« Les anarchistes, ne savent que critiquer. Ils sont incapables de rien faire de pratique » ! disaient d’eux quelques individus fatigués, arrivés au stade où l’on éprouve le besoin de « réviser » ses idées.
Avoir su formuler les critiques que l’on peut faire contre l’état actuel, à voir su rassembler en un formidable réquisitoire tous les torts de l’autorité, les méfaits de l’exploitation capitaliste et de l’individualisme bourgeois, n’auraient-ils su faire que cela, le travail des anarchistes serait énorme, et justifierait leur existence.
Sans doute, cette critique avait été faite avant eux. La plainte suit le mal. Le mérite des anarchistes fut d’avoir su remonter au mal, d’avoir démontré l’inanité des replâtrages et des faux remèdes.
Ceci dit, il faut bien reconnaître que le reproche était en partie fondé. Mais ce n’était pas la faute ni des anarchistes, ni des idées anarchistes. La réalité est qu’ils furent toujours en trop petit nombre pour réaliser quelque entreprise durable. Le miracle est que, si peu nombreux·qu’ils étaient, ils aient pu influencer le mouvement d’idées de leur époque de la façon intense qu’ils y ont réussi.
C’était plutôt la faute des conditions dans lesquelles s’était développé le mouvement lui-même plutôt que celle des anarchistes, mais faute c’était, et cela explique leur désarroi devant la catastrophe d’Août 1914.
Et aujourd’hui, plus divisés, plus désemparés que jamais, n’étant même plus la poussière d’aspirations qu’ils étaient avant la crise, il semblerait que leur incapacité « à faire quelque chose » soit plus grande que jamais.
Et c’est ainsi qu’ont raisonné beaucoup d’entre nous, les uns pour se retirer dans leur tour d’ivoire, les autres pour passer, armes et bagages, dans les partis d’à‑côté.
Si nous avions raisonné comme cela, la douzaine de camarades que nous étions, lorsque « demi-quarteron » nous n’aurions jamais commencé la lutte.
Il y a toujours à faire lorsqu’on veut faire. Si les évènements nous ont démontré que, pour quelques-uns d’entre eux, nous n’avions pas toujours su les envisager dans leur complexité, ils n’ont pas moins démontré que l’ensemble de nos idées était juste, que nous avions raison dans toutes nos critiques.
Or, si nos idées sont justes, notre action est toute indiquée : prendre, la propagande au point où les évènements de 1914 nous forcèrent à la laisser. En nous inspirant, bien entendu, de la leçon des évènements pour ne pas retomber dans les fautes commises.
La vague de j’menfoutisme et d’individualisme qui nous submerge en ce moment ne durera pas. Nous payons les cinq années de souffrances et de tension intense que nous avons vécues. L’effort passé, la bête humaine reprend ses droits. Elle se rue à la jouissance, au rigodon après la peine. Cela s’est vu à toutes les périodes où l’individu se surmenait. Cela passera, comme ça a passé aux autres époques. Il faudra bien que la vie normale reprenne son cours. Ce sera alors notre moment de parler.
Ce que nous pouvons faire pour le moment, c’est de reprendre notre rôle de critiques, de dénoncer les tripotages, de démontrer que c’est pour enrichir quelques milliers de trafiquants qu’on nous vend les produits au poids de l’or ; que c’est pour servir les intérêts de quelques financiers véreux ou autres que l’on continue la guerre dans des entreprises lointaines, alors qu’il était bien convenu que l’effort demandé contre l’Allemagne militariste était pour empêcher le retour de toute guerre.
Bon dieu ! la besogne ne manque pas, puisque tous les abus auxquels nous avons fait la guerre existent plus que jamais.
Nous avons eu le tort de rester disséminés, sans rapports les uns avec les autres. Commençons donc à nous grouper, dans chaque localité et ses environs ; ensuite cherchons à correspondre avec d’autres groupes, jusqu’à ce que nous ayons trouvé un mode de fédération où serait respectée l’autonomie des groupes et des individus.
