Depuis le 2 novembre, les travailleurs de Flammarion de Chevilly sont en grève. La direction a refusé systématiquement de discuter les revendications suivantes : 100 F d’augmentation pour tous ; 500 F de primes de vacances.
Chez Flammarion, de nombreux salaires sont inférieurs à 1.000 F ; les qualifications ne correspondent pas à celles définies par la convention collective. Pour un même travail, les écarts de salaires peuvent aller jusqu’à 200 F ; des femmes doivent porter des charges excédant 25 kilos ; les conditions de salaire sont déplorables dans l’entreprise.
Le mouvement de revendication avait commencé par une pétition signée par l’ensemble du personnel : tous les employés l’ont signée sauf deux. La pétition avait été apportée rue Racine où se trouvent les bureaux et l’administration.
La direction de Flammarion avait refusé de satisfaire les revendications du personnel.
En riposte, une grève d’une heure avait été décidée pour le 28 octobre, à la suite d’une réunion du comité d’entreprise. Cette grève d’une heure n’ayant pas donné de résultats auprès de la direction, une autre grève d’une heure avait été décidée pour le 3 novembre. Elle dure encore…
Les fluctuations de la C.G.T.
La grève avait été décidée en commun entre la C.F.D.T. et la C.G.T. Mais la C.G.T. ayant signé une convention qui accordait 2,3 % d’augmentation, ne pouvait suivre les revendications non hiérarchisées : elle n’avait maintenu que la prime de vacances.
Jusqu’au 8 novembre, le patron, M. Noguères, bien connu des téléspectateurs, refuse toute négociation avec les délégués. Le 8, il daigne les recevoir pour les inviter à reprendre le travail.
Le lendemain de la grève, le jeudi 4, deux délégués C.G.T. reprennent le travail alors que la majorité des grévistes maintient ses positions. Ces deux délégués ont travaillé… trois heures, l’intervention d’un permanent d’union locale les ayant poussés à reprendre la grève. C’est donc à contrecœur que la C.G.T. a suivi.
Tentatives d’extension
Plus de la moitié des travailleurs de Flammarion – Chevilly suit cette grève. Des tentatives ont été faites pour étendre le mouvement. Une délégation envoyée au siège de la rue Racine se heurte à l’opposition du délégué C.G.T. « Si vous suivez Mme H… (délégués C.F.D.T.), vous n’en avez pas fini. » Les revendications des grévistes sont qualifiées « d’anarchistes ».
Curieusement, patron et C.G.T. se sont mis d’accord sur un point : les revendications en général, et Mme H… en particulier, sont « anarchistes ». « Mme H… a une conception du délégué qui n’est pas la mienne », avait dit… le patron !
Des distributions de tracts ont eu lieu, aux portes des entreprises de la région, au siège de la rue Racine à Paris, à la centrale rue Casimir-Delavigne.
Rue Racine, où beaucoup d’employés gagnent moins de 980 F, les travailleurs devaient prendre les tracts à la sauvette pour ne pas se faire remarquer : un chef s’était posté à l’entrée pour surveiller ceux qui prenaient des tracts.
Aucune information n’avait été faite : « On n’est pas au courant. »
Au marché de Vitry, des commerçants apostrophent des grévistes qui faisaient la quête : « Vous n’avez qu’à travailler. »
Certains cadres montrent une sympathie platonique pour les grévistes, mais s’en tiennent là. Ils « regrettent » de ne pas pouvoir suivre, n’ayant pas été « consultés ».
Le 8 novembre au matin, une rencontre a lieu entre délégués-cadres (C.G.T.) et délégués employés (C.G.T. – C.F.D.T.). Le désaccord se concrétise : les cadres ne sont pas d’accord sur les revendications non hiérarchisées.
