion­nelle, qu’il récla­me­ra au cours de la cam­pagne élec­to­rale aus­si éner­gi­que­ment qu’il l’a défen­du devant le pays et devant le Parlement.

Dans ces condi­tions, il s’en remet avec confiance aux Fédé­ra­tions du soin de déci­der, sous le contrôle du Par­ti, leur atti­tude au deuxième tour de scru­tin sui­vant les inté­rêts ain­si com­pris de la classe ouvrière et du socialisme.

En vain, contre cette réso­lu­tion élas­tique, en oppo­sa-t-on deux autres, de Per­ceau et de Gré­goire, spé­ci­fiant le main­tien des can­di­dats socia­listes au deuxième tour. Après quelques amen­de­ments écar­tés, la motion de la com­mis­sion obtint 310 voix contre 41 aux autres.

Le Congrès était fini.

[|* * * * *|]

Cepen­dant, les délé­gués ne s’étaient pas sépa­rés sans rati­fier un appel élec­to­ral adres­sé « Aux Tra­vailleurs de France », qui débute par l’affirmation coutumière :

Tant que les moyens de pro­duc­tion seront déte­nus par une classe, tant que cette classe capi­ta­liste, maî­tresse des grands domaines et des grandes usines don­ne­ra en exploi­ta­tion le tra­vail, il n’y aura pour vous ni liber­té, ni sécu­ri­té, ni bien-être. Vous vous exté­nue­rez pour four­nir au capi­tal ses rentes, ses loyers, ses fer­mages, ses divi­dendes, ses dîmes mul­ti­pliées et accu­mu­lées ; c’est votre sub­stance qui fera la richesse de vos maîtres, c’est votre pas­si­vi­té qui fera leur force.

Il n’est qu’un moyen pour vous affran­chir : c’est de sub­sti­tuer à la pro­prié­té capi­ta­liste la pro­prié­té col­lec­ti­viste qui, gérée par vous et pour vous, fera de vous tous, serfs modernes du sala­riat, des pro­duc­teurs asso­ciés et libre.

Les immor­tels prin­cipes satis­faits, le mani­feste pour­suit sur un ton tout différent

Hommes d’action et réso­lus à arra­cher à l’État par la force de votre orga­ni­sa­tion poli­tique et syn­di­cale toutes les réformes qui peuvent allé­ger un peu vos souf­frances et accroître les liber­tés de votre mou­ve­ment, vous direz bien haut que les réformes immé­diates : limi­ta­tion à huit heures de la jour­née de tra­vail, exten­sion du droit syn­di­cal à tous les employés de l’État, du Dépar­te­ment et de la Com­mune, assu­rance sociale contre les risques du chô­mage et de la mala­die, impôt pro­gres­sif sur le reve­nu et les suc­ces­sions, retour à la nation des mono­poles dont le capi­tal a fait ses plus hautes for­te­resses, scru­tin de liste avec repré­sen­ta­tion pro­por­tion­nelle ne valent pour vous que comme moyen d’accroître votre puis­sance de reven­di­ca­tion totale et d’abattre tout l’édifice du capi­ta­lisme exploiteur.

Vous vous grou­pe­rez donc tous, tra­vailleurs des usines et des champs, en un grand par­ti de classe, en un Par­ti socia­liste, réa­li­sant pour tous les pro­duc­teurs la pro­prié­té com­mune des moyens de production.

Suivent une apo­lo­gie de la Repré­sen­ta­tion Pro­por­tion­nelle, et le cri :

« Vive la Répu­blique sociale ! »

[|Les appré­cia­tions|]

L’Huma­ni­té, organe offi­ciel du Par­ti Socia­liste, mais que dirigent les jau­res­sistes, appré­ciait ain­si les débats de Nîmes, immé­dia­te­ment après leur clôture :

Voi­ci ter­mi­né le sep­tième Congres du Par­ti. Il fera date dans nos annales. Jamais encore un Congres du Par­ti, un Congrès ouvrier, n’avait ain­si exa­mi­né jusque dans les détails et jugé du point de vue de l’intérêt ouvrier un texte législatif.

Les par­ti­sans du vote de la loi l’ont empor­té par 193 voix coutre 155, c’est pour eux une belle vic­toire non équi­voque. La motion qu’ils ont adop­tée rap­pelle les insuf­fi­sances et les lacunes de la loi, mais elle en accepte les bases essen­tielles, parce que cette loi est vrai­ment, selon la parole de Marx, plus qu’une conquête maté­rielle, parce qu’elle est la consé­cra­tion d’un grand prin­cipe : celui de l’assurance sociale.

