La Presse Anarchiste

Ce qu’on dit, ce qu’on fait

Romain Rolland

Dans L’Œuvre, M. Laurent-Tail­hade fai­sant la cri­tique d’Au-des­sus de la Mêlée, laisse glis­ser sous sa plume des véri­tés majeures.

Les prêtres des diverses ortho­doxies chré­tiennes se montrent una­nimes sur ce point. Popes, cler­gy­man, vicaires, lais­sant pour deve­nir sol­dats les rites des confes­sions qu’ils des­servent, aban­donnent aus­si les œuvres de paix. Leur dieu, c’est, à pré­sent, Saba­hoth, le parent asia­tique de Moloch, celui qui brise les rois au jour de sa colère. Il n’enjoint aucu­ne­ment à ses fidèles de s’aimer les uns les autres. Mais le cler­gé des armées en pré­sence l’implorent cha­cun de son côté, le sup­pliant d’écraser l’ennemi, de le réduire en pous­sière, de le fou­ler aux pieds. Or, c’est l’évidence même, la logique irré­sis­tible des choses qui leur com­mu­nique cette ardeur homi­cide. La force est une ver­tu car­di­nale, soit ! Mais, pour quelque temps du moins, ils oublient que la Jus­tice en est une aussi.

Et plus loin :

Le chris­tia­nisme inté­gral créé une erreur non moins inté­grale qui fausse tous les pos­tu­lats de M. Rol­land. Car son illu­sion majeure est d’oublier que la guerre obéit, avant toute chose à des lois éco­no­miques. Depuis l’homme des cavernes jusqu’aux pillards de l’armée alle­mande, on ne l’a jamais faite que pour le butin, pour dévas­ter le ter­ri­toire de l’ennemi, pour dépouiller l’adversaire de tous les biens qu’il pos­sède, femmes et bétail chez les pri­mi­tifs, argent liquide, ter­ri­toire, avan­tages doua­niers et com­mer­ciaux chez les civi­li­sés. Vol­taire pen­sait de même. « La guerre, disait-il, n’eut en aucun temps d’autre but que le pillage. »

Le sauveur

M. Miguel Alme­rey­da repro­duit dans le Bon­net Rouge la confes­sion qu’il a faite en cor­rec­tion­nelle lors du pro­cès en dif­fa­ma­tion à lui inten­té par L’Action fran­çaise. Nous en extra­yons ce pas­sage dont nos lec­teurs appré­cie­ront toute la saveur. C’était le len­de­main de la décla­ra­tion de guerre, Alme­rey­da crai­gnit que les pro­vo­ca­tions à l’insurrection, et au sabo­tage de la mobi­li­sa­tion dont il satu­rait naguère, avec son com­plice Her­vé, les milieux anar­chistes, ne pro­dui­sissent leurs effets :

– Alors, dit-il, je fais une chose auda­cieuse. Je vais trou­ver M. Mal­vy et je lui dis : « Qu’allez-vous faire pour le Car­net B ? » et M. Mal­vy me dit : « Je suis très content que vous me par­liez de cela. Mais je suis obli­gé… » Il y eut là une scène d’un dra­ma­tisme et d’une gran­deur que je me décris pas pour ne pas être accu­sé d’employer des moyens théâ­traux… Je dis à M. Mal­vy : « N’arrêtez per­sonne… » « Pour­tant, dit M. Mal­vy, s’il reste quelque part un fou, si des élé­ments qui échappent à votre influence se sou­lèvent, quelle res­pon­sa­bi­li­té aurai-je ? » « Et si vous cou­pez la nation en deux, ripos­tai-je, si vous créez de l’agitation, des divi­sions, quelle res­pon­sa­bi­li­té n’aurez-vous pas ? N’arrêtez per­sonne, criez hau­te­ment que vous faites confiance, que la Répu­blique fait confiance à tous ses enfants, et vous ver­rez le vieux sang des patriotes de 92 se réveiller, même chez les pires blas­phé­ma­teurs d’antan… » M. Mal­vy me dit : « Il faut voir le direc­teur de la Sûre­té générale… »

C’est peut-être pour cela qu’on dit que je suis de la police ; si c’est ain­si, je consi­dère que ce jour-là j’ai été un poli­cier qui a ren­du à son pays un ser­vice dont il peut être fier. Nous ne par­lons avec le chef de la Sûre­té qui, homme intel­li­gent et de déci­sion dit : « – Oui, M. Alme­rey­da a rai­son ; mais il y a un milieu qui risque d’échapper à son influence, c’est le milieu des anar­chistes indi­vi­dua­listes. » C’étaient pré­ci­sé­ment ceux qui ameu­taient la classe ouvrière contre nous à cause de notre retour au sen­ti­ment national.

