Le Parti socialiste (Section française de l’Internationale Ouvrière) vient de tenir son Congrès à Nîmes, les 6, 7, 8 et 9 février. C’est le septième depuis que l’Unité a assemblé dans une organisation commune, suivant le vœu du Congrès d’Amsterdam, des fractions jusque-là ennemies : les réformistes, groupés autour de Jaurès dans le Parti socialiste français ; les guesdistes et les blanquistes du Parti socialiste de France, et quelques fédérations départementales autonomes.
Cette alliance ne s’est pas faite sans quelque déchet. L’Unité proclamée, de nombreux parlementaires s’en sont écartés tout de suite, pour prendre l’étiquette plus accommodante d’indépendants, et leur troupe s’est accrue chaque année de nouveaux transfuges. Le P.S.U. s’en console en pensant que le départ de ses brebis galeuses purifie ses rangs : ce n’est pas tout à fait sûr.
Unité n’est pas uniformité. Il n’y a plus de partis séparés et adversaires, mais ils subsistent encore avec leur mentalité propre et leurs méthodes particulières, presque aussi vigoureusement que jadis. Les frères ennemis ont renoncé à s’entredéchirer publiquement, mais cela ne signifie pas qu’ils soient réconciliés.
[|Les diverses tendances|]
On ne dit plus partis, on dit tendances. Or, deux d’entre elles se partagent la S.F.I.O.
D’une part, les jauressistes, ainsi nommés parce qu’ils subissent l’incontestable influence de Jaurès, réformistes encore, parlementaires toujours, qui n’ont pas abandonné sans idée de retour toute tactique de participation au pouvoir, mais qui la dissimulent sous une politique adroite et souple et une diplomatie excellente.
De l’autre côté, les guesdisies, organisés avec une discipline remarquable, forts de l’appui unanime de la puissante Fédération du Nord (10.000 cotisants), doctrinaires – leurs ennemis disent sectaires non sans raisons, – mais doctrinaires seulement pour ce qui touche à la doctrine et à la théorie. En politique, très souples, eux aussi, autant que lorsqu’à Bordeaux, naguère, ils faisaient un pacte avec la réaction : leur mépris, qu’ils proclament égal pour tous les « partis bourgeois », leur est une excuse commode pour des alliances que les jauressistes vertueux et la radicaille proclament compromettantes. Leur orthodoxie a d’ailleurs varié : jadis – c’est vieux, il y a de cela plus de vingt ans, – ils proclamaient par la plume de Guesde que le parlementarisme est néfaste ; peu d’années plus tard, par la plume du même Guesde, ils célébraient les vertus de la « conquête des pouvoirs publics ». Ce sont les social-démocrates de France : en dehors de la célèbre « conquête », tout est déviation : le syndicalisme, aussi bien que l’antialcoolisme, l’antimilitarisme, l’anticléricalisme. Ils sont, ou se croient purs.
À côté de ces deux tendances, quelques autres subsistent.
Les allemanistes, jadis antiparlementaires, quasi-anarchistes, et qui ont disparu, leur chef, Allemane, ayant décroché un siège de député et s’étant converti aussitôt à l’action parlementaire.
Les possibilistes, amis de Brousse – je n’y songe que parce que leur quartier général est sous mes fenêtres, – ont sagacement essayé de se survivre : la plupart de leurs militants sont entrés chez les indépendants et forment l’équipe du sieur Lajarrige, indépendant lui aussi, ex-ouvrier gazier, conseiller municipal de Paris, commandité de Lépine et de Rouvier, commanditaire de l’Action Ouvrière, directeur de la coopérative (Papier, directeur du Courrier de la Seine, secrétaire du Syndicat national du gaz. Les quelques individus qui sont demeurés dans l’Unité se confondent avec les disciples de Jaurès.
Dispersés également, les blanquistes qui se groupaient autour du citoyen Vaillant.
L’an dernier, des adhérents du Parti unifié cherchèrent à fonder une tendance syndicaliste, restée à l’état de velléité.
Restent les insurrectionnels. La tendance est de création récente ; elle a pour chef incontesté Gustave Hervé. C’est un état-major presque sans troupes, qui compte bien des adhérents dans la Fédération de la Seine et la majorité de celle de l’Yonne, mais, pour ainsi dire, aucun en province. Cette tendance, non plus, n’a pas trouvé la gloire : mis à part quelques rares militants groupés autour de la Guerre Sociale, elle ne compte guère que ses chefs, Hervé, Jobert, Perceau, Méric, et peut-être la citoyenne doctoresse Madeleine Pelletier – malheureusement pour eux !