Sur ce point pré­cis, le Congrès viens de faire la pre­mière appli­ca­tion de la méthode réa­liste et révo­lu­tion­naire, qu’il avait défi­nie à Toulouse.

… En véri­té, le Congrès a fait œuvre utile.

Les réfor­mistes du P.S.U. sont donc contents, mais ils ne sont pas seuls à l’être. Avec eux se réjouissent fran­che­ment les « indé­pen­dants » du socia­lisme, les radi­caux, la presse gou­ver­ne­men­tale, qui féli­citent, d’un com­mun accord, la majo­ri­té uni­fiée. La Démo­cra­tie Sociale, organe atti­tré du minis­tère de l’Intérieur, pro­clame, par exemple, que le Congrès de Nîmes « fut le suc­cès du bon sens, de la rai­son et de la sagesse, oppo­sé à l’anarchie, au gâchis, à la folie ». 

De tels éloges, venant de telles gens, sont bien faits pour jeter quelques doutes sur la valeur socia­liste des déci­sions prises par les délé­gués du P.S.U.

[|Les rap­ports des Syn­di­cats et du Par­ti|]

En réa­li­té, la dis­cus­sion sur le pro­jet gou­ver­ne­men­tal des retraites, qui a don­né au Congrès son carac­tère et qui ser­vi­ra à le défi­nir, n’a pas été abor­dée du point de vue des inté­rêts ouvriers.

Les divers ora­teurs ont moins cher­ché à défi­nir la valeur intrin­sèque de la réforme, au regard des tra­vailleurs, que la réper­cus­sion du vote de la loi sur la pro­chaine cam­pagne élec­to­rale. C’est que les élec­tions sont proches : dans deux mois, le suf­frage uni­ver­sel va être appe­lé à se prononcer.

Les par­ti­sans des retraites n’ont d’ailleurs pas cher­ché à dis­si­mu­ler ces pré­oc­cu­pa­tions élec­to­rales. Leur argu­ment essen­tiel, celui auquel se ramènent les diverses rai­sons qu’ils ont pu for­mu­ler, est celui-ci :

« Que les dépu­tés uni­fiés s’abstiennent de voter la loi ou votent contre elle, elle sera accep­tée néan­moins, parce que les radi­caux, qui sont la majo­ri­té de la Chambre, ont besoin d’une réforme, quelle qu’elle soit, pour ne pas se repré­sen­ter les mains vides devant les élec­teurs. Mais, dans ce cas, ils auront beau jeu pour repro­cher aux élus du Par­ti d’avoir repous­sé une réforme qui inté­resse les prolétaires. »

Cet argu­ment — le seul en réa­li­té — ne manque pas d’une cer­taine valeur puisqu’il s’adresse à un par­ti dont presque tous les chefs sont dépu­tés ou aspirent à le deve­nir, et dont la majo­ri­té des adhé­rents croient que la trans­for­ma­tion sociale se fera par l’action par­le­men­taire, sera réa­li­sée lorsqu’une majo­ri­té socia­liste sié­ge­ra au Parlement !

Mais c’est sa seule valeur : jus­te­ment, il abou­tit à mar­quer la dif­fé­rence pro­fonde de l’action éco­no­mique du pro­lé­ta­riat avec celle d’un par­ti qui se donne pour le repré­sen­tant poli­tique de la classe ouvrière. Davan­tage même, il accen­tue la défor­ma­tion que le par­le­men­ta­risme inflige à la doc­trine socialiste.

Quoi ! voi­là une orga­ni­sa­tion, le Par­ti socia­liste, qui reven­dique hau­te­ment le droit de par­ler seul au nom des tra­vailleurs, qui pré­tend pos­sé­der une doc­trine propre, irré­duc­tible à celle des autres par­tis poli­tiques aux­quels il déclare s’opposer comme à des défen­seurs du régime capi­ta­liste qu’il com­bat, et ce Par­ti est inca­pable d’opposer une concep­tion par­ti­cu­lière à la leur, d’affirmer cette doc­trine dont il est fier ; il s’avoue impuis­sant à défendre les reven­di­ca­tions for­mu­lées par la classe ouvrière ; il réduit son pro­gramme à de simples sur­en­chères élec­to­rales ; il se dimi­nue jusqu’à n’être que l’ombre des par­le­men­taires bourgeois !

