La Presse Anarchiste

Les “notions confuses” de l’Anarchie

[/​Nous recon­nais­sons nos défauts de mémoire,

nous ne recon­nais­sons pas nos défauts de jugement.

La Roche­fou­cauld/​]

La lettre qui pré­cède est une de ces lettres per­son­nelles que ma vieille ami­tié pour Pier­rot me com­mande de lui écrire de temps en temps. Elle n’était pas des­ti­née à être publiée et j’aurais cer­tai­ne­ment pré­fé­ré qu’elle ne le fût pas, car il ne m’échappe pas que ce ton de cri­tique ami­cal mais vif et amer est insuf­fi­sant. Cepen­dant la rédac­tion de Plus loin, a dési­ré voir cette lettre dans ses colonnes et m’a deman­dé d’y ajou­ter tout le déve­lop­pe­ment qu’on peut lui sou­hai­ter. Pier­rot m’a mena­cé de son bis­tou­ri : « Faites-nous voir, enfin ce que vous avez dans le ventre ! » C’est une mise en demeure caté­go­rique. Je vais donc répondre à cette invi­ta­tion chi­rur­gi­cale, mais en pre­nant tout d’abord la pré­cau­tion de décla­rer qu’ayant été intoxi­qué pen­dant de longues années par une cer­taine façon d’interpréter les faits et de rai­son­ner, et n’ayant été ame­né que depuis un temps beau­coup moins long à voir et à rai­son­ner dif­fé­rem­ment, per­sonne ne peut exi­ger de moi que j’apporte en un tour de gobe­let ce que bien d’autres, autre­ment qua­li­fiés, n’ont su four­nir : des idées claires et de la méthode.

Mais je suis libre de dire ici tout ce que je pense comme je le pense. Ça me va. Pour le reste, on ver­ra bien.

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Je ne m’en prends pas qu’à des hommes : je m’en prends aus­si à des idées. Je devrais sans doute dire que je m’en prends sur­tout à des idées, puisque ce sont elles qui ont fait et font agir ces hommes, qui leur ont don­né un tour d’esprit par­ti­cu­lier et jusqu’à un lan­gage par­fois hermétique.

Ici, on est anar­chiste. Mais on ne l’est pas de la même façon, ni dans la même mesure, et il n’est pas du tout cer­tain que les uns et les autres pour­suivent un but identique.

Par exemple, on n’est pas ici anar­chiste à la manière d’hier, à la manière d’avant-guerre, tout comme d’autres ne sont pas aujourd’hui socia­listes par­le­men­taires ou syn­di­ca­listes à la manière d’avant-guerre, – ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que la façon de pen­ser des uns et des autres date pré­ci­sé­ment de la guerre : la guerre a pré­ci­pi­té des façons nou­velles de penser.

Toutes les doc­trines se sont effri­tées ; toutes les cer­ti­tudes se sont affaissées.

La théo­rie socia­liste de la conquête des pou­voirs publics a subi un com­men­ce­ment d’épreuve pra­tique en plu­sieurs pays. Le syn­di­ca­lisme de la charte d’Amiens s’est tron­çon­né diver­se­ment. L’anarchisme doc­tri­nal et dog­ma­tique s’est vu bou­le­ver­sé par les évé­ne­ments. Il n’y a nulle part, à l’heure pré­sente, un mou­ve­ment social, une « ten­dance », qui soit un, plein de son but et de ses moyens, et l’on peut dire que depuis qu’il y a dans le monde contem­po­rain des « par­tis » consti­tués, jamais leurs élé­ments ne se sont pareille­ment heur­tés intérieurement.

Les anar­chistes, qui ne se connais­saient que deux grands « cou­rants », ont vu leur fleuve se frag­men­ter en ruis­seaux, en ruis­seaux qui ser­pentent à droite et à gauche au hasard des acci­dents de terrain.

On ne peut que se bor­ner à faire ces consta­ta­tions. La lec­ture de la presse mon­diale anar­chiste ou plu­tôt les échos que l’on peut en avoir, donnent l’impression de la plus confuse des mêlées par­mi les mêlées. On s’empoigne. On épuise un stock invrai­sem­blable de reproches, voire d’injures. Et il ne m’apparaît pas dans tout cela que l’on cherche quelque part à voir pour quelles rai­sons des hommes, qu’une idée avait tout d’abord unis, sont actuel­le­ment divi­sés à cause d’elle – ou par elle.

J’ai dit qu’ici on est anar­chiste, mais qu’on ne l’est pas de la même façon, dans la même mesure, ce qui du point de vue de l’orthodoxie revient à dire que les uns le sont et que d’autres ne le sont pas.

La mai­son n’a pas d’étiquette, on apprend au hasard de la lec­ture qu’un tel est sen­si­ble­ment ce qu’il était hier, qu’un autre a chan­gé davan­tage, beau­coup même, et l’on sent par-des­sus tout cela un besoin de tra­vailler à une œuvre com­mune en dépit de diver­gences qui peuvent être vives : essentielles.

Et j’en arrive tout natu­rel­le­ment à dire qu’une idée, qu’une doc­trine qui a pu faci­li­ter, pro­vo­quer tout cela était néces­sai­re­ment une doc­trine confuse, nour­rie d’hypothèses et d’approximations, inca­pable d’éclairer plei­ne­ment ses adeptes sur eux-mêmes et de les conduire par sa seule ver­tu à des besognes pratiques.

Je sais les dan­gers de la cri­tique et c’est pour­quoi je me suis abs­te­nu si long­temps d’en faire qui pût être mal inter­pré­tée. Mais vrai­ment je me sens inca­pable d’écrire désor­mais dans un jour­nal anar­chiste ou « néo-anar­chiste » sans avoir fait au maxi­mum table rase de ce que j’ai répé­té autre­fois avec d’autres.

