La Presse Anarchiste

La déclaration des Seize

Seize de nos cama­rades ont publié récem­ment une Déclaration.

Je les connais presque tous. Plu­sieurs sont pour moi de vieux et bons amis. J’ai, pour quelques-uns des sen­ti­ments très affec­tueux et une estime inal­té­rable. Je suis pro­fon­dé­ment attris­té des diver­gences de vue qui, sans bri­ser l’amitié que j’ai pour eux, pas plus, je l’espère, qu’elles ne bri­se­ront celle qu’ils ont pour moi, nous séparent actuel­le­ment et il m’est extrê­me­ment pénible d’être dans la néces­si­té de les combattre.

Mais il est indis­pen­sable que je le fasse : Ami­cus Pla­to sed magis ami­ca veri­tas.

Ils ne seront point sur­pris de mes cri­tiques, eux qui savent que je ne par­tage pas leurs sen­ti­ments sur la guerre actuelle et ils com­pren­dront que s’il leur a paru néces­saire de faire savoir ce qu’ils pensent, du même coup ils m’ont fait un devoir d’opposer ma convic­tion à la leur.

Ma convic­tion ? Je ne puis tenir un autre pro­pos, puisque je n’ai reçu de per­sonne man­dat de par­ler en son nom ; mais j’affirme que ma convic­tion est celle de l’immense majo­ri­té dans le monde anar­chiste de toutes natio­na­li­tés et j’ai la cer­ti­tude – cer­ti­tude qui repose sur des faits nom­breux et pré­cis – que s’il nous était per­mis, comme aux seize signa­taires de la décla­ra­tion dont je m’occupe, d’opposer mani­feste à mani­feste et de sol­li­ci­ter des adhé­sions, s’il était per­mis à ces adhé­sions de s’affirmer libre­ment, et sans dan­ger, la presse ces­se­rait de croire et il lui devien­drait impos­sible de dire que la décla­ra­tion des seize est le reflet de la pen­sée anarchiste.

Au sur­plus, ce point n’a d’importance que pour éclai­rer l’opinion en disant ce qui est.

Majo­ri­té ? Mino­ri­té ? Eh ! peu importe, après tout !

Une idée vaut ce qu’elle vaut ; sa valeur réelle est intrin­sèque. L’exactitude d’un point de vue ne dépend pas du nombre plus ou moins infime ou consi­dé­rable de ceux qui l’adoptent. Ils sont nom­breux les cas qui attestent que les majo­ri­tés se sont abu­sées et se trompent. Les anar­chistes sont une poi­gnée ; cela prouve-t-il qu’ils sont dans l’erreur ?

La décla­ra­tion de nos cama­rades a eu les hon­neurs de la presse ; elle a ins­pi­ré à M. Capus (Figa­ro), la louange qu’il a cou­tume de ne pro­di­guer qu’aux chefs d’État, aux géné­raux et aux prélats.

Cet encens a dû cha­touiller désa­gréa­ble­ment le nerf olfac­tif de mes amis et Grave, avec sa rudesse des bons jours, en a reje­té le parfum.

Les jour­na­listes ont appe­lé ce mor­ceau : « Mani­feste des intel­lec­tuels de l’anarchie ». On conçoit ce que signi­fie ce lan­gage chif­fré. C’est tout comme si ces mes­sieurs disaient en clair : « Voi­là ce que pensent tous les anar­chistes d’intelligence et de culture. Il en est peut-être qui pensent autre­ment : des rustres, des igno­rants, des impul­sifs ou des hallucinés ! »

Je ne veux pas opter entre ces aimables qua­li­fi­ca­tifs, c’est bien assez de savoir que j’en mérite au moins un. À toute époque, les clair­voyants ont été de la sorte trai­tés d’aveugle et les sages de fous.

Tou­te­fois, si les seize ont été com­blés de fleurs par ceux-là même qui d’ordinaire les cou­vraient de boue, ils ont été, hélas ! cou­verts de boue par ceux-là même qui d’ordinaire les com­blaient de fleurs.

Pauvre huma­ni­té ! Com­bien de temps encore pous­se­ra-t-elle la par­tia­li­té jusqu’à un tel degré d’aberration et d’injustice !

Quand ces­se­rons-nous de por­ter aux nues qui pense comme nous, et de tenir pour rené­gat, lâche, traître, ven­du ou coquin qui­conque, dans la plé­ni­tude de son droit et la pure­té de sa conscience, prend la liber­té de pen­ser contrairement ?

Grave, Kro­pot­kine, Lai­sant, Le Levé, Mala­to, Pier­rot, Paul reclus (je ne cite que ceux-là, parce que je les connais par­ti­cu­liè­re­ment, et depuis de nom­breuses années) seraient des coquins, des ven­dus, des traîtres, des lâches et des renégats ?

De telles impu­ta­tions ne sont pas seule­ment injustes et odieuses ; elles sont déraisonnables.

Les uns depuis dix ans, les autres depuis vingt ans, quelques-uns même depuis trente et qua­rante ans, ont consa­cré à l’anarchie un labeur opi­niâtre et dés­in­té­res­sé. Alors que, par leur intel­li­gence et leur savoir, ils auraient pu se tailler, dans le monde bour­geois, une situa­tion pri­vi­lé­giée et de tout repos, ils ont volon­tai­re­ment mené une exis­tence modeste et sou­vent incer­taine ; ils ont été jetés en pri­son ; ils ont été, c’est le lot des révo­lu­tion­naires quelque peu notoires et agis­sants, en butte aux outrages des cuistres, des fourbes et des méchants.

Après toute une exis­tence sans reproche, toute une vie de tra­vail, de pro­bi­té et d’inébranlable atta­che­ment à notre Idéal, par­ve­nus au seuil de la vieillesse, Grave, Kro­pot­kine, Lai­sant, Mala­to, etc., auraient cédé à des inci­ta­tions louches, à des consi­dé­ra­tions viles, à des inté­rêts mépri­sables ou à des sen­ti­ments inavouables ?

Non ! Non ! Cela est impos­sible. Rien ni per­sonne ne me le fera admettre.

Ah ! ne pro­non­çons pas les uns contre les autres, de ces paroles que, par la suite, rien ne par­vien­dra à effa­cer ; ne pro­non­çons pas de ces juge­ments qui ren­draient impos­sible un rap­pro­che­ment tôt ou tard nécessaire !

L’œuvre de recons­truc­tion qui s’imposera après la guerre, exi­ge­ra le concours de toutes les bonnes volon­tés. Ces amis d’hier se retrou­ve­ront avec nous demain et nous uni­rons nos efforts pour le bon com­bat. Cela n’est pas douteux.

Et voi­là encore pour­quoi je veux dis­cu­ter avec eux, dans la mesure où la Cen­sure me le per­met­tra, posé­ment, sérieu­se­ment, sans autre sou­ci que celui de l’exactitude, sans autre pas­sion que celle qui nous est com­mune : la pas­sion de la vérité !

[/​Sébastien Faure
(À suivre)/​]

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