[|Les Congrès précédents|]
Ces tendances, de valeur et de force inégales, se sont heurtées à Nîmes, et le résultat de leur bataille a été bien différent de celui des précédents Congrès.
À Limoges (1906), à Nancy (1907), deux méthodes s’étaient opposées lorsque ces deux Congrès avaient abordé la question syndicaliste. Les guesdistes tenaient pour la subordination des syndicats unis dans la C.G.T. au parti socialiste : à leurs yeux, seule la conquête des pouvoirs publics est révolutionnaire ; l’action économique n’est qu’un plat réformisme. Les jauressistes, infiniment plus habiles, prônaient avec quelques réserves l’autonomie réciproque de la Confédération et du P.S.U., en souhaitant qu’une entente cordiale puisse s’établir entre ces deux organisations, dont la première représente le monde ouvrier que la seconde prétend représenter.
Les révolutionnaires insurrectionnels s’allièrent au jauressistes qui remportèrent une éclatante victoire.
À Toulouse (1908), la question fut examinée derechef, mais fort peu et par ses à‑côtés. La grande bataille entre réformistes et intransigeants se termina, après un discours de Jaurès, long de plusieurs heures, par le vote enthousiaste et unanime d’une motion où chacune des tendances put trouver son compte, qui approuvait toutes les méthodes sans en blâmer aucune, un chef‑d’œuvre de confusionnisme, éloquent, sonore et vide. D’ailleurs, c’était l’œuvre du directeur de l’Humanité.
À Nîmes, il n’en a pas été de même : les alliances ont été bouleversées ; les oppositions intestines se sont manifestées avec plus de force que jamais. Enfin, la question des retraites ouvrières, qui a absorbé la moitié du temps du Congrès, qui de secondaire a passé au rang principal, a permis de juger, sur le terrain pratique, la valeur réelle des décisions précédemment adoptées à l’égard du syndicalisme dans le domaine de la théorie pure.
Les états-majors avaient été mobilisés de part et d’autre. Il ne manquait que Guesde, mais de Berlin, où le retient sa santé déplorable, il avait adressé à ses lieutenants une lettre dans laquelle il leur donnait ses derniers ordres. Du moins, c’est Hervé qui le dit, et il est assez mauvaise langue pour qu’on puisse le croire.
[|La première journée|]
Le dimanche matin 6 février, dans le casino Nîmes, ville dont la municipalité est socialiste et qui a eu le bonheur de posséder, en un an, trois maires jauressistes ou guesdistes, 220 délégués, nantis de 336 mandats et représentant 72 fédérations sur 79, s’assemblèrent : quelques autres les rallièrent après. Le groupe socialiste parlementaire avait envoyé une douzaine d’élus : Dejeante, Vaillant, Jaurès, Groussier, Compère-Morel, Varenne, Carlier, Bedouce, Paul Constans, Nectoux, Mille et Poulain.
La matinée et une part de l’après-midi furent consacrées aux hors‑d’œuvres traditionnels de tout Congrès : discours de réception sympathiques, télégrammes de sympathie et votes de sympathie, le temps nécessaire aux congressistes pour faire ou refaire connaissance.
La fin de l’agrès-midi fut consacrée à une besogne plus positive. Sous la présidence du député toulousain Bedouce, furent lus l’insignifiant rapport du Conseil national, celui de la commission de contrôle, et enfin le compte rendu financier : de ce dernier, il ressort que le P.S.U. possède 73.000 francs dans sa caisse, malgré que les dépenses se soient élevées de 93.000 francs (1908) à 103.000 (1909) ; c’est que les recettes ont augmenté parallèlement de 107.000 à 123.000 francs : c’est aussi que les élus parlementaires se font moins tirer l’oreille pour payer, à la veille des élections, leur cotisation au Parti, et que certains d’entre eux ont même fait quelques efforts pour atténuer leur dette.
Mais voici le rapport du groupe parlementaire duquel il ressort, avec évidence, que les élus, les délégués du prolétariat révolutionnaire au Parlement n’ont pas fait grande besogne. Il se termine sur une prosopopée pleine d’espérances ; les députés socialistes sont satisfaits de leur œuvre. Hervé, l’enfant terrible du Parti, l’est beaucoup moins.