Je dis à M. Mal­vy : « lais­sez-moi qua­rante-huit heures ; si dans qua­rante-huit heures, après avoir tra­vaillé ces gens-là, je viens vous dire qu’il n’y a pas de péril, vous n’arrêterez per­sonne, vous ferez confiance. »

Dans les qua­rante-huit heures qui ont sui­vi, j’ai fait cette besogne que je consi­dère comme mon hon­neur de voir tous les gens en qui pou­vaient traî­ner la fumée des mau­vais alcools d’autrefois.

Je connais un peu les milieux anar­chistes, même indi­vi­dua­listes, je n’y ai pas vu M. Miguel Alme­rey­da en ces heures redou­tables, mais puisqu’il le dit, il faut le croire. La guerre finie je pro­po­se­rai aux amis d’aller poser sur la tête de ce sau­veur, le lau­rier de la gloire. Sans lui nous pour­ri­rions tous dans quelque cul de basse-fosse. Mais M. Miguel Alme­rey­da n’a pas seule­ment sau­vé les anar­chistes en les arra­chant à l’ivresse qu’ils avaient pui­sés dans la défunte Guerre Sociale, il a aus­si sau­vé la France par la même occa­sion, il ne s’en cache pas et avec la modes­tie qui le carac­té­rise, il se décerne à lui-même des com­pli­ments mérités :

Et j’ai le sen­ti­ment, lorsque la guerre finie mes poi­lus revien­dront, de pou­voir les regar­der en face en leur disant : « La besogne que vous avez faite là-bas était plus périlleuse, mais celle que j’ai faite ici était aus­si utile ! »

La littérature et la guerre

Dans le Jour­nal du Peuple, A. Des­bois a eu l’excellente idée de recher­cher dans les clas­siques, quelques véri­tés sur la guerre et l’idée de patrie.

Le pyro­mane Renan, qui eut sur notre époque la plus forte influence, a dis­cu­té l’idée de patrie, notam­ment dans Cali­ban :

Ercole – La mai­son, de quelque manière que vous la conce­viez, ne répon­dra jamais qu’aux inté­rêts d’un petit nombre. Le grand nombre sera sacri­fié. Com­ment déci­der les gens à se faire tuer pour un état de chose qui ne pro­fite qu’à un petit nombre de privilégiés ?

Sim­pli­con – il faut les éclai­rer, les instruire.

Orlan­do – Que dites-vous ? Se faire tuer est une grande naï­ve­té ; car rien ne vaut la vie pour l’individu. N’être plus est la pire chose qu’il y ait. La vic­toire n’est pas une récom­pense pour le mort ; celui qui est tué est le vrai vain­cu ; l’essentiel dans une bataille est donc de ne pas être tué. Voi­là le rai­son­ne­ment de la conscience claire, réflé­chie, égoïste. Il faut conser­ver un vaste ter­ri­toire d’ignorance et de sot­tise, une masse de gens assez simples, pour qu’on puisse leur faire croire que s’ils sont tués, ils iront au ciel, ou que leur sort est digne d’envie.

On fait un trou­peau avec des bêtes, on n’en fait pas avec des gens d’esprit. Si tous les gens avaient de l’esprit, per­sonne ne se sacri­fie­rait, car cha­cun dirait : « Ma vie vaut celle d’un autre. » On n’est héroïque que par le fait de ne pas réflé­chir. Il faut donc entre­te­nir une masse de sots. Si les bêtes s’entendaient, les hommes seraient per­dus. L’homme règne en employant une moi­tié des ani­maux à mater les autres. De même, l’art poli­tique consiste à cou­per le peuple en deux, et à domp­ter une des moi­tiés avec l’autre. Pour cela, il faut abru­tir une des moi­tiés, la bien séques­trer et sépa­rer du reste ; car, si le peuple armé et le peuple non armé s’entendaient, la situa­tion serait perdue.

Orlan­do – Chose étrange qu’on ait pu ame­ner des mil­lions d’hommes à se faire tuer pour des êtres col­lec­tifs qui ne sont per­sonne de déter­mi­né ! [[Ernest Renan, Cali­ban, acte ii ; scène 1.]]