Mais, ce que je veux démontrer aujourd’hui c’est que, si diminués que nous soyons, nous pouvons encore faire de la propagande, et de la propagande qui porte.
Par exemple, avant tout, il faut avoir l’opinion publique avec soi. C’est à elle qu’il faut s’adresser, au lieu de rester en de petites parlottes, entre soi.
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Seulement, voilà ! l’opinion publique, tout le monde s’en réclame, chaque parti politique prétend être son champion, son porte-parole ; mais, en réalité, chacun s’en fout ; ne voyant que son propre objectif.
Chacun a son programme complet qu’il veut réaliser le plus vite possible ; que chacun, y compris l’opinion publique, doit avaler dans son entier.
En temps ordinaire, sous forme, de consultation électorale, le Pouvoir en exercice consulte l’opinion publique tous les quatre ou six ans – selon qu’il plaît aux « mandataires du peuple » de rallonger ou de raccourcir la durée de leur mandat.
Mais, là encore, les consultés n’ont à choisir qu’entre tel ou tel programme. Chaque programme contenant « toutes » les réformes que l’électeur est censé vouloir. Ce n’est pas entre les réformes qu’il a à choisir, mais entre des programmes complets, sélectionnés pour lui, et où les intérêts de partis sont davantage consultés que la réalité.
Quelques fois, la majorité passe des conservateurs à la gauche modérée, ou des modérés aux radicaux : quelques fois, c’est le-contraire. Il se fait alors quelques changements dans le personnel de certains fonctionnaires. On serre, on desserre la vis à répression. À part cela, rien n’est changé dans la vie sociale qui continue son petit bonhomme de chemin, avec son cortège de misères et d’injustices. Les partis se passent la main de temps à autres, quittes, lorsqu’ils sont passés dans l’opposition, à critiquer ce qu’ils faisaient lorsqu’Ils étaient au pouvoir, ou, lorsqu’ils tiennent la trique à gouverner, à faire ce qu’ils critiquaient lorsqu’ils faisaient de l’opposition.
Pendant ce temps, les coteries et coalitions d’intérêts privés agissent et font leurs propres affaires sous le couvert de celles du pays.
L’opinion publique, elle, n’a plus qu’à se taire. N’a‑t-elle pas donné pleins pouvoirs à ses mandataires d’agir en son nom !
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Dans une société bien organisée, la politique ne devrait pas exister – c’est mon opinion. – Il ne devrait y avoir entre les individus que des rapports économiques de production et d’échanges, pour les besoins de la vie.
Malheureusement, nous n’en sommes pas encore à cet état idéal. Il existe une organisation politique qui s’est emparé du contrôle de l’activité des individus. N’ayant pas encore appris à nous en passer, force nous est de compter avec elle, Jusqu’au jour où, devenus plus raisonnables, les intéressés la flanqueront par dessus bord.
C’est d’autant plus bête, que cette lutte parmi les électeurs va se continuer au Parlement entre élus, pour aboutir, en fin de compte, à des compromis qui ne satisfont personne, en des lois que tripatouillera la jurisprudence.
Voilà des siècles que l’on piétine sur place, piétinements coupés, de temps à autres, par des soubresauts – ou révolutions – qui, pour nous secouer plus violemment, ne nous font guère avancer, ne laissant, derrière elles, que des changements de surface.
Il serait grand temps de changer de méthode.
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Certains anarchistes, – nés malins – viennent nous dire : « si nous voulons être capables de faire quelque chose, il nous faut faire abstraction de nos vues personnelles, et nous rallier à un programme qui permette l’entente d’une majorité ! »
C’est, à peu de choses près, le raisonnement que se sont tenus ceux des nôtres qui sont passés au socialisme, sous le prétexte que là, il y avait le nombre permettant de faire quelque chose.