Le chef des insurrectionnels se plaint, avec une véhémence qu’accentue sa voix acide et inégale, que les parlementaires unifiés, qui sont aujourd’hui plus de cinquante au Palais-Bourbon fassent bien moins de besogne et bien moins de bruit qu’aux temps héroïques de 1893 où ils n’étaient qu’une poignée contre le Constans de Fourmies et le Dupuy de la Bourse du Travail. Il leur reproche d’avoir perdu tout esprit révolutionnaire, sous l’influence croissante de Jaurès, de n’avoir pas su tirer parti du vote sur l’accroissement de l’indemnité parlementaire, de n’avoir pas mené la campagne de protestation nécessaire contre les infamies gouvernementales.
Contre le Clemenceau de Villeneuve-Saint-Georges, il n’y a pas eu la lutte violente, acharnée, qu’on mena jadis contre Constans. De même, quand le ministère des trois renégats est arrivé au pouvoir. Lorsque le pendeur de Russie est venu en France, on espérait une protestation violente faisant scandale. On n’a rien eu de semblable. Dans la question des retraites, on ne s’attendait pas a voir Jaurès et Sembat jouer le rôle de terre-neuve du projet de loi gouvernemental.
Les protestations, quand elles se sont produites, ont été bien sages et de pure forme. Hervé n’admet pas qu’un Parti qui se prétend révolutionnaire adopte le programme et les méthodes des partis réformistes bourgeois. Puisque lui et ses amis ne sont pas parvenus à conserver dans l’Unité l’esprit de révolte, puisque le P.S.U. s’embourgeoise toujours davantage dans le réformisme, il se demande s’il ne devra pas bientôt le débarrasser de sa personne et lui enlever ainsi l’allure révolutionnaire que son adhésion lui confère.
La conclusion sensationnelle d’Hervé surprend tout le monde, même ses amis, et jette un froid dans l’assemblée…
Le Congrès passe à quelques autres broutilles : un vœu, qui doit demeurer platonique comme tous les précédents, pour l’exclusion de Breton, quelques affirmations sans plus de valeur au sujet de l’Ouenza, et le Congrès s’ajourne au lendemain pour discuter l’attitude que devront prendre les élus au sujet de la loi sur les retraites ouvrières.
[|La question des retraites|]
Cette question n’était pas prévue dans l’ordre du jour, c’est pourquoi, sans doute, elle a pris plus de la moitié du temps.
Les lecteurs de la Vie Ouvrière, après l’article de Merrheim et les polémiques que le projets a ressuscitées connaissent cette affaire.
Depuis un quart de siècle on parle d’accorder des retraites aux travailleurs ; depuis près de vingt ans des projets sommeillent dans la poussière des cartons parlementaires, pour reparaître, chose étrange, chaque fois que s’approchent les élections. Une proposition, discutée d’abord en 1901, a été votée par la précédente Chambre, unifiés y compris, deux mois avant la consultation électorale de 1906 ; on n’en parlait plus, on n’y pensait guère, lorsque le Sénat l’a mise en chantier à la fin de l’année dernière. Les vieillards du Luxembourg l’ont votée aujourd’hui, et les parlementaires du Palais-Bourbon la ratifieront à la hâte avant la dissolution de la Chambre, parce que la majorité veut se représenter devant les électeurs avec une « réforme ».
En 1901, les syndicats ouvriers repoussèrent cette loi, après une consultation officielle, parce que le système des retraites est basé sur la capitalisation dans laquelle le prolétariat voit avec raison une escroquerie, parce qu’il institue sous la forme de versements obligatoires un nouvel impôt dont la classe ouvrière fera tous les frais, parce que les travailleurs étrangers, producteurs eux aussi de la richesse sociale, participeront aux charges de la loi, sans avoir droit à ses bénéfices aléatoires, parce que, enfin, l’âge prévu par les bénéficiaires est trop élevé et le taux de la pension trop réduit.
La protestation ouvrière qui groupait 98 p. 100 des syndicats en 1901, ne pouvait que se faire plus véhémente après les aggravations que le Sénat a apportées au projet de la Chambre et dont la principale est celle qui fixe à 65 ans, au lieu de 60 ans, l’âge exigé des bénéficiaires. Des polémiques ont eu lieu dans la Voix du Peuple, dans la Guerre Sociale, dans le Socialisme, dans l’Humanité. Je ne rappellerai que pour mémoire l’apologie de la « réforme » que Jaurès a tentée dans son journal, en affirmant que « quand la capitalisation s’exerce au profit de la classe ouvrière, elle est exactement le contraire du capitalisme », proposition saugrenue, énoncée à grand fracas et dont le tribun sonore s’est bien gardé de tenter une démonstration.