Car c’est bien à cela qu’aboutissent les rai­sons déve­lop­pées à Nîmes par les ora­teurs de la majo­ri­té : les retraites ouvrières ne valent rien ; néan­moins, les élus les vote­ront, oublieux du res­pect qu’ils avaient affir­mé naguère pour l’action syn­di­ca­liste, en pro­met­tant à leurs élec­teurs de les modi­fier – plus tard, beau­coup plus tard !

Ain­si tombe le masque. L’intérêt dés dépu­tés passe avant celui de la classe ouvrière ; le Par­ti socia­liste a sur­tout pour rai­son d’être de défendre le pre­mier, – et par­fois le second, à la condi­tion qu’il s’accorde avec l’autre !

[|* * * * *|]

Qu’on ne vienne pas dire qu’une mino­ri­té impo­sante s’est affir­mée à Nîmes en faveur de la cam­pagne que mène la C.G.T.

Les par­ti­sans du vote de la loi – ceux qui se sont comp­tés sur la motion Vaillant – groupent tous les jau­res­sistes, c’est-à-dire ceux qui, à Limoges et à Nan­cy, avaient affir­mé leur volon­té de ne point atten­ter à l’autonomie de la C.G.T. et de col­la­bo­rer seule­ment à la même œuvre, en dehors d’elle. Leur res­pect du syn­di­ca­lisme a dis­pa­ru à la pre­mière occasion.

Ceux qui, par la motion Luquet, ont pris par­ti contre la cari­ca­ture de réforme pour les mêmes rai­sons que la C.G.T., sont les gues­distes et la petite poi­gnée d’insurrectionnels. Mais les gues­distes, ce sont pré­ci­sé­ment ceux qui s’opposaient avec âpre­té, par ]a voix de Guesde, à l’autonomie des syn­di­cats ouvriers, récla­maient l’union des deux orga­ni­sa­tions poli­tiques et éco­no­miques du pro­lé­ta­riat, dans le but à peine dégui­sé de subor­don­ner celle-ci à celle-là, sui­vant l’exemple désas­treux de la social-démo­cra­tie ger­ma­nique. Est-il donc pos­sible de les tenir pour syndicalistes ?

Res­tent les insur­rec­tion­nels, peu nom­breux, et dont la ten­dance est cer­tai­ne­ment en voie de désor­ga­ni­sa­tion. Ceux-là sont plus proches que leurs cama­rades de l’action ouvrière, mais leur doc­trine sociale, fort impré­cise d’ailleurs, veut subor­don­ner le syn­di­ca­lisme à l’action éner­gique d’une mino­ri­té étran­gère à lui qui l’entraînera dans la grève géné­rale et l’insurrection.

Il ne peut donc plus sub­sis­ter d’illusions, après Nîmes, sur les rap­ports de la C.G.T. et du P.S.U. Non seule­ment la majo­ri­té n’a pas vou­lu entendre la pro­tes­ta­tion ouvrière, mais elle a une autre ambi­tion : il est carac­té­ris­tique qu’un des chefs jau­res­sistes, le citoyen Renau­del, a annon­cé à ses futurs élec­teurs du Var que le Par­ti socia­liste allait prendre l’initiative d’une cam­pagne pour l’amélioration de la loi sur les retraites et convier la classe ouvrière à se ral­lier autour de lui !

L’affirmation de la neu­tra­li­té des poli­ti­ciens à l’égard du syn­di­ca­lisme n’aura duré que quelques années. Aujourd’hui va recom­men­cer ]a cam­pagne d’intrusion dans les orga­ni­sa­tions ouvrières, sous l’œil bien­veillant des ministres socia­listes, Briand, Vivia­ni, Mil­le­rand, que les uni­fiés accusent bien encore de tra­hi­son dans les mee­tings, mais aux­quels, dans la Chambre, ils apportent un concours à peine dissimulé.

[|Pra­tique par­le­men­taire et théo­rie socia­liste|]

Est-il témé­raire d’affirmer que cette ten­ta­tive est bien tar­dive maintenant ?

Elle se mani­feste après que les poli­ti­ciens ont dénon­cé d’eux-mêmes la confu­sion qui pou­vait régner encore sur le Par­ti socia­liste et l’organisation syndicale.

De plus en plus, en même temps que le syn­di­ca­lisme déve­loppe et for­ti­fie ses concep­tions et ses méthodes révo­lu­tion­naires, le socia­lisme poli­tique rétré­cit sa doc­trine et appau­vrit son action, se réduit à n’être qu’une orga­ni­sa­tion élec­to­rale, sem­blable à toutes les autres.