Ce qui, du reste, est une erreur de leur part puisque, dans le pays, les socialistes ne sont qu’une minorité, et que, tout comme de vulgaires anarchistes, tout leur travail au Parlement se résume à y faire quoi ? – de la critique.
Pourquoi s’arrêter au socialisme ? pourquoi ne pas pousser le raisonnement jusque dans les conclusions logiques, pourquoi ne pas s’allier aux radicaux ? Là, et là seulement, on y trouverait de quoi faire une majorité. Il n’y aurait qu’un petit défaut. Oh un tout petit. C’est que, tant que le nouveau parti en resterait à la théorie, s’occupant surtout de se recruter, ça irait parfaitement. Il n’y aurait que le jour où on voudrait faire quelque chose que ressortiraient les différences, paralysant toute action, disloquant tout le travail de concentration.
Vouloir concilier des majorités sur des programmes uniques d’action est une chimère. L’expérience devrait nous l’avoir démontré depuis longtemps. Les majorités ne se constituent que sur des programmes assez anodins pour n’effaroucher personne.
Ce qui a fait que les idées anarchistes ont pu, si rapidement prendre la place qu’elles ont prise dans l’évolution des idées, c’est que leur critique de l’état social était juste. On peut bien les repousser dans leur ensemble parce que leur réalisation entraînerait un chambardement de tout le système social, mais lorsque l’on prend chaque critique à part, on est bien forcé de reconnaître sa justesse et d’admettre que, après tout il devrait être fait quelque chose pour changer ce point reconnu défectueux.
Cela ne nous indique-t-il pas ce qu’il serait possible de faire ?
Au lieu de nous épuiser en efforts vains à grouper une minorité impuissante, parce que minorité, pourquoi ne pas attaquer la société en détail, en essayant de grouper sur un seul et unique point tous ceux qui sont d’accord que ce point doit être changé sans s’occuper de ce qu’ils peuvent penser sur les autres points.
Et il peut en être ainsi sur chaque changement désiré. De façon que, quoique attaquée en détail, la société se trouverait sapée dans son ensemble. Il n’est pas nécessaire que cette attaque d’ensemble soit menée sous le contrôle d’un parti. Pourvu qu’elle se fasse c’est l’essentiel.
Que chacun agisse selon ses préférences, que chacun choisisse le point d’attaque qu’il a le plus à cœur de voir s’exercer les efforts, et l’on verra que c’est la façon la plus rationnelle de faire quelque chose.
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Il est des cas où les groupements pourraient se passer du concours ou de la permission des autorités pour réaliser la réforme projetée.
Par exemple, le public est exploité par des commerçants sans scrupules qui lui font payer les choses nécessaires de la vie beaucoup plus chère qu’elles ne valent commercialement.
Si le public voulait, en s’organisant en ligue de consommateurs, il pourrait éliminer nombre d’intermédiaires dont le seul prétexte à leur interférence est de pouvoir prélever un bénéfice quelconque comme prix de leurs bons offices, et ensuite, par une série de boycottages soigneusement choisis forcer les autres à se contenter de bénéfices raisonnables.
À l’heure présente, par exemple, est-ce que le public, s’il n’était pas si passif, ne pourrait pas mettre un frein à l’exploitation forcenée dont il est la victime ?
Il y a bien eu un petit sursaut de révolte. Dans quelques localités la population a tenté de contrôler les prix, mais cela s’est apaisé plus vite que ça n’avait commencé, faute de conviction, faute d’organisation, faute d’esprit de suite.
Une des causes de la vie chère, c’est le protectionnisme qui facilite les combinaisons des profiteurs. Ce sont les restrictions d’importations, les droits de douane. Ici, on ne peut se passer du concours du Parlement. Mais comme il serait facile de le « convaincre », s’il trouvait devant lui une véritable opinion publique résolue à se faire entendre coûte que coûte.