Les lecteurs connaissent l’attitude de la C.G.T. ; elle n’est pas, ici, en cause. Il s’agissait seulement pour les unifiés de décider quelle conduite devraient tenir leurs élus à la Chambre ; question embarrassante, puisque ces mêmes élus avaient voté d’enthousiasme projet de 1901.
La dispute n’était pas, comme on l’a dit, entre réformistes et révolutionnaires, entre les partisans de menus profits et ceux de la politique du tout ou rien : adversaires et partisans de la loi admettaient également la possibilité d’une réforme puisqu’ils en discutaient les modalités !
Mais, devant les unifiés, le problème se posait ainsi : ou repousser la loi, en s’abstenant ou en votant contre, et risquer par suite d’être accusés devant les électeurs d’inconséquence et d’hostilité aux réformes ouvrières, — ou l’approuver une seconde fois, et, dans ce cas, se prononcer contre la volonté formellement exprimée par le prolétariat organisé.
Les discussions de Limoges et de Nancy, sur les rapports de la C.G.T. et du P.S.U. étaient demeurées sur le terrain théorique et doctrinal ; pour la première fois, ce problème d’ordre général était posé dans le domaine de l’action positive.
Et l’on vit alors les jauressistes — qui, alliés aux insurrectionnels, avaient affirmé leur désir de respecter l’autonomie de la C.G.T. et de collaborer à son œuvre, mais en dehors d’elle, de seconder au point de vue politique son œuvre économique — se prononcer contre l’action confédérale et rompre ouvertement avec elle.
Par contre les guesdistes, dont le rêve est de subordonner l’organisation syndicale à l’action économique, ont affirmé leur opposition à la réforme chère à Millerand et a Viviani. Lafargue a recopié avec humour ses articles parus dans le Petit Sou en 1901 ; Bracke a mis en avant tous les arguments que pouvait lui fournir sa connaissance de la langue grecque et de la langue allemande ; Rappoport a fait chorus. On pense bien que les camarades de Marius-André, ce syndiqué bizarre, n’agissaient pas ainsi par ferveur syndicaliste : leur attitude était dictée par leur inimitié contre les jauressistes. La lettre de Guesde, dont j’ai parlé, leur enjoignait de s’unir, dans ce but, aux insurrectionnels ; c’est d’ailleurs le secret de polichinelle…
Tous les parlementaires, jauressistes ou guesdistes, réformistes ou intransigeants, à quelque tendance qu’ils appartiennent, étaient d’accord pour souhaiter que la question fût résolue à l’amiable, afin de se retrouver en décente posture devant le corps électoral. Aussi la discussion, si elle fut chaude, demeura calme et académique.
Elle commença devant ces éléments bien ouvriers qui constituent un Congrès socialiste, par un discours de Marius-André, hostile à la réforme ; elle se poursuivit par un autre de Renaudel, narquois, goguenard et habile, qui mit en avant, en aimable pince-sans-rire, l’argument du syndicalisme des fonctionnaires, pour nier les dangers du projet ; puis Rappoport bredouilla un discours qui aurait été fort clair s’il avait passé par une autre bouche et qui était résolument contre.
Après eux vinrent Groussier, député, pour le vote du projet, naturellement ; Necloux, un député encore, et non moins naturellement pour ; Albert Thomas, bûcheur patient et réformiste, qui se mit à expliquer laborieusement que la loi n’est pas si mauvaise ; Renard, guesdiste, secrétaire de la Fédération du Textile, qui démolit avec véhémence la loi pour conclure — ô logique ! — qu’il fallait la voter d’abord pour l’amender ensuite ; Vaillant, qui couvrit de son écharpe rouge de vieux communard, l’entreprise électorale des retraites ; Fiancette, enfin, qui vint défendre sa motion d’après laquelle la loi est détestable et qui conclut à l’abstention des parlementaires.
C’était assez pour une seule journée. Mais ce n’était pas tout : le lendemain, mardi, la joute oratoire recommença.
Et l’on entendit Aubriot, éternel candidat à Paris, pour la réforme ; Lafargue, toujours vert malgré son âge, demeuré le gascon dont riait Karl Marx, qui produisit, contre le projet, des statistiques assez contestables et des arguments plus heureux ; Sembat, dont la raillerie étincelante s’évertua à ne rien prouver ; Luquet, militant de la C.G.T., qui démolit avec conscience et avec talent la réforme gouvernementale ; Jaurès, qui mit, naturellement, quelques heures à célébrer sur le mode dithyrambique le « droit social nouveau » que le projet doit introduire dans le Code, d’après lui ; Lucien Roland, guesdiste, qui fut un sombre prophète ; Hervé, qui s’attacha à démontrer que les retraites ouvrières ainsi conçues sont contraires à l’esprit et au programme socialistes révolutionnaires. Et d’autres parlèrent ensuite : il y en eut encore treize qui croyaient avoir quelque chose à dire !
