La Presse Anarchiste

Il faut que ce soit la dernière

« Oui, il le faut !

« À tout prix il faut que cette guerre soit la dernière ! »

Tel est le vœu géné­ral et nul ne désire plus ardem­ment que moi que ce vœu s’accomplisse.

Je dis vœu géné­ral ; je ne dis pas una­nime. Je n’ignore point que dans toutes les nations il y a un par­ti de la guerre, et il n’est pas indis­pen­sable d’être fort clair­voyant pour aper­ce­voir de qui et de quoi ce par­ti est fait : il com­prend tous ceux qui, mili­taires ou civils, pro­fitent et vivent de la guerre, alors que les autres en pâtissent ou en meurent.

Il y a aus­si ceux qui, exal­tant les ver­tus guer­rières, comme fon­da­men­tales et supé­rieures, attisent les ardeurs bel­li­queuses et per­pé­tuent le culte des batailles.

Il y a encore ceux qui pro­clament que la guerre est un de ces châ­ti­ments que le Dieu d’amour et de bon­té se plaît à infli­ger aux peuples impies.

Il y a enfin ceux qui, un peu par­tout, vont rabâ­chant que la guerre est une abo­mi­na­tion – certes ! – mais qu’elle est inévi­table et que jamais l’humanité ne par­vien­dra à éli­mi­ner cette fata­li­té de la voie dou­lou­reuse où elle chemine.

Aujourd’hui, ne m’adressant pas à ceux-là, je me dis­pen­se­rai de dis­cu­ter avec eux : ce débat vien­dra à son heure. Je vais au plus pressé.

Je me tourne vers l’immense mul­ti­tude de ceux qui exècrent la guerre et qui, croyant ou non, répu­bli­cains ou non, conser­va­teurs ou révo­lu­tion­naires – la voi­là bien l’Union Sacrée ! – répètent à l’envie :

« Oui, il le faut.
« À tout prix, il faut que cette guerre soit la dernière ! »

En par­lant ain­si, ils expriment la convic­tion que la guerre peut être et sera, quelque jour, défi­ni­ti­ve­ment conju­rée et la volon­té que celle-ci ter­mine la trop longue série des massacres.

[|* * * *|]

Que faire pour que cette volon­té se réa­lise en des actes posi­tifs et certains ?

Quels pro­cé­dés appli­quer et quelles mesures adop­ter pour que de l’incessant état de guerre l’homme passe à l’état de paix désirable ?

Les moyens actuel­le­ment pro­po­sés sont ceux-ci :

« Écra­ser le mili­ta­risme alle­mand et le mettre à tout jamais dans l’impossibilité de déchaî­ner un nou­veau cataclysme ;

« Abo­lir la diplo­ma­tie secrète ;

« Réduire et limi­ter les armements ;

« Ins­ti­tuer l’arbitrage obligatoire ;

« Licen­cier les armées de métier et leur sub­sti­tuer les milices nationales ;

« Fon­der les États-Unis d’Europe. »

Je crois n’avoir omis aucun des moyens impor­tants à l’aide des­quels les amis de la paix entendent sup­pri­mer la guerre.

Je recon­nais volon­tiers que cha­cune de ces mesures a une valeur et que la somme de ces valeurs consti­tue un esti­mable total. Mais je me hâte d’ajouter que, même réa­li­sé, l’ensemble de ces mesures res­te­rait insuf­fi­sant à assu­rer le but.

Affai­blir le mili­ta­risme prus­sien, parce que source et foyer inces­sants conflits, menace constante diri­gée contre la paix euro­péenne ? Bra­vo !… mais à l’expresse condi­tion que cet écra­se­ment ait pour résul­tat d’affaiblir éga­le­ment le mili­ta­risme dans tous les pays et non de ren­for­cer un mili­ta­risme quel­conque, fût-ce le nôtre, celui d’un de nos alliés ou celui de tous.

Abo­lir la diplo­ma­tie secrète ?

— Bra­vo !… bien qu’il ne se puisse conce­voir rai­son­na­ble­ment de diplo­ma­tie qui, pour le moins par­tiel­le­ment, n’ait besoin de s’entourer d’un cer­tain mys­tère quand les cir­cons­tances sont graves et les négo­cia­tions déli­cates, c’est-à-dire juste au moment où la clar­té serait le plus nécessaire.

