La Presse Anarchiste

Notes sur le mouvement espagnol de 1939 à 1950

[(Soli­da­ri­té Ouvrière étant un organe d’expression men­suel n’a pas jugé utile de rela­ter à ses lec­teurs – à la suite de la presse quo­ti­dienne – le dérou­le­ment des évé­ne­ments se pro­dui­sant à Bar­ce­lone et en Catalogne.

Nous pro­po­sons plu­tôt, par les docu­ments sui­vants, des élé­ments qui per­mettent de com­prendre les évé­ne­ments actuels en les resi­tuant dans un cadre historique.

Le pre­mier docu­ment (que nous venons de rece­voir d’Espagne) retrace sché­ma­ti­que­ment la grande lutte de masse menée par la Confé­dé­ra­tion natio­nale du tra­vail d’Espagne (C.N.T.E., syn­di­cat de ten­dance anar­cho-syn­di­ca­liste) de 1939 à 1950.

Ce rap­pel his­to­rique est très oppor­tun lorsque les his­to­riens mar­xistes, les jour­na­listes de la presse quo­ti­dienne ou heb­do­ma­daire (de droite ou de gauche) font remon­ter à 1962 la lutte orga­ni­sée et de masse de la classe ouvrière espa­gnole après la vic­toire de Fran­co (1939) : avant 1962, il n’y eut rien !

Avec ce docu­ment, le lec­teur com­pren­dra mieux pour­quoi les Alliés ne tou­chèrent pas à Fran­co : la seule force d’opposition orga­ni­sée et de masse était le syn­di­cat anar­cho-syn­di­ca­liste : la C.N.T.E.

Tous les non-liber­taires (au sens large) ont fait le silence sur ce mou­ve­ment et ont espé­ré que le temps en fini­rait avec l’organisation tra­di­tion­nelle de la classe ouvrière espa­gnole, dont l’épanouissement serait un mau­vais exemple sur le plan international.

À la fin de la lutte orga­ni­sée de masse menée par la C.N.T.E. (vers 1950), les anar­cho-syn­di­ca­listes n’ont ces­sé de lut­ter, dans les pires condi­tions, bien que les jour­na­listes et les his­to­riens n’en tiennent compte.

On veut faire croire aux tra­vailleurs que seul le P.C.E. lutte en Espagne (avec des alliés : socia­listes, chré­tiens) et qu’ils sont les seuls !

Mais pas de chance pour les men­teurs par omis­sion. Sans tous les moyens dont a pu dis­po­ser le P.C.E. ces der­nières années (argent – radio-Prague dif­fu­sant sur l’Espagne – appui de jour­naux au niveau euro­péen), la C.N.T.E., actuel­le­ment, la veille des évé­ne­ments de Bar­ce­lone – évé­ne­ments au cours des­quels les tra­vailleurs espa­gnols retrouvent les formes de lutte liber­taires et anar­cho-syn­di­ca­listes – a fait entendre sa voix par le Comi­té régio­nal de Catalogne.

Cela est notre second document :

« Décla­ra­tion uni­taire et solen­nelle » du C.R. de Cata­logne C.N.T.E.

Sur la terre d’Espagne, l’anarcho-syndicalisme refleurit !

Vive la soli­da­ri­té entre les peuples.

En avant, pour notre com­bat com­mun, pour notre ave­nir commun !

[/l’A.S./]
)]

I. La répression

En avril 1939, à la fin de la guerre civile espa­gnole, les vain­cus furent essen­tiel­le­ment les tra­vailleurs, les mili­tants des orga­ni­sa­tions ouvrières de la C.N.T. et de l’U.G.T. (syn­di­cat de ten­dance socia­liste) qui avaient empê­ché le triomphe immé­diat du fas­cisme par les armes, qui for­mèrent leurs milices et leurs colonnes pour tenir les fronts mili­taires face à l’armée fran­quiste et qui réa­li­sèrent dans le domaine socio-éco­no­mique des expé­riences des plus riches qu’il soit pour l’avenir d’une socié­té émancipée.

Pour­tant, pour la classe ouvrière espa­gnole, la guerre ne se ter­mi­na pas le 1eravril 1939. Elle se pour­sui­vit par l’emprisonnement de mil­liers de femmes et d’hommes, par les camps de concen­tra­tion où s’entassèrent jusqu’à 2.000.000 de per­sonnes. Par­mi les plus « renom­més » de ces camps : Alba­te­ra, Los Almen­dros, San­ta Eula­lia del Cam­po, San Mar­cos de Lem.