[|La motion Vaillant triomphe|]
On voudrait pouvoir examiner tous ces discours, ramener cette avalanche oratoire à sa juste valeur. C’est chose impossible.
En réalité, ennemis et partisans de la loi s’accordèrent sur un point : c’est que celle-ci est insuffisante et dangereuse, sinon détestable. Mais la question à résoudre n’était pas celle de juger les vertus de la loi ; il fallait prendre une attitude politique, pis encore, électorale.
Enfin le Congrès décida de voter pour une motion de Vaillant, à laquelle se rallièrent tous les réformistes et qui disait :
… Si critiquable que soit l’ombre des dispositions que contient le projet de retraites ouvrières, ce projet consacre cependant le droit a l’existence et qu’en conséquence le Congrès charge les élus du Parti de voter la loi au Parlement, en faisant précéder leur vote d’une déclaration exprimant des réserves et les charge aussi d’une propagande énergique dans le pays pour l’amélioration de la loi.
Et la motion présentée par Luquet, approuvée par les guesdistes et les insurrectionnels :
Le Congrès affirme une fois de plus la volonté du Parti socialiste de réaliser au plus tôt un régime de retraites ouvrières qui donne satisfaction au prolétariat.
Considérant que la loi, telle qu’elle ressort des déclarations du Sénat, n’est pas une réforme mais une spéculation bourgeoise qui est masquée sous l’apparence d’une loi de retraites ouvrières.
S’inspirant des décisions de la Confédération Générale du Travail, repousse comme dangereux et insuffisant le projet voté par le Sénat.
Au vote, la résolution Vaillant recueillit 193 mandats contre 155 à celle de Luquet. Il y eut quatre abstentions : c’était la Fédération du Gard qui, désireuse de ne déplaire à personne et disposant de 12 mandats, en avait attribué 4 au vote de la loi, 4 autres contre, et les quatre dernières à l’abstention.
[|La tactique électorale|]
Enfin, le mercredi, vinrent les derrières séances. Il restait encore de nombreuses questions à discuter, justement toutes celles qui étaient portées à l’ordre du jour du Congrès : tactique électorale, question agraire, coopératisme, etc., dont les dernières attendent depuis longtemps qu’un Congrès trouve quelques minutes pour les expédier, et dont la première est l’accompagnement obligé de toutes les assises d’un parti qui fonde son nombre, sinon sa force, sur des comités électoraux. Celle-là seule fut abordée sérieusement.
Elle eut pour prologue la nomination des membres de la commission administrative permanente, qui n’apporta pas grandes modifications à la précédente et ne fut marquée que par un incident : l’insurrectionnelle Madeleine Pelletier, dont ne voulaient pas justement les insurrectionnels, fut élue galamment par les guesdistes !
Diverses motions relatives à la tactique à suivre dans la période électorale aux deux tours de scrutin étaient en présence. La première, rédigée par une commission spéciale et lue par Compère-Morel, rappelle la traditionnelle motion de Chalon et conclut :
Écartant avec les Congrès de Saint-Étienne, le maintien systématique des candidats socialistes au deuxième tour de scrutin, déclare que c’est comme partie de la classe ouvrière et de la révolution et non comme allié de quiconque que le Parti socialiste, en même temps qu’il poursuit la transformation sociale, défend et développe les institutions démocratiques, réclame l’extension des libertés politiques et syndicales et des mesures de laïcité, travaille l’amélioration des conditions de vie et de lutte du prolétariat, et revendique une organisation supérieure du suffrage universel, par l’établissement du scrutin de liste avec représentation proportionnelle, qu’il réclamera au cours de la campagne électorale aussi énergiquement qu’il l’a défendu devant le pays et devant le Parlement.
Dans ces conditions, il s’en remet avec confiance aux Fédérations du soin de décider, sous le contrôle du Parti, leur attitude au deuxième tour de scrutin suivant les intérêts ainsi compris de la classe ouvrière et du socialisme.