Si, avec le concours du fisc, quelques milliers de spéculateurs arrivent à empocher annuellement des millions par centaines, c’est que, moins bêtes que le public, ils ne vont pas discuter leurs petites affaires dans les réunions électorales. Ils ont su se grouper et se faire craindre.
Il existe bien une « Ligue du Libre Échange » qui publie des travaux remarquables mais à laquelle il faudrait plus de vie et de force, si on veut qu’elle joue le rôle qu’elle devrait remplir.
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Pour jouer le rôle que j’entrevois, ces associations devront grouper un nombre considérable d’adhérents. On pourrait y réussir en dépensant moitié moins de peines qu’on en dépense à abrutir le public dans les discussions électorales qui ne servent qu’à l’égarer davantage, ou à vouloir l’embrigader dans les sectes politiques qui, au fond, ne cherchent qu’une chose : « Ôte-toi de là que je m’y mette ».
Il m’est arrivé souvent de citer le « Touring-Club » comme exemple de ce que peut faire la force d’association. Avec une cotisation minime de cinq francs par an, il fait des merveilles ne faisant ou disant des bêtises que lorsqu’il se mêle de politique.
Il répare des routes, en fait construire de nouvelles, entreprend des travaux pour aménager ou protéger des points de vue. Il a enseigné, et appris dans une certaine mesure, aux hôteliers à apporter dans leur installation un peu plus de confort et de propreté, quoique l’hygiène laisse encore fort à désirer dans une foule de localités. Mais on ne brise pas tout d’un coup la routine et l’obstination.
Ce que le « Touring-Club » a fait dans sa sphère d’action peut se faire dans d’autres directions, par des groupements composés d’hommes animés du même esprit de méthode, résolus à ne s’arrêter que lorsqu’ils auront accompli ce qu’ils sont résolus de faire aboutir.
Mais, pour aboutir à quelque chose, il faudra, bien entendu, que ces associations soient actives, sachent agir elles-mêmes lorsque c’est nécessaire, et qu’au besoin elles soient combatives.
Faire des conférences, publier tracts et brochures, c’est un travail utile de propagande qui ne doit pas être négligé. Mais à cela ne doit pas se borner l’effort de l’association. Il faut que l’agitation soit continue, sans trêve ni répit, sous toutes les formes, de tous les instants, profitant de la moindre occasion propice pour faire entendre ses revendications, lorsqu’il s’agit de forcer les pouvoirs à agir lorsque les changements ne peuvent se faire sans leur agrément mais sans perdre de vue qu’il faut d’abord faire soi-même tout ce qu’il est possible de faire.
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On nous avait juré que l’on ne se battait que pour que les peuples puissent librement disposer d’eux-mêmes, et on a trafiqué, et on continue de trafiquer de provinces et régions, et de leurs habitants ; comme si c’était du bétail, sans les consulter, et contre tous leurs vœux.
On nous avait promis la fin des militarismes, et, par peur de la révolution sociale, on a favorisé l’élément réactionnaire en Allemagne. Pour lui permettre d’écraser le socialisme, on s’est gardé de désarmer complètement. On a laissé le militarisme allemand se réorganiser, afin de justifier la persistance du nôtre. Toujours dans le même esprit, on fournit armes et munitions, on tripatouille des compromis avec les éléments les plus réactionnaires de la Russie.
On dépense notre argent dans l’espoir de sauver les créances de ceux qui furent assez bêtes, ou sans scrupules, pour soutenir de leur argent un régime pourri, ne se maintenant que par l’arbitraire et l’assassinat.
Sous prétexte de combattre le bolchevisme.
Quelle campagne vraiment digne du nom de campagne a‑t-elle menée contre·ces agissements ? Aucune. Et pourtant, si l’opinion publique était consciente, quelle formidable vague de protestation devrait s’élever.