Et cet autre extrait, qui gagne en saveur, après le der­nier ava­tar de P. Adam :

L’idée de patrie semble une marotte péri­mée, et les causes de haine ne sont plus natio­nales. Armé, je tue­rais avec tris­tesse le plus prus­sien des Alle­mands, mais j’avoue que je tire­rais avec moins de remords contre le fau­teur de la socié­té des métaux, l’homme qui envoya périr à Pana­ma tant de pauvres gens voués à la fièvre jaune, ou encore ce géné­ral qui com­man­da durant la semaine san­glante de mai 1871. Le mieux serait de ne pas tuer, parce que le meurtre répugne. On pour­rait y venir après la guerre pro­chaine. Si le résul­tat n’est pas de suite la vic­toire défi­ni­tive pour un par­ti, les bel­li­gé­rants, aus­si bien munis les uns que les autres, s’abîmeront beau­coup sans par­ve­nir à se vaincre tota­le­ment. Après quelques cen­taines d’hécatombes, on s’arrêtera par las­si­tude ; on se trou­ve­ra rui­né ; on conclu­ra une paix nou­velle ; et il appa­raî­tra, en pleine évi­dence que les batailles n’auront ser­vit à rien changer.[[Paul Adam, Cri­tique de mœurs.]]

Un homme

La Gazette de Franc­fort repro­duit le dis­cours du dépu­té socia­liste Haase, à la séance du Reichstag.

Ces paroles ne relè­ve­ront pas le pres­tige de l’Internationale socia­liste, accrou­pie devant la bour­geoi­sie, mais elles mon­tre­ront qu’il y a encore dans le monde, des hommes de cou­rage et de pensée.

Haase pro­teste en disant que le gou­ver­ne­ment ne tolère pas la liber­té de parole ; il déclare que, mal­gré les pro­messes du gou­ver­ne­ment, toute ten­ta­tive pour rendre la cen­sure moins sévère et abo­lir l’état de siège ont échoué : le gou­ver­ne­ment n’a pas tenu sa pro­messe d’entreprendre la révi­sion de la loi sur les syndicats.

« Pour­tant, dit-il, on aurait pu espé­rer que tous les citoyens, main­te­nant qu’ils com­battent tous pour le même but, pour­raient obte­nir les mêmes droits.

« Où nous conduit la poli­tique étran­gère du gou­ver­ne­ment ? Dans tous les pays le pro­lé­ta­riat a fait connaître son désir de paix, les repré­sen­tants du peuple doivent pou­voir le faire connaître aus­si en Allemagne. »

L’orateur ajoute :

« Le rem­part for­mé par nos armées ne peut pas être rom­pu : nos enne­mis l’ont recon­nu, mais après l’expérience de cette guerre, tout démontre que notre armée ne bat­tra pas nos enne­mis à tel point de pou­voir les faire mettre à genoux. De trop puis­sants adver­saires nous sont oppo­sés. À la fin, il n’y aura pro­ba­ble­ment ni vain­queur, ni vaincu. »

Ces der­nières paroles sou­lèvent un tumulte de plu­sieurs minutes ; on entend des inter­rup­tions : « Inouï ! Scandaleux ! »

Le pré­sident exhorte l’orateur à ne pas conti­nuer sur ce ton.

Haase conti­nue :

« Vous devez pour­tant recon­naître que ce que j’avance est jus­ti­fié, que quelle que soit la fin, l’Europe court vers sa ruine. » (vive pro­tes­ta­tions, même chez les socia­listes.)

« Il pour­ra arri­ver que nous devrons tra­vailler six mois par an pour don­ner à l’État de l’argent pour le paie­ment de l’intérêt des emprunts de guerre et les sommes néces­saires à l’entretien des inva­lides et des orphe­lins de la guerre. Com­ment pour­rait-on nier qu’aussi, après la guerre, des mil­lions d’êtres souf­fri­ront cruel­le­ment dans tous les pays ? Quel sens a la conti­nua­tion de la guerre…

« Nous qui abhor­rons la guerre… »

L’orateur est inter­rom­pu de toutes parts.

Haase conti­nue :

« Vous savez de quoi il s’agit pour cer­tains milieux dans cette guerre. (Long tumulte, vives inter­rup­tions.)

Haase reprend :

« Comme on ne me per­met pas de dis­cu­ter, même briè­ve­ment, la ques­tion qui émo­tionne actuel­le­ment le peuple, j’y revien­drai plus tard, pour que l’assemblée puisse juger de la situa­tion. Il serait très impor­tant de démon­trer les agis­se­ments de la Wil­hem­strasse. Le régime capi­ta­liste est jugé, parce qu’il n’a pas su empê­cher que le fléau de la guerre écla­tât par ses œuvres. »

Voi­là ce qu’on a pu dire dans l’Allemagne impérialiste.

Est-il per­mis d’espérer que la France répu­bli­caine sera aus­si libérale.