En vain, contre cette résolution élastique, en opposa-t-on deux autres, de Perceau et de Grégoire, spécifiant le maintien des candidats socialistes au deuxième tour. Après quelques amendements écartés, la motion de la commission obtint 310 voix contre 41 aux autres.
Le Congrès était fini.
[|* * * * *|]
Cependant, les délégués ne s’étaient pas séparés sans ratifier un appel électoral adressé « Aux Travailleurs de France », qui débute par l’affirmation coutumière :
Tant que les moyens de production seront détenus par une classe, tant que cette classe capitaliste, maîtresse des grands domaines et des grandes usines donnera en exploitation le travail, il n’y aura pour vous ni liberté, ni sécurité, ni bien-être. Vous vous exténuerez pour fournir au capital ses rentes, ses loyers, ses fermages, ses dividendes, ses dîmes multipliées et accumulées ; c’est votre substance qui fera la richesse de vos maîtres, c’est votre passivité qui fera leur force.
Il n’est qu’un moyen pour vous affranchir : c’est de substituer à la propriété capitaliste la propriété collectiviste qui, gérée par vous et pour vous, fera de vous tous, serfs modernes du salariat, des producteurs associés et libre.
Les immortels principes satisfaits, le manifeste poursuit sur un ton tout différent
Hommes d’action et résolus à arracher à l’État par la force de votre organisation politique et syndicale toutes les réformes qui peuvent alléger un peu vos souffrances et accroître les libertés de votre mouvement, vous direz bien haut que les réformes immédiates : limitation à huit heures de la journée de travail, extension du droit syndical à tous les employés de l’État, du Département et de la Commune, assurance sociale contre les risques du chômage et de la maladie, impôt progressif sur le revenu et les successions, retour à la nation des monopoles dont le capital a fait ses plus hautes forteresses, scrutin de liste avec représentation proportionnelle ne valent pour vous que comme moyen d’accroître votre puissance de revendication totale et d’abattre tout l’édifice du capitalisme exploiteur.
Vous vous grouperez donc tous, travailleurs des usines et des champs, en un grand parti de classe, en un Parti socialiste, réalisant pour tous les producteurs la propriété commune des moyens de production.
Suivent une apologie de la Représentation Proportionnelle, et le cri :
« Vive la République sociale ! »
[|Les appréciations|]
L’Humanité, organe officiel du Parti Socialiste, mais que dirigent les jauressistes, appréciait ainsi les débats de Nîmes, immédiatement après leur clôture :
Voici terminé le septième Congres du Parti. Il fera date dans nos annales. Jamais encore un Congres du Parti, un Congrès ouvrier, n’avait ainsi examiné jusque dans les détails et jugé du point de vue de l’intérêt ouvrier un texte législatif.
Les partisans du vote de la loi l’ont emporté par 193 voix coutre 155, c’est pour eux une belle victoire non équivoque. La motion qu’ils ont adoptée rappelle les insuffisances et les lacunes de la loi, mais elle en accepte les bases essentielles, parce que cette loi est vraiment, selon la parole de Marx, plus qu’une conquête matérielle, parce qu’elle est la consécration d’un grand principe : celui de l’assurance sociale.
Sur ce point précis, le Congrès viens de faire la première application de la méthode réaliste et révolutionnaire, qu’il avait définie à Toulouse.
… En vérité, le Congrès a fait œuvre utile.
Les réformistes du P.S.U. sont donc contents, mais ils ne sont pas seuls à l’être. Avec eux se réjouissent franchement les « indépendants » du socialisme, les radicaux, la presse gouvernementale, qui félicitent, d’un commun accord, la majorité unifiée. La Démocratie Sociale, organe attitré du ministère de l’Intérieur, proclame, par exemple, que le Congrès de Nîmes « fut le succès du bon sens, de la raison et de la sagesse, opposé à l’anarchie, au gâchis, à la folie ».
De tels éloges, venant de telles gens, sont bien faits pour jeter quelques doutes sur la valeur socialiste des décisions prises par les délégués du P.S.U.
[|Les rapports des Syndicats et du Parti|]
En réalité, la discussion sur le projet gouvernemental des retraites, qui a donné au Congrès son caractère et qui servira à le définir, n’a pas été abordée du point de vue des intérêts ouvriers.
Les divers orateurs ont moins cherché à définir la valeur intrinsèque de la réforme, au regard des travailleurs, que la répercussion du vote de la loi sur la prochaine campagne électorale. C’est que les élections sont proches : dans deux mois, le suffrage universel va être appelé à se prononcer.