Avec le pro­gres­sif déman­tè­le­ment des camps de concen­tra­tion, 300.000 Espa­gnols sont déte­nus dans les pri­sons ; 300.000 autres sont en liber­té surveillée.

Envi­ron 500.000 tra­vailleurs prirent le che­min de l’exil : les uns pour l’Afrique du Nord, les plus « chan­ceux » pour l’Amérique et la grande majo­ri­té pour la France où ils furent « accueillis » dans des camps de concen­tra­tion – des­quels un cer­tain nombre d’entre eux furent trans­fé­rés dans les camps d’extermination (8.000 périrent à Mau­thau­sen) ou retour­nés à Fran­co par Vichy (40.000).

Don­nées pré­cises sur la Ter­reur fasciste :

En 1940, le jour­na­liste anglais A.V. Phil­lips, après avoir pas­sé cent trente-deux jours dans les pri­sons de Madrid, déclare que dans cette capi­tale envi­ron 1.000 sen­tences de mort sont pro­non­cées chaque mois, et que de mars 1939 à mars 1940 envi­ron 100.000 per­sonnes étaient exécutées.

Le comte Cia­no, dans ses Archives secrètes, décou­vertes à Rome par les Alliés, qui com­prennent les années 1936 – 1942, écrit (page 294) qu’en juillet 1939 les exé­cu­tions étaient très nom­breuses : Madrid 250 exé­cu­tions quo­ti­diennes, Bar­ce­lone 150, Séville 80, etc. (Ce qui dépasse de loin les chiffres de Phil­lips pour Madrid.)

Charles Folft, his­to­rien amé­ri­cain, écrit qu’entre les années 39 – 44 furent fusillés 190.684 per­sonnes – chiffre obte­nu par un cor­res­pon­dant de l’Associated Press auprès d’un fonc­tion­naire du minis­tère de la Jus­tice franquiste.

Il n’est pas inutile d’indiquer que l’exécution de 430 pro­fes­seurs d’Université et de quelque 6.000 ins­ti­tu­teurs cor­res­pond à l’élimination phy­sique de 50 % du corps enseignant.

Et tout ce qui pré­cède ne concerne que les années 39 – 44. Car il ne faut pas oublier la ter­reur fas­ciste exer­cée en ter­ri­toire conquis par Fran­co au cours de la guerre civile même, ain­si que les nou­velles vagues répres­sives après 1944.

II. La réorganisation du mouvement ouvrier dans la clandestinité

Cette tra­gique période de répres­sion, s’abattant sur les tra­vailleurs, ne se carac­té­rise pour­tant pas uni­que­ment par cette répression.

Car, de 1939 jusqu’à 1950, la C.N.T. (ain­si que l’U.G.T., mais cette der­nière à un degré moindre) entre­prend l’entreprise tita­nesque de réor­ga­ni­sa­tion et de recons­truc­tion de ses syn­di­cats dans la clandestinité.

Juste avant la fin de la guerre, après la cam­pagne de Cata­logne, dans Bar­ce­lone occu­pée, res­tent des mili­tants de la C.N.T. qui, dans la clan­des­ti­ni­té, conservent une conti­nui­té orga­nique à divers syn­di­cats (spec­tacle – trans­port – bâti­ment – arts gra­phiques – métal­lur­gie) ; divers par­tis (PSUC et cata­la­nistes) se main­tiennent de même orga­ni­sés. Bien que plus pré­caire, la conti­nui­té orga­nique se main­tient éga­le­ment dans la région Nord, en Ara­gon, dans les Asturies.

Dans la zone Centre-Sud qui tombe la der­nière, la réor­ga­ni­sa­tion de la C.N.T. doit se recher­cher dans les propres camps de concen­tra­tion. Le rapide enfon­ce­ment de ce front et son carac­tère cen­tral, géo­gra­phi­que­ment, ne per­met pas un exode mas­sif comme en Cata­logne. Les camps sont rem­plis de tra­vailleurs et de mili­tants ouvriers. À Alba­te­ra (Ali­cante) sont déte­nus 17.000 hommes pro­ve­nant presque tous des divi­sions répu­bli­caines 28 et 25, c’est-à-dire deux des colonnes for­mées de tra­vailleurs anar­cho-syn­di­ca­listes appar­te­nant à la C.N.T. Par­mi eux se trouvent plu­sieurs Comi­tés régio­naux de la C.N.T.

C’est dans un cli­mat d’exécutions quo­ti­diennes et des plus sau­vages ven­geances que les tra­vailleurs com­prennent qu’ils doivent main­te­nir leur orga­ni­sa­tion, et ain­si fut nom­mé dans ce camp le pre­mier Comi­té natio­nal de la C.N.T. d’après-guerre et dont la pre­mière mis­sion fut de sau­ver les com­pa­gnons les plus menacés.