Les anarchistes et l’Internationale

Plus heu­reux qu’en France, les jour­naux anar­chistes conti­nuent à paraître en Italie.

Dans l’Ave­nire Anar­chi­co, de Pise, le cama­rade Sou­va­rine, après avoir com­men­té le congrès de Zim­mer­wald, et avoir déplo­ré que les orga­ni­sa­teurs aient fait appel à des inter­ven­tion­nistes avé­rés, comme Renau­del qui, d’ailleurs, refu­sèrent, et que le Congrès soit res­té dans des formes léga­li­taires et poli­tiques, demandent que les anar­chistes rentrent dans la nou­velle Inter­na­tio­nale qui doit se for­mer sur les ruines de l’ancienne.

L’exclusion de tous les groupes et asso­cia­tions inter­na­tio­nales qui se tiennent sur le ter­rain révo­lu­tion­naire signi­fie la volon­té ferme de conti­nuer avec les vieux et déplo­rables sys­tèmes léga­li­taires, et dans les mêmes voies de l’équivoque de la tra­hi­son et du fratricide.

Repré­sen­tant de l’Internationalisme néga­teur de toute idéo­lo­gie natio­nale, nous deman­dons que les portes de l’Internationale soient ouvertes à tous pour le bien du mou­ve­ment social.

La foi que nous avons su gar­der à nos prin­cipes inter­na­tio­na­listes et les évé­ne­ments qui consacrent notre doc­trine et nos méthodes nous en donnent le droit.

Nous le deman­dons publi­que­ment et sin­cè­re­ment en ces sombres heures d’égarement, conscient d’être plus dignes d’y entrer que les dif­fé­rents par­tis socia­listes qui se soli­da­risent avec leurs oppresseurs.

Après avoir deman­dé aux socia­listes sin­cères de mieux appré­cier les anar­chistes, et s’être féli­ci­té que son idée ait trou­vé des appro­ba­tions dans les deux clans, Sou­va­rine conclut :

Il faut rou­vrir, dis­cu­ter et résoudre de façon inter­na­tio­nale (inter­na­zio­na­lis­ti­ca­mente) la ques­tion de l’Internationale. Il faut que cesse l’énorme injus­tice qui fait que les vrais inter­na­tio­na­listes et révo­lu­tion­naires sont dehors et que l’Internationale est consti­tuée de poli­ti­ciens patriotes, mono­po­li­sant le mou­ve­ment social pour leurs fins électorales.

La censure sous la terreur

Le Rap­pelévoque une motion de Robes­pierre, ain­si conçue :

L’Assemblée natio­nale déclare :

  1. Que tout homme a le droit de publier ses pen­sées par quelques moyens que ce soit ; et que la liber­té de la presse ne peut être gênée ni limi­tée en aucune manière ;
  2. Que qui­conque por­te­ra atteinte à ce droit, doit être regar­dé comme enne­mi de la liber­té, et puni par la plus grande des peines qui seront éta­blies par l’Assemblée nationale ;
  3. Pour­ront néan­moins, les par­ti­cu­liers qui auront été calom­niés, se pour­voir pour obte­nir la répa­ra­tion du dom­mage que la calom­nie leur aura cau­sé, par les moyens que l’Assemblée natio­nale indiquera.

En ces temps-là, régnait la Ter­reur conventionnelle.

Contrastes

du jour­nal Estu­dios, de Rosa­rio, nous extra­yons le récit sui­vant de notre ami Enrique Nido, au sujet de l’héroïne à la mode, Miss Cawell :

Par les plus grandes artères de la grande métro­pole lon­do­nienne, la mul­ti­tude cou­rait fré­né­tique et pré­ci­pi­tée, dans la direc­tion d’une des places les plus spa­cieuses et les plus fréquentées.

Le soleil hiver­nal d’un de ces matins du mois de décembre, par­ve­nait à peine à per­cer le dense brouillard qui plane éter­nel­le­ment sur l’immense cité du Nord. Un air froid fouet­tait les pas­sants, en ce jour des­ti­né à per­pé­tuer la mémoire d’une héroïne, grande entre les plus grandes, de la race saxonne.

En l’honneur de Miss Cawell, le peuple intel­li­gent, hon­nête et labo­rieux, de Londres, s’assemblait en masse pour offrir le plus popu­laire des hom­mages à l’Anglaise sublime qui, sim­ple­ment, sut mou­rir face à l’ennemi.