Les partisans des retraites n’ont d’ailleurs pas cherché à dissimuler ces préoccupations électorales. Leur argument essentiel, celui auquel se ramènent les diverses raisons qu’ils ont pu formuler, est celui-ci :
« Que les députés unifiés s’abstiennent de voter la loi ou votent contre elle, elle sera acceptée néanmoins, parce que les radicaux, qui sont la majorité de la Chambre, ont besoin d’une réforme, quelle qu’elle soit, pour ne pas se représenter les mains vides devant les électeurs. Mais, dans ce cas, ils auront beau jeu pour reprocher aux élus du Parti d’avoir repoussé une réforme qui intéresse les prolétaires. »
Cet argument — le seul en réalité — ne manque pas d’une certaine valeur puisqu’il s’adresse à un parti dont presque tous les chefs sont députés ou aspirent à le devenir, et dont la majorité des adhérents croient que la transformation sociale se fera par l’action parlementaire, sera réalisée lorsqu’une majorité socialiste siégera au Parlement !
Mais c’est sa seule valeur : justement, il aboutit à marquer la différence profonde de l’action économique du prolétariat avec celle d’un parti qui se donne pour le représentant politique de la classe ouvrière. Davantage même, il accentue la déformation que le parlementarisme inflige à la doctrine socialiste.
Quoi ! voilà une organisation, le Parti socialiste, qui revendique hautement le droit de parler seul au nom des travailleurs, qui prétend posséder une doctrine propre, irréductible à celle des autres partis politiques auxquels il déclare s’opposer comme à des défenseurs du régime capitaliste qu’il combat, et ce Parti est incapable d’opposer une conception particulière à la leur, d’affirmer cette doctrine dont il est fier ; il s’avoue impuissant à défendre les revendications formulées par la classe ouvrière ; il réduit son programme à de simples surenchères électorales ; il se diminue jusqu’à n’être que l’ombre des parlementaires bourgeois !
Car c’est bien à cela qu’aboutissent les raisons développées à Nîmes par les orateurs de la majorité : les retraites ouvrières ne valent rien ; néanmoins, les élus les voteront, oublieux du respect qu’ils avaient affirmé naguère pour l’action syndicaliste, en promettant à leurs électeurs de les modifier – plus tard, beaucoup plus tard !
Ainsi tombe le masque. L’intérêt dés députés passe avant celui de la classe ouvrière ; le Parti socialiste a surtout pour raison d’être de défendre le premier, – et parfois le second, à la condition qu’il s’accorde avec l’autre !
[|* * * * *|]
Qu’on ne vienne pas dire qu’une minorité imposante s’est affirmée à Nîmes en faveur de la campagne que mène la C.G.T.
Les partisans du vote de la loi – ceux qui se sont comptés sur la motion Vaillant – groupent tous les jauressistes, c’est-à-dire ceux qui, à Limoges et à Nancy, avaient affirmé leur volonté de ne point attenter à l’autonomie de la C.G.T. et de collaborer seulement à la même œuvre, en dehors d’elle. Leur respect du syndicalisme a disparu à la première occasion.
Ceux qui, par la motion Luquet, ont pris parti contre la caricature de réforme pour les mêmes raisons que la C.G.T., sont les guesdistes et la petite poignée d’insurrectionnels. Mais les guesdistes, ce sont précisément ceux qui s’opposaient avec âpreté, par ]a voix de Guesde, à l’autonomie des syndicats ouvriers, réclamaient l’union des deux organisations politiques et économiques du prolétariat, dans le but à peine déguisé de subordonner celle-ci à celle-là, suivant l’exemple désastreux de la social-démocratie germanique. Est-il donc possible de les tenir pour syndicalistes ?
Restent les insurrectionnels, peu nombreux, et dont la tendance est certainement en voie de désorganisation. Ceux-là sont plus proches que leurs camarades de l’action ouvrière, mais leur doctrine sociale, fort imprécise d’ailleurs, veut subordonner le syndicalisme à l’action énergique d’une minorité étrangère à lui qui l’entraînera dans la grève générale et l’insurrection.
Il ne peut donc plus subsister d’illusions, après Nîmes, sur les rapports de la C.G.T. et du P.S.U. Non seulement la majorité n’a pas voulu entendre la protestation ouvrière, mais elle a une autre ambition : il est caractéristique qu’un des chefs jauressistes, le citoyen Renaudel, a annoncé à ses futurs électeurs du Var que le Parti socialiste allait prendre l’initiative d’une campagne pour l’amélioration de la loi sur les retraites et convier la classe ouvrière à se rallier autour de lui !