Dès cette époque, en Cata­logne, sont consti­tués et agissent 14 syn­di­cats C.N.T. clan­des­tins. Bar­ce­lone compte 30.000 cotisants.

En 1940, tombe à Valence le pre­mier Comi­té natio­nal C.N.T. nom­mé dans le camp d’Albatera. Tous les membres du C.N. sont fusillés. En huit ans, plus de dix comi­tés natio­naux se suc­cé­de­ront. Détruits l’un après l’autre. Recons­truits l’un après l’autre.

Clan­des­ti­ne­ment sont publiés plu­sieurs organes d’expression C.N.T. Bar­ce­lone édite son clas­sique « Soli­da­ri­dad Obre­ra », en tant qu’organe du Comi­té régio­nal, ain­si que des organes par indus­trie tels que « El Mar­tillo » de la Fédé­ra­tion de la métal­lur­gie. En Ara­gon, « Cultu­ra y Acciõn » qui atteint jusqu’à 10.000 exem­plaires. À Valence « Fra­gua Social ». Les Astu­ries, le Pays Basque et Madrid éditent leur « C.N.T. Regio­nal » ; dans cette capi­tale s’éditent aus­si « Fra­ter­ni­dad » en alliance avec l’UGT et « Cas­tilla Libre ».

Pen­dant que le gou­ver­ne­ment fran­quiste recrute pour la « Divi­siõn Azul », en 1941, à la « Maes­tran­za de Inge­nie­ros » de Cadix, les tra­vailleurs mili­ta­ri­sés font une grève reven­di­ca­tive – la pre­mière après la défaite selon nos don­nées ani­mée et sou­te­nue par des mili­tants de la C.N.T.

Avec le retour de mili­tants à par­tir de 1944, le plus haut niveau d’organisation clan­des­tine sera atteint au cours des années 1945 à 1948. En 1947, la C.N.T. A 60.000 coti­sants à Bar­ce­lone – une seule loca­li­té en compte 6.000. « Soli­da­ri­dad Obre­ra », édi­té en petit for­mat, tire à 50.000 exem­plaires qui sont dis­tri­bués dans toute l’Espagne par l’intermédiaire des tra­vailleurs affi­liés au syn­di­cat fer­ro­viaire C.N.T. Clandestin.

Les réseaux de la C.N.T. s’étendent jusqu’aux pri­sons, où on réus­sit à tenir des réunions et des assemblées.

Les pre­mières grandes grèves d’après-guerre ont lieu dans le tex­tile de Bar­ce­lone (1945 – 46), de même en Bis­caye se déclare la grève géné­rale, le 1er mai 1947. On assiste à une grande dif­fu­sion de pro­pa­gande à Bar­ce­lone, la situa­tion inquiète la bourgeoisie.

À par­tir de 1946, une fois pas­sée la crainte pour les fran­quistes d’être entraî­nés dans la chute du fas­cisme et du nazisme, le régime se sent assez fort pour une deuxième vague répres­sive. La police et les pha­lan­gistes s’attaquent aux syn­di­cats clan­des­tins. Jusqu’à 20 comi­tés natio­naux C.N.T. vont tom­ber 7 comi­tés natio­naux se retrou­ve­ront simul­ta­né­ment à la pri­son d’Ocana. Les orga­nismes de coor­di­na­tion natio­nale sont déman­te­lés, les mili­tants arrê­tés. L’organisation confé­dé­rale qui eut tou­jours une voca­tion de syn­di­cat de masse doit res­ser­rer ses rangs, se struc­tu­rer au niveau de groupes res­treints qui, de fait, se trouvent ain­si un peu à part de la base ouvrière qui fut tou­jours le levain de la C.N.T. Le déclin de la lutte de masse va de 1948 à 1950.

Ce tita­nesque effort de réor­ga­ni­sa­tion syn­di­cale en une telle situa­tion est sys­té­ma­ti­que­ment igno­ré par les his­to­riens mar­xistes qui font remon­ter la renais­sance de la lutte ouvrière vers 1962.

Il faut se sou­ve­nir que la C.N.T. fut pra­ti­que­ment le seul orga­nisme à main­te­nir l’esprit de lutte de classe ouvrière espa­gnole et à don­ner une cohé­rence au mou­ve­ment ouvrier de 1939 à 1948.

[/​Catalogne – Octobre 1971

(Étude effec­tuée par un groupe

de jeunes mili­tants syndicalistes)/] 

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