Réduire et limi­ter les armements ?

— Bra­vo !… quoi qu’il y ait cent façons effi­caces autant que détour­nées de se sous­traire à cette règle.

Ins­ti­tuer l’arbitrage obli­ga­toire et en assu­rer, quoi qu’il advienne, la fonc­tion opé­rante ? – Bra­vo !… encore que…

Mais je n’insiste pas pré­sen­te­ment sur les réserves et objec­tions que je pour­rais for­mu­ler et je passe.

Je passe parce que j’admets l’adoption de ces mul­tiples mesures. Je ne veux même pas sup­pu­ter le temps consi­dé­rable que néces­si­te­rait leur réa­li­sa­tion. Pas d’avantage je ne veux envi­sa­ger le cas, avant cette réa­li­sa­tion, d’une nou­velle guerre qui, en fai­sant crou­ler l’édifice en voie de construc­tion, pour­rait rame­ner nos petits-fils au point où nous en sommes.

C’est chose faite, ou plu­tôt, hélas ! je le sup­pose : le mili­ta­risme alle­mand est écra­sé ; la diplo­ma­tie secrète est abo­lie ; les arme­ments sont réduits et limi­tés ; l’arbitrage obli­ga­toire fonc­tionne ; les milices natio­nales rem­placent les armées de métier ; les États-Unis d’Europe sont fondés.

Eh bien ! La guerre sera-t-elle morte ? Cet ensemble de mesures aura-t-il tué la maudite ?

L’horrible éven­tua­li­té sera-t-elle tota­le­ment et défi­ni­ti­ve­ment écartée ?

J’ai trop d’équité pour pré­tendre qu’il n’y aura rien de fait.

Les risques seront moindres ; des garan­ties rela­tives exis­te­ront ; cha­cune de ces mesures aura consti­tué un indé­niable pro­grès et mar­qué une étape dans l’ascension qui, des pro­fon­deurs de la bar­ba­rie, ache­mine l’humanité vers les som­mets de la mansuétude.

Mais ces sereines alti­tudes seront encore loin, bien loin d’être atteintes et un recul, une chute res­te­ront à redouter.

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Par­lons clair et franc, Disons loya­le­ment ce qu’il faut dire.

La guerre est un fait, un effet. Tout effet à une cause, et cha­cun sait que l’effet sub­siste tant que per­siste la cause, ce qui signi­fie que l’effet ne peut dis­pa­raître que par la sup­pres­sion de la cause.

Dans les milieux socia­listes, syn­di­ca­listes et liber­taires, on sait que le régime capi­ta­liste est la cause véri­table, pro­fonde, essen­tielle, fon­da­men­tale de la guerre. C’est une réa­li­té qu’on ne dis­cute plus ; elle est acquise. Elle abou­tit à cette conclu­sion néces­saire : la guerre ne dis­pa­raî­tra qu’avec le régime capitaliste.

C’est un pre­mier point [manque un mot] important.

Mais la guerre a une seconde cause. Celle-ci réside en nous ; elle est d’ordre moral ; elle pro­cède de l’éducation que nous avons reçue et qu’on conti­nue à don­ner à nos enfants. Elle découle de l’éducation dite civique, de l’enseignement de l’histoire, les lec­tures que fait l’enfant, des jeux aux­quels il se livre, des récits qu’il écoute, des conseils qu’on lui donne, des exemples qu’il a sous les yeux, des spec­tacles qu’on lui offre, des conver­sa­tions qu’il entend, des mille choses qui l’enveloppent, le pénètrent len­te­ment, le saturent et, à la longue, déter­minent ses idées et ses sentiments.

Ces mille choses l’imprègnent de ce que j’appellerai l’esprit de guerre, et, si l’on veut sin­cè­re­ment que cette guerre – qui, pour les hommes de cœur et de rai­son, est une indi­cible tris­tesse et une humi­lia­tion sans égale – soit la der­nière des guerres, c’est l’esprit de paix qu’il faut faire naître et déve­lop­per en l’enfant.

Il ne ser­vi­rait de rien – de rien, enten­dez-vous – que le nombre des canons fût limi­té et réduit, de même que les armées de métier fussent licen­ciées, si l’éducation (ce mot est pris dans son sens le plus large), conti­nuait à ins­tal­ler dans le cœur de l’enfant une mitrailleuse de haine et dans son cer­veau l’esprit de caserne.