S’il y a « bou­le­ver­se­ment » ce n’est pas, comme le disait Ber­to­ni pen­dant la guerre, « bou­le­ver­se­ment des consciences », mais bou­le­ver­se­ment des idées reçues.

Je ne veux pour moi ni œillères ni muse­lière et j’aiderais à ce que d’autres, qui les ont conser­vés par pié­té ou par fidé­li­té, s’en défassent.

Moi non plus je n’ai pas besoin d’étiquette, d’aucune éti­quette : pour l’excellente rai­son que l’on n’est jamais entiè­re­ment et défi­ni­ti­ve­ment l’homme que l’on se dit. Et non seule­ment je n’ai pas besoin d’étiquette, mais je les récuse ; je récuse tout ce qui vou­drait me clas­ser dans la famille, l’espèce, la sorte, m’enfermer dans une anthro­po­mé­trie de caste.

Je récuse donc aus­si le qua­li­fi­ca­tif d’anarchiste. Il ne peut plus me conve­nir d’être asso­cié de près ou de loin à tous ceux qui conti­nuent à faire de l’anarchie un spectre de sot­tise, d’épouvante et de vile­nie – de crime parfois.

D’ailleurs, je me suis inter­ro­gé depuis long­temps. Je n’ai pas atten­du qu’on m’y invite. Je me suis tou­jours rebel­lé en moi-même contre des sug­ges­tions et l’influence de mes meilleurs amis et si ma faute fut de n’être ni clair, ni caté­go­rique, mon excuse fut que je me cher­chais au milieu de mal­heu­reux divers qu’il m’eût paru comme une tra­hi­son d’abandonner.

Mais quelle affec­tion et quelle recon­nais­sance j’ai gar­dées pour cer­tains ! Et pour le milieu, ce milieu social où les per­fi­dies et les méfaits n’ont jamais eu plus libre cours, que de mépris et que de haines j’ai amassés !

Qu’on me per­mette, avant d’en finir sur ce cha­pitre des clas­si­fi­ca­tions et des éti­quettes, et de par­ler de moi-même, – ce à quoi j’ai été bien obli­gé, – qu’on me per­mette de nar­rer une petite anec­dote qui m’a été contée der­niè­re­ment. Elle a trait pré­ci­sé­ment aux éti­quettes, à l’étiquette qu’on se donne ou à l’étiquette qu’on vous accorde. Quelques coopé­ra­teurs – des apôtres de la Coopé­ra­tion – se trou­vaient réunis venant d’un peu par­tout et qui ne se connais­saient pas tous per­son­nel­le­ment. L’un d’eux demande au citoyen P., notoire coopé­ra­teur et membre du par­ti socia­liste, si son voi­sin, le doc­teur F., autre coopé­ra­teur fervent et éga­le­ment du par­ti socia­liste, est socia­liste, et le citoyen P. de répondre : « Le doc­teur F. ?… Mais, il est com­mu­niste liber­taire, puisqu’il est coopé­ra­teur. »

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J’espère bien que per­sonne n’objectera que s’il y a sur l’anarchie de la sot­tise, de la boue et un sang qui n’est pas tou­jours très pur, ce n’est pas la faute de tous les anar­chistes. À d’autres le soin de dres­ser des « asso­cia­tions de mal­fai­teurs », comme à d’autres encore de faire le pro­cès des idéo­logues. Nous sommes ici entre gens de bonne foi qui peuvent gar­der de l’estime les uns pour les autres, même si des façons de voir radi­ca­le­ment dif­fé­rentes devaient les séparer.

Il s’agit sim­ple­ment de savoir si les idées que nous avons ou que nous avons eues pou­vaient être géné­ra­trices d’erreurs pro­fondes ou s’il convient de n’incriminer que le milieu social qui les a fait naître.

Je réponds : oui, la plu­part de nos idées étaient et demeurent des idées élémentaires.

Je ne vois émer­ger de ce chaos qu’une chose intacte, mais j’ai le bon­heur de pou­voir dire que cette seule chose est un rayon­ne­ment : la morale de l’entr’aide.

J’étais sur le point d’écrire : la morale anar­chiste, tel­le­ment j’ai le sen­ti­ment que Kro­pot­kine en est le père ou en fut le ser­vant le plus fidèle, mais je ne veux ris­quer aucune entorse à l’Histoire et il suf­fit d’ailleurs, bien que les anar­chistes aient fait leur cette morale dès le début pour que le noble mot d’entr’aide demeure atta­ché à leurs idées comme la plus pure de leurs caractéristiques.

Tout ce qui a pro­cé­dé de cette morale-là a vécu et conti­nue de gran­dir en dépit de toutes les difficultés.

Cela, c’était viable parce que c’était sain, et pro­fon­dé­ment humain. Et le miracle c’est que l’idée se soit déve­lop­pée et soit deve­nue fait à une époque et dans le milieu même où l’on sem­blait vou­loir se rendre aux théo­ries féroces de la lutte pour la vie et de la sélec­tion des espèces.

Quand quelques géné­ra­tions auront pas­sé et que nos heures tour­men­tées feront place à d’autres qui vau­dront mieux, parce qu’on aura souf­fert pour les pré­pa­rer ; quand cette époque sera deve­nue l’Histoire qui n’enregistre que les résul­tats et ne peut que pleu­rer sur les défaillances des hommes, on fera sa large et belle place à cette morale de l’entr’aide dont tant de vic­times du sort se seront réclamées.

Et qu’importe qu’un mot comme celui d’anarchie vieillisse et tombe à l’oubli s’il est tout entier dans la chose réa­li­sée vers laquelle tons les efforts se seront tendus !

(À suivre.)

[/​Georges Durupt/​]

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