M. Thou­plex, un Irlan­dais qui, par hasard se trou­vait à Londres, sur­pris par ce défi­lé inter­mi­nable d’hommes et de femmes de tous les âges, mili­taires des trois armes et gardes de l’ordre public, avec leur musique res­pec­tive, qui lan­çait dans les airs les notes de l’hymne patrio­tique, s’achemina, lui aus­si, vers le point de réunion, curieux de s’enquérir de l’origine et du pour­quoi de cette gran­diose manifestation.

Au moment où Thou­plex arri­vait à la place choi­sie pour l’accomplissent d’un des actes les plus solen­nels du peuple anglais, les forces de la gar­ni­son, ali­gnées mili­tai­re­ment, pré­sen­taient les armes devant une tri­bune offi­cielle, enguir­lan­dée avec les insignes des cou­leurs anglaises, d’où un ministre du Royaume-Unis expri­mait l’adhésion du sou­ve­rain et du gou­ver­ne­ment au grand hom­mage à Miss Cawell.

Thou­plex, anxieux de connaître les mobiles de cette fête deman­da à un de ses com­pa­triotes, un Anglais au cou de girafe :

— Dites, mon­sieur, qu’arrive-t-il de si extra­or­di­naire à Londres pour que le peuple civil et mili­taire se trouve ain­si réunis ?

— Com­ment ! Vous ne savez pas ? dit l’interpellé, Miss Cawell !

Et comme Thou­plex ne parais­sait pas avoir com­pris, celui-ci ajouta :

— Notre Miss Cawell L’héroïne de Bel­gique, laquelle, en outre de sa déli­cate et humaine pro­fes­sion d’infirmière, don­nait la liber­té aux prisonniers.

— Ah ! Je com­prends dit Thou­plex. Ils vont main­te­nant, sans doute la fusiller, n’est-ce pas ?

Une impres­sion de stu­peur se des­si­na sur le visage des per­sonnes qui avaient enten­du ces quelques mots échan­gés ? L’un d’eux s’écria :

— Vous igno­rez, sans doute, Mon­sieur, la cause et la gran­deur de cet acte. Miss Cawell, est une de nos com­pa­triotes qui rem­plis­sait les fonc­tions d’infirmières en Bel­gique et qui, pour avoir libé­ré des Belges et des Anglais pri­son­niers, fut fusillée par les bar­bares, sol­dats teu­tons. La mani­fes­ta­tion de ce jour a pour objet de glo­ri­fier et d’honorer sa mémoire. Com­pre­nez-vous à présent ?

— À pré­sent, je com­prends moins – répon­dit Thou­plex. Et comme la sur­prise aug­men­tait autour de lui, il ajouta :

— Il y a peu de temps, dans le Sud de Gales, lors d’une grève minière, plu­sieurs de mes cama­rades furent emprisonnés.

Leurs femmes et leurs enfants aban­don­nés, mour­raient de faim et de misère, pen­dant toute la durée du pro­cès inter­mi­nable. Un jour les épouses vic­times se réunirent et réso­lurent d’entreprendre la libé­ra­tion de leurs maris et, secon­dés par les femmes des envi­rons, elles enva­hirent la pri­son et don­nèrent la liber­té aux détenus.

Jusqu’aujourd’hui, je ne sache que quelqu’un les ait glo­ri­fiés. Très au contraire. Arrê­tées plus tard, un grand nombre d’entre elles furent condam­nées à plu­sieurs années de réclu­sion par­mi les­quelles les épouses de mes amis Lyn­der, Dan­vy et Frenvid.

Les assis­tants fixèrent tous Thou­plex avec des yeux stu­pé­faits. Un Écos­sais dit à mi-voix :

— C’est un espion…

L’homme au cou de girafe ajouta :

— Un kaiseriste…

Et une suf­fra­gette, haute et maigre, s’écria furieuse :

— Un enne­mi des droits de la femme.

Le jour sui­vant, Thou­plex lut, dans les grands quo­ti­diens, l’importance et les pro­por­tions que les Lon­do­niens don­nèrent à cette immor­telle glorification.

Les lit­té­ra­teurs, poètes et homme de science enton­naient, en un même accord, leurs chants de louange et d’admiration à Miss Cawell. Même jusque dans les jour­naux avan­cés, M. Thou­plex lut, sur­pris, la phrase flat­teuse et les termes louan­geux, en l’honneur de l’Anglaise sublime, sans un sou­ve­nir ni une parole à la mémoire des libé­ra­trices de Gales. Confon­du et réflé­chis­sant aux contrastes de ce monde, Thou­plex déam­bu­la tous les jours, par les rues innom­brables de la capi­tale anglaise, mur­mu­rant par­fois une phrase, une seule phrase :

Je ne com­prends pas… Je ne com­prends pas…

[/​L’Homme qui lit/​]

La Presse Anarchiste