Met­tons-nous bien dans la tête que, cette guerre ter­mi­née, – car enfin elle ces­se­ra bien un jour – il ne res­te­ra guère plus que des vieillards et des enfants et que ce sont ces der­niers qui auront la charge de pré­pa­rer et de réa­li­ser l’œuvre de paix.

Quand je songe aux récits qu’ils lisent dans les illus­trés, aux spec­tacles que leur offre les ciné­mas, aux jeux de guerre aux­quels ils s’adonnent, aux entraî­ne­ments de haine qu’ils subissent, je fré­mis et je m’indigne.

[|* * * *|]

Ins­ti­tu­teurs, parents, édu­ca­teurs, pre­nez conscience de vos res­pon­sa­bi­li­tés. Elles nous imposent le devoir d’éloigner vos enfants des jeux, des spec­tacles, des lec­tures qui, loin de leu ins­pi­rer l’exécration de la guerre leur pré­sentent l’horreur des batailles sous des cou­leurs sédui­santes ou merveilleuses.

Vous sur­tout, socia­listes, syn­di­ca­listes et liber­taires, qui êtes déjà tout acquis à la cause de la récon­ci­lia­tion humaine, vous a qui j’ai enten­du dire par­fois que vous vous bat­tez pour que cette guerre soit la der­nière, vous qui, ayant dans les yeux la vision du pré­sent car­nage, avez l’indéfectible volon­té d’en pré­ser­ver vos chers petits, veillez sur les lec­tures, les jeux et les conver­sa­tions de ceux dont vous avez la charge.

L’instant est propice.

Met­tons à pro­fit les heures épou­van­tables que nous vivons pour culti­ver chez eux la haine de la guerre et l’amour de la paix. Chas­sons de leur pen­sée les exa­gé­ra­tions stu­pides et légendes ineptes ; éloi­gnons de leur cœur les mépris ridi­cules et les haines irraisonnées.

Son­geons que si notre géné­ra­tion n’a pas su, n’a pas pu, n’a pas suf­fi­sam­ment vou­lu empê­cher la guerre pré­sente, elle doit se rache­ter en pré­pa­rant, par les jeunes, des forces de paix qui ren­dront la guerre impossible.

Là est pour nous, actuel­le­ment, le devoir le plus impé­rieux et le plus urgent. Ce devoir s’impose à cha­cun de nous : à l’égard de ses enfants, vis-à-vis de sa conscience, envers ses camarades.

Ne per­dons pas de vue que la guerre ne se peut que pas le consen­te­ment de ceux qui sont appe­lés à se battre et que tant qu’il y aura, en nombre, des hommes dis­po­sés à s’entre-tuer, il s’en trou­ve­ra pour ordon­ner la mêlée.

La guerre ne devien­dra réel­le­ment impos­sible que lorsque, éclai­rés, rai­son­nables, fra­ter­nels, les hommes se refu­se­ront à la faire.

Quand éle­vés dans l’exécration de la guerre et le culte de la paix, les hommes auront com­pris – enfin ! – qu’ils ne sont pas fata­le­ment voués à se haïr et s’entr’égorger, mais faits, tout au contraire, pour s’entr’aider et s’entr’aimer, ce jour-là, il ne se trou­ve­ra plus au monde un gou­ver­ne­ment ayant le pou­voir de déchaî­ner la tuerie.

La guerre aura vécu.

Pour por­ter le coup de grâce à cette mau­dite, ne comp­tons pas sur les Maîtres : la guerre est tou­jours venue d’en haut, la paix n’en peut des­cendre. C’est d’en bas que la pais peut et doit sur­gir. Ce sont les peuples, tou­jours vic­times de cette cala­mi­té, qui peuvent tuer et tue­ront celle-ci. Le salut est en eux, rien qu’en eux, tout en eux.

Met­tons-nous éner­gi­que­ment à la besogne ; que notre effort soit inlas­sable. Que l’Union Sacrée, loyale, ardente, indis­so­luble, se pra­tique sur ce point.

Et que cha­cun de nous fasse sienne et pro­page pas­sion­né­ment autour de lui cette résolution :

« Oui, il le faut !

« À tout prix, il faut que cette guerre soit la dernière ! »

[/​Sébastien Faure/​]

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