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Je n’entreprendrais pas d’énumérer toutes les directions dans lesquelles pourrait se développer l’activité des individus, leur fournir l’occasion d’un groupement. Quelques-uns seulement à titre d’illustration.
Outre les deux ou trois cas cités plus haut, il existe une « Ligue des Locataires », à laquelle il ne manque que de se développer et qui pourrait être une force.
Il y a la « Ligue Anti-Alcoolique » qui pourrait obtenir de plus sûrs résultats si elle s’attaquait, surtout, aux causes économiques engendrant l’alcoolisme, au lieu de, surtout, fulminer contre l’alcool lui-même et de dépasser le but lorsqu’elle prêche l’abstention totale.
Il existe la « Ligue des Droits de l’Homme », qui rend des services appréciables en combattant les abus de pouvoir, les actes d’arbitraire, les jugements partiaux des tribunaux. Peut-être pourrait-on lui reprocher d’être un peu trop formaliste, mais chaque groupe agi selon ses conceptions.
Excellente pour la besogne qu’elle mène, la « L. des D. de l’H. » devrait être complétée par la création de « Comités de Défense Sociale » pour les cas où les interventions auprès des Pouvoirs et des Administrations étant insuffisantes, il s’agirait de créer de forts courants d’agitation en vue de secouer l’opinion publique.
Tout le monde se plaint du système d’éducation de l’État, système destiné à former de « bons citoyens » obéissant aux lois sans jamais les discuter, s’inclinant devant tout être revêtu d’un uniforme, d’une casquette galonnée, ou d’un insigne quelconque, payant exactement ses impôts sans jamais s’inquiéter de leur emploi. De bons sujets, enfin, qui attendent patiemment que l’État fasse tout pour eux, sans qu’ils aient à se déranger.
Depuis toujours on se plaint de l’envahissement de la bureaucratie et du fonctionarisme. Pour une population de 38 à 40 millions d’habitants, il existerait plus d’un million de fonctionnaires. Et l’on crée de nouvelles fonctions tous les jours 1 pour 38 habitants, y compris les enfants ! – qui grèvent le budget, et empiètent chaque jour sur la liberté individuelle.
Alors que, pendant des générations, va peser sur les épaules du contribuable le poids énorme des dépenses et dettes que nous coûtent les folies de quelques-uns, ne serait-il pas urgent de mener une campagne en vue de diminuer fortement le nombre des budgétivores, quitte à payer mieux ceux qui resteraient, mais en exigeant d’eux le travail qu’ils auraient à faire dans une administration bien tenue.
Alors que les aspirations générales sont pour plus de libertés, – pour les individus comme pour les groupes – pour une division plus rationnelle du travail dans la machinerie sociale, pour une décentralisation laissant plus de place aux initiatives, l’État, au contraire, travaille à centraliser de plus en plus, à absorber plus que jamais l’activité sociale, à s’immiscer toujours plus en avant dans la vie des individus. Est-ce que, là encore, il ne serait pas temps que l’opinion publique s’organise en vue de résister à ces envahissements ?
Je laisse à chacun le soin d’ajouter à la liste. Ce qui est certain c’est que ce n’est pas la besogne qui manque. Et, de plus, que cette besogne peut se faire avec fruit si on sait la poursuivre avec méthode, avec persévérance.
Seulement, au lieu de persister à vouloir transformer en bloc la société, prenons-la en détail : que l’on sache se partager la besogne selon les tendances, selon les aptitudes, que l’on sache choisir les points d’attaque les plus capables de grouper le plus de bonnes volontés et il faudra bien que, un jour, croule ce formidable amas d’arbitraire et d’exploitation.
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Je vois venir certains grincheux qui vont me dire : « C’est un programme de réformes que vous nous présentez. Ce ne sont pas des réformes que nous voulons, mais la révolution. »
D’abord, ce que je présente, c’est, surtout, un moyen de mener une lutte efficace contre l’état social qu’il s’agit de changer. L’erreur de nombreux anarchistes est de dédaigner ce qu’ils appellent « la masse » et de croire qu’ils seront capables de faire la révolution sans elle, et au besoin contre elle.