Ripostes patronales
Depuis le début de la grève, une quinzaine de personnes ont été embauchées. Le patron demande une consultation du personnel, à bulletin secret, avec participation des non-grévistes et des nouveaux. Refus des grévistes : le patron se lamente sur leur manque de respect de la démocratie…
L’attitude des grévistes, dure avec le patron, l’est beaucoup moins avec les « jaunes », dont beaucoup ne s’aperçurent que devant le portail que l’entreprise était en grève. Parfois une discussion s’établissait entre grévistes et « jaunes » : cela nous permit d’apprendre que ces derniers étaient embauchés comme manutentionnaires à 1.100 F et comme magasiniers à 1.200 F, alors que beaucoup de grévistes ne les faisaient pas après vingt-cinq ans de maison… Pour donner un exemple de l’esprit de la direction, un membre de celle-ci parut stupéfait quand une délégués lui dit que 1.000 F était un petit salaire.
L’annonce des salaires des « jaunes » a contribué à durcir la position des grévistes.
L’attitude envers les « jaunes » peut paraître surprenante. Il faut savoir que :
— C’est la première grève dans la maison depuis 1968 ; et qu’en 1968 c’est le patron qui avait demandé l’arrêt de travail parce que ça l’arrangeait.
— La grande majorité des grévistes sont des femmes, particulièrement sensibles aux arguments de type : « Vous comprenez, j’ai deux gosses, ça fait trois semaines que je ne bosse pas. »
Néanmoins, on sent nettement que les grévistes commencent à voir l’embauche des « jaunes » comme un danger.
Un ancien de 1936 a fait une suggestion intéressante pour connaître les positions des non grévistes lors d’une grève. Lors d’un vote secret concernant l’ensemble du personnel, y compris ceux qui continuent à travailler, les grévistes se mettent tous d’accord pour voter à bulletin blanc. Les résultats du scrutin expriment donc l’exacte position des non grévistes. Il paraît qu’en 1936, une telle pratique permit de se rendre compte que beaucoup de non grévistes étaient pour la grève. Il est évident que les grévistes, dans ce cas, décident de continuer tout de même la grève si le résultat du scrutin se révèle être en faveur de la reprise du travail…
Aujourd’hui 9 novembre
L’ambiance est tendue. Les grévistes se rassemblent au portail. La façade de l’immeuble est vitrée, on voit le bureau du patron au premier et l’escalier qui mène dans le hall. Le patron dans son bureau semble fébrile : il a perdu beaucoup d’argent, on est en pleine saison des fêtes. « Ce n’est pas raisonnable de faire une grève à pareille époque… »
M. Flammarion, attendu, arrive dans une Rover. « Si vous êtes raisonnables et reprenez le travail, on verra ce qu’on peut faire. » Ça ne marche pas. La cantine est fermée pour les grévistes. Le patron menace même d’interdire l’accès du parking.
Vers 10 heures, on décide d’aller s’installer dans le hall parce qu’il fait froid. Tout le monde se met en branle vers l’immeuble. Le patron descend comme une flèche l’escalier, pour « faire face ». Tout le monde fait demi-tour. Le patron remonte. Volte-face des grévistes qui retournent vers le hall : Le patron redescend. Le manège recommence plusieurs fois. Tout le monde se marre.
Une fois dans le hall, personne ne bouge : On occupe. Le patron fait semblant d’appeler les flics. Réaction : « tant mieux, on parlera de nous dans les journaux ».
Le patron est définitivement démystifié.
On ignore comment se terminera la grève.
Cependant plusieurs choses sont acquises : tout le monde est conscient que si la grève échoue, la répression va s’abattre ; il faut gagner. Le point de non-retour est atteint.
Autre chose : les travailleurs sont organisés maintenant, là où les syndicats étaient soit inexistants, soit inefficaces.
L’expérience de la lutte des camarades de Flammarion, qui se déroule sur plusieurs mois, et qui aboutit à la grève illimitée, montre qu’avec les patrons, on ne discute pas sans avoir créé un rapport de force : autrement dit, avec les patrons, on se bat.