L’affirmation de la neutralité des politiciens à l’égard du syndicalisme n’aura duré que quelques années. Aujourd’hui va recommencer ]a campagne d’intrusion dans les organisations ouvrières, sous l’œil bienveillant des ministres socialistes, Briand, Viviani, Millerand, que les unifiés accusent bien encore de trahison dans les meetings, mais auxquels, dans la Chambre, ils apportent un concours à peine dissimulé.
[|Pratique parlementaire et théorie socialiste|]
Est-il téméraire d’affirmer que cette tentative est bien tardive maintenant ?
Elle se manifeste après que les politiciens ont dénoncé d’eux-mêmes la confusion qui pouvait régner encore sur le Parti socialiste et l’organisation syndicale.
De plus en plus, en même temps que le syndicalisme développe et fortifie ses conceptions et ses méthodes révolutionnaires, le socialisme politique rétrécit sa doctrine et appauvrit son action, se réduit à n’être qu’une organisation électorale, semblable à toutes les autres.
Sans doute affirme-t-on encore le respect des grands principes, mais c’est pour les trahir de plus en plus, pour diminuer l’ampleur de leur action. On parle encore « révolutionnairement », mais, de l’esprit de révolte affirmé naguère, il ne subsiste que le vocabulaire spécial. Sous prétexte d’action réaliste, on a progressivement atténué les programmes. Le programme maximum a disparu, le programme minimum a été rétréci jusqu’à n’être plus qu’une plate-forme politique pour les besoins d’une élection. On affirme bien encore l’idéal collectiviste ou communiste, mais comme une chose nébuleuse et lointaine, et c’est pour préconiser seulement la Représentation Proportionnelle.
Il est inutile d’insister sur cette décadence. Elle est complète, irrémédiable aussi. Le Parti socialiste subit les conséquences de son action. Il est fort, il compte près de 75.000 membres dont ]a plupart versent régulièrement leurs cotisations ; c’est même le seul parti politique digne de ce nom en France. Mais sa force apparente, le nombre de ses adhérents, il les doit à ce qu’il est une organisation électorale. Il n’existerait pas d’ailleurs — ou n’existerait qu’à peine — s’il ne pouvait proposer à la plupart de ses membres un objet positif et immédiat, l’envoi de députés au Parlement, s’il se bornait à leur prêcher la Révolution à venir… Mais justement, cette indispensable tactique électorale le déforme. Au début, les socialistes niaient la valeur de l’action parlementaire ; élus au Parlement, ils ont trouvé des excuses à leur attitude nouvelle, puis en ont fait l’éloge, l’ont proposée comme une méthode suffisante pour réaliser la transformation sociale ; mieux encore, ils en ont fait une doctrine.
C’est de cela que le socialisme politique se meurt. Ses chefs ont été pris dans l’engrenage de la participation plus ou moins directe au pouvoir, et ils ont entraîné leurs disciples avec eux. Le Parti socialiste conquerra encore de nouveaux sièges, il fortifiera sans nul doute sa position à la Chambre, mais par là-même il se rapprochera de plus en plus des autres partis. Il n’est guère, en ce moment, que l’avant-garde de la gauche républicaine ; peu à peu, à mesure que les anciens groupes s’épuiseront ou se discréditeront comme sont en train de le faire les radicaux, il prendra leur place. Un jour proche c’en sera fini du Parti Socialiste en tant que socialiste. L’étiquette subsistera peut-être, mais que prouvent les étiquettes ?
Ce n’est pas qu’en France que ce mouvement est sensible. En Allemagne, la social-démocratie, si fière, si intransigeante théoriquement, glisse aux mains réformistes ; en Italie, le chef socialiste Andrea Costa vient de mourir vice-président de la Chambre, et Enrico Ferri se déclare prêt à accepter un ministère ; en Belgique, le jour même où se réunissaient les unifiés français, le Congrès du Parti ouvrier déclarait avec Vandervelde que la participation au pouvoir n’est pas contraire aux principes ; en Angleterre, les travaillistes ne sont que l’ombre du Parti libéral. L’intransigeance doctrinaire affirmée au Congrès d’Amsterdam n’a pas tenu longtemps au contact des réalités du pouvoir…
Il faut maintenant se reporter au Congrès de Londres, rappeler l’exclusion prononcée contre les antiparlementaires, excommuniés par l’orgueilleuse social-démocratie. La tactique proclamée alors a maintenant presque achevé son œuvre : on peut la juger aujourd’hui
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