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8 janvier. – Je viens de passer ma soirée à relire l’article d’Isidine paru dans le numéro 7 et intitulé « Quelques mots sur une notion confuse ». J’en ai pesé chaque phrase et j’ai multiplié les notes en marge. C’est vous dire que l’article m’avait frappé en septembre déjà, lors de sa parution, et que je me proposais toujours d’y revenir, sans savoir d’ailleurs où. Je rapproche cet article d’un autre de
P. R., paru dans les Temps Nouveaux d’après-guerre et intitulé, si je me souviens bien : « Relatif et absolu ». Et je me rends compte de plus en plus que ma façon de penser actuelle s’écarte de celle de la plupart des collaborateurs de « Plus Loin ». Où se rejoignent-elles ? et quels sont leurs points de contact ? Voilà ce que je ne saurais dire très exactement en quelques mots. Ce que je sens, c’est la discordance. Il faut donc que je vous demande si vous croyez, si vous êtes sûr, que je peux vous envoyer de la copie.
Voulez-vous avoir l’obligeance de demander son avis formel à la rédaction de « Plus Loin ».
À quoi bon écrire pour que ma copie aille au panier. Et je sens qu’il me sera impossible d’écrire une phrase qui ne contienne une critique de la façon de voir de vos collaborateurs.
Évidemment, vous m’objectez qu’il y a « la forme » et que vous êtes sûr que je ne la dépasserai pas. Je n’en sais rien. Je déteste parfois la politesse, qui demeure même entre anarchistes, la forme la plus perfide de l’hypocrisie.
J’ai constaté, avec regret, que la critique n’intervienne guère entre vous tous, car je n’appelle pas critiqué (ni vous non plus, n’est-ce pas ?) les pales observations de ses amis que « Plus Loin » a enregistrées jusqu’ici.
Comment suis-je fait, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que presque tout me heurte dans ma lecture de « Plus Loin ». Ou plutôt, que ce qui me heurte me heurte un tel point que j’en oublierais presque tout ce qu’il y a de bon.
Pourquoi vous cacherais-je plus longtemps que je le vois au milieu de vous cet « immobilisme » que vous avez dénoncé. Il y a à la réflexion très peu de différence entre la façon de voir des collaborateurs de « Plus Loin » et celle des T. N. d’autrefois. C’est la même formation, le même tour d’esprit, formation et tour d’esprit qui ont fait fuir beaucoup de jeunes pleins de belles intentions. Si ce n’est ça, pourquoi cette stérilité qui frappe votre mouvement, votre activité, et qui vous fait traiter de fossiles par des gens qui ne sont cependant pas vos ennemis.
Je me demande parfois si vous ne vivez pas trop entre vous, ou reclus, en artistocrates, en prêtres, vestales à barbe chargées d’entretenir un feu sacré à peu près disparu sous la cendre.
Il me semble que vous êtes tous, très loin, de Kropotkine, de Pelloutier, comme de Proudhon, de Bakounine, et que votre culte pour le dogme est si réel qu’il ne vous fait constater qu’à regret un progrès que vous n’avez pas conquis vous-même.
Cet article d’Isidine est surprenant, typique de l’esprit vieil anarchiste. Je le vois tissu de contradictions. Mais c’est peut-être de l’ésotérisme ; il faut être initié pour concevoir la pensée secrète, jamais révélée aux profanes.
Je vous l’ai déjà dit, je crois : la guerre m’a en partie révélé à moi-même ; plus exactement, elle a précipité une évolution commencée vers 1910. Vous savez que j’ai eu une vie tourmentée et que j’ai été mêlé plus ou moins directement à des choses qui devaient me mûrir. Il me serait difficile d’accepter une leçon qui ne vint pas de la vie elle-même. Je reconnais d’autre part que mon milieu actuel a modifié dans un certain sens un jugement qui datait de la veille. Je suis peut-être anarchiste, mais je m’étonne de me sentir si différent de l’anarchiste X, de l’anarchiste Y, de l’anarchiste Z. (Décidément, disiez-vous un jour, il y a autant d’anarchismes que d’anarchistes.)
Alors ? Puis-je dire dans « P. L. » tout ce que je pense et comme je te pense ? Posez la question, voulez-vous ?
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