Sans doute affirme-t-on encore le res­pect des grands prin­cipes, mais c’est pour les tra­hir de plus en plus, pour dimi­nuer l’ampleur de leur action. On parle encore « révo­lu­tion­nai­re­ment », mais, de l’esprit de révolte affir­mé naguère, il ne sub­siste que le voca­bu­laire spé­cial. Sous pré­texte d’action réa­liste, on a pro­gres­si­ve­ment atté­nué les pro­grammes. Le pro­gramme maxi­mum a dis­pa­ru, le pro­gramme mini­mum a été rétré­ci jusqu’à n’être plus qu’une plate-forme poli­tique pour les besoins d’une élec­tion. On affirme bien encore l’idéal col­lec­ti­viste ou com­mu­niste, mais comme une chose nébu­leuse et loin­taine, et c’est pour pré­co­ni­ser seule­ment la Repré­sen­ta­tion Proportionnelle.

Il est inutile d’insister sur cette déca­dence. Elle est com­plète, irré­mé­diable aus­si. Le Par­ti socia­liste subit les consé­quences de son action. Il est fort, il compte près de 75.000 membres dont ]a plu­part versent régu­liè­re­ment leurs coti­sa­tions ; c’est même le seul par­ti poli­tique digne de ce nom en France. Mais sa force appa­rente, le nombre de ses adhé­rents, il les doit à ce qu’il est une orga­ni­sa­tion élec­to­rale. Il n’existerait pas d’ailleurs — ou n’existerait qu’à peine — s’il ne pou­vait pro­po­ser à la plu­part de ses membres un objet posi­tif et immé­diat, l’envoi de dépu­tés au Par­le­ment, s’il se bor­nait à leur prê­cher la Révo­lu­tion à venir… Mais jus­te­ment, cette indis­pen­sable tac­tique élec­to­rale le déforme. Au début, les socia­listes niaient la valeur de l’action par­le­men­taire ; élus au Par­le­ment, ils ont trou­vé des excuses à leur atti­tude nou­velle, puis en ont fait l’éloge, l’ont pro­po­sée comme une méthode suf­fi­sante pour réa­li­ser la trans­for­ma­tion sociale ; mieux encore, ils en ont fait une doctrine.

C’est de cela que le socia­lisme poli­tique se meurt. Ses chefs ont été pris dans l’engrenage de la par­ti­ci­pa­tion plus ou moins directe au pou­voir, et ils ont entraî­né leurs dis­ciples avec eux. Le Par­ti socia­liste conquer­ra encore de nou­veaux sièges, il for­ti­fie­ra sans nul doute sa posi­tion à la Chambre, mais par là-même il se rap­pro­che­ra de plus en plus des autres par­tis. Il n’est guère, en ce moment, que l’avant-garde de la gauche répu­bli­caine ; peu à peu, à mesure que les anciens groupes s’épuiseront ou se dis­cré­di­te­ront comme sont en train de le faire les radi­caux, il pren­dra leur place. Un jour proche c’en sera fini du Par­ti Socia­liste en tant que socia­liste. L’étiquette sub­sis­te­ra peut-être, mais que prouvent les étiquettes ?

Ce n’est pas qu’en France que ce mou­ve­ment est sen­sible. En Alle­magne, la social-démo­cra­tie, si fière, si intran­si­geante théo­ri­que­ment, glisse aux mains réfor­mistes ; en Ita­lie, le chef socia­liste Andrea Cos­ta vient de mou­rir vice-pré­sident de la Chambre, et Enri­co Fer­ri se déclare prêt à accep­ter un minis­tère ; en Bel­gique, le jour même où se réunis­saient les uni­fiés fran­çais, le Congrès du Par­ti ouvrier décla­rait avec Van­der­velde que la par­ti­ci­pa­tion au pou­voir n’est pas contraire aux prin­cipes ; en Angle­terre, les tra­vaillistes ne sont que l’ombre du Par­ti libé­ral. L’intransigeance doc­tri­naire affir­mée au Congrès d’Amsterdam n’a pas tenu long­temps au contact des réa­li­tés du pouvoir…

Il faut main­te­nant se repor­ter au Congrès de Londres, rap­pe­ler l’exclusion pro­non­cée contre les anti­par­le­men­taires, excom­mu­niés par l’orgueilleuse social-démo­cra­tie. La tac­tique pro­cla­mée alors a main­te­nant presque ache­vé son œuvre : on peut la juger aujourd’hui

[/​Har­mel/​]

La Presse Anarchiste