De là leur admiration pour la révolution bolchevik et de ses procédés.
Mais, n’en déplaise à ces anarchistes qui se disent, et sans doute se croient anarchistes – comment arrivent-ils à concilier leurs idées de liberté, d’initiative, d’autonomie, avec leur acceptation d’une dictature ?
« Elle ne serait que temporaire. Il faudra bien forcer la masse stupide à se ranger au nouvel état de choses, qui ne sera que pour son bien ».
Tiens ! Tiens ! De qui donc ai-je déjà entendu ce raisonnement ? Tous ceux qui aspirent au pouvoir n’en disent-ils pas autant ? La compression ne doit durer qu’autant qu’elle est nécessaire pour habituer les individus à accepter le bien qu’on leur veut faire. C’est parce que « le peuple n’est pas encore mûr pour la liberté qu’il faut bien user de l’autorité ! » Et voilà des siècles que cela dure, chaque gouvernement qui se succède ne voulant que le bien général, prêt à s’effacer devant la volonté générale lorsqu’elle saura s’exprimer. C’est-à-dire lorsqu’une révolution nouvelle le met à la porte. À quand le gouvernement anarchiste ?
Les contempteurs de « la masse » ne sont que des individualistes qui s’ignorent. Ils ne sont pas des « surhommes » et ne feront pas la révolution en dépit de la « masse » et surtout contre elle. Pour que réussisse une révolution, il faut que l’opinion publique soit préparée à l’accepter. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas. Je ne prétends nullement que, pour qu’une révolution sociale soit possible, il faut que la majorité de la population soit révolutionnaire. Non. Mais il faut qu’un tel travail de propagande ait été fait, que l’opinion publique, si elle n’y est pas active pour la faire soit préparée pour la recevoir, et à s’y mêler par la suite.
Mais ce sujet de la préparation à la révolution est ce qui fera suite aux brochures qui suivront si je suis à même de continuer ou si les camarades désireux de contribuer à la propagande ne me fournissent pas des travaux d’actualité plus palpitante.
Dans la méthode de propagande que je propose est, cependant, un danger si on s’y enfermait à la lettre. C’est que, en se spécialisant sur des points particuliers on ne finisse par perdre de vue le point général qui, en définitive, est la transformation totale de la société. C’est ce qui est arrivé à la plupart des anarchistes qui se mêlèrent aux mouvements d’à côté. Beaucoup d’entre eux finirent par n’être plus que des syndicalistes, des néo-malthusiens, des espérantistes, des anti-alcooliques, etc.
Les facultés de l’individu, s’il est trop porté à se laisser absorber par une idée unique, ne sont, cependant, pas unilatérales. On peut parfaitement s’occuper de plusieurs entreprises à la fois. C’est courant dans la vie de tous les jours. À côté des campagnes d’agitation en vue de secouer l’opinion publique, ou de réaliser quelque tentative pratique, les anarchistes ne doivent pas oublier qu’il est une campagne d’idées générales à mener. Que si les idées anarchistes ne sont réalisables que point par point, leur réalisation intégrale ne doit pas moins en être poursuivie avec vigueur, et que, pour mener avec des résultats leur propagande que j’appellerais d’à côté, ils doivent se serrer les coudes entre eux, s’entendre pour coordonner leurs efforts et, justement, préparer cette révolution dont on se réclame tant, mais que personne ne comprend.
Les anarchistes doivent se mêler à la foule pour la pousser aux revendications, pour l’habituer à agir d’elle-même, mais ils doivent avoir leurs propres groupements où ils discuteraient et prépareraient des mouvements d’opinion. De cette façon ils pourront résister aux causes de déviations que pourrait entraîner cette participation à d’autres mouvements