La Presse Anarchiste

Autour de Vatican ii

Nous ne sommes pas les plus qua­li­fiés pour com­men­ter comme il le fau­drait les réso­lu­tions que prend, dans un concile désor­mais his­to­rique, la réunion mon­diale des évêques qui a nom Vati­can ii. Et nous aurions vou­lu que, dans la vaste famille des incroyants, d’autres que nous le fassent avec plus d’autorité que la nôtre. Mais dans cette famille, agnos­tique ou athée, maté­ria­liste scien­ti­fique ou « dia­lec­tique », on a trop per­du l’habitude de la lutte, sur le ter­rain de la pen­sée et de la haute polé­mique. Cédant, comme il arrive dans tant d’autres pro­blèmes, à la loi du moindre effort, on s’est endor­mi sur des lau­riers qui remontent à la sépa­ra­tion de l’Église et de l’État, et on a cru que la vic­toire contre l’Église, et même contre la croyance, était défi­ni­ti­ve­ment acquise.

Nous nous sommes à maintes reprises éle­vés contre cette atti­tude qui a eu et qui a des résul­tats dan­ge­reux sur le plan intel­lec­tuel et poli­tique. Intel­lec­tuel parce que, depuis près d’un siècle, les pen­seurs catho­liques – et pro­tes­tants, mais sur une moindre échelle [[Nous lais­sons à part les sectes secon­daires et les autres reli­gions.]] – ont, appuyés par les auto­ri­tés émi­nentes de l’Église, mené une contre-offen­sive qui a pas­sé trop inaper­çue dans les par­tis et les sec­teurs se récla­mant de l’anticléricalisme et confon­dant celui-ci avec l’irréligion. Com­po­sés sur­tout de pro­lé­taires et de gens du peuple à qui ces hautes spé­cu­la­tions de la pen­sée étaient étran­gères, pré­oc­cu­pés sur tout de masses élec­to­rales, fai­sant du maté­ria­lisme his­to­rique un dogme plein de suf­fi­sance, ces par­tis, ces sec­teurs ont négli­gé le tra­vail en pro­fon­deur que, dans les sphères de l’enseignement, dans les foyers de culture, dans les études publiées par des intel­lec­tuels de valeur, réa­li­saient les défen­seurs du spi­ri­tua­lisme déiste.

Cette confiance exces­sive, cette sous-esti­ma­tion de l’adversaire a fait pas­ser inaper­çu l’effort par lui réa­li­sé. Car il a pro­fi­té des insuf­fi­sances inévi­tables de la science en géné­ral, et de toutes les sciences en par­ti­cu­lier. Les véri­tés pre­mières émises par le maté­ria­lisme des dix-hui­tième et dix-neu­vième siècle n’ont, rapi­de­ment, plus suf­fi à bien des esprits inquiets qui ne se sont plus conten­tés de savoir de quoi et com­ment se com­po­sait la matière, ni que l’origine de l’homme ne cor­res­pon­dait pas aux expli­ca­tions de la Bible. D’autres pro­blèmes, plus pro­fonds, les hantent (le pour­quoi de la vie, le but de la vie, l’origine pre­mière des choses, le mys­tère ou la peur de la mort), tout cela qui ne trouve pas de réponse satis­fai­sante à la nature humaine et qui, sans doute, ne le trou­ve­ra jamais.

Ajou­tons l’adaptation des sec­ta­teurs intel­li­gents des reli­gions. Il existe une science « chré­tienne » qui a su, après les avoir com­bat­tus, assi­mi­ler les pos­tu­lats et les décou­vertes de la science maté­ria­liste. Et les six jour­nées de la créa­tion se sont trans­for­mées en cycles sym­bo­liques, d’une durée illi­mi­tée, et les enfan­tillages de la Bible sont pru­dem­ment pas­sés sous silence, et l’on admet main­te­nant que l’homme est un anthro­poïde évo­lué, on col­la­bore même aux recherches pré­his­to­riques et aux fouilles paléon­to­lo­giques : les savants spé­cia­li­sés dans ces décou­vertes sont, aux U.S.A., en Angle­terre, dans les pays du Nord, à peu près tous chré­tiens, et attri­buent à Dieu l’apparition de l’homme du Néan­der­tal, de Cro-Magnon, ou du pre­mier Australopithèque.

Cette adap­ta­tion, pro­di­gieuse pour l’homme de simple bon sens, tient de cette facul­té de mys­ti­fi­ca­tion que l’homme exerce envers lui-même par le tru­che­ment de son ima­gi­na­tion, de ce don irra­tion­nel d’illusionnisme et de croyance dont il a besoin sans doute, en même temps qu’à une poli­tique savante de l’Église. Il y a conces­sion à l’évolution de l’humanité sur le plan moral comme sur le plan intel­lec­tuel et sur le plan des struc­tures sociales. La libé­ra­li­sa­tion rela­tive du fonc­tion­ne­ment interne de l’Église est en rela­tion avec l’admission d’une cer­taine jus­tice sociale et la recon­nais­sance des rap­ports bio­lo­giques entre l’homme et ses loin­tains ascen­dants simiesques et présimiesques.

Tous ces faits, nous le répé­tons, devraient faire le sujet d’analyses plus pro­fondes que celles dont nous sommes capables, et tout en en signa­lant la néces­si­té, nous insis­tons aus­si sur celle de don­ner à l’intelligence et à l’esprit des hommes des ali­ments plus satis­fai­sants que ceux que les adver­saires des expli­ca­tions déistes leur servent depuis si long­temps. Mais cela ne nous empêche pas, dus­sions-nous être accu­sés de nous en tenir à la science du bon­homme Richard ou aux réflexions de mon­sieur Homais, de for­mu­ler quelques obser­va­tions de bon sens que dédai­gne­ront les théo­lo­giens et les méta­phy­si­ciens, mais qui, sur le plan humain, nous semblent tout à fait évidentes.

D’abord, comme il était dit dans cette revue, il y a quelque temps. « c’est l’humanité qui marche devant ; l’Église ne fait que la suivre ». Vati­can ii se carac­té­rise par la défaite de la curie romaine, orga­nisme sécu­laire enkys­té dans ses tra­di­tions dog­ma­tiques et dans son auto­ri­ta­risme abso­lu­tiste qui fai­sait corps avec celui du pape, et sou­vent l’influençait grâce à un savant appa­reil de domi­na­tion cen­tra­li­sée. Or, main­te­nant, ce sont les évêques, c’est le corps des évêques, qui com­man­de­ra, avec le pape, bien enten­du. Pour­quoi ? Parce que, dans tous les pays, les évêques sont en contact direct avec les fidèles, avec les popu­la­tions qu’il faut influen­cer, avec celles que l’on veut atti­rer, avec les cou­rants de la vie intel­lec­tuelle, poli­tique et sociale ; et par leurs contacts directs, par ce qu’ils ont recueilli depuis long­temps, par ce qu’ils connaissent de l’évolution des esprits, ils savent que l’Église doit chan­ger d’attitude, de com­por­te­ment, de pro­pa­gande sur cer­tains points dog­ma­tiques. Ce sont eux, ou cer­tains de leurs subor­don­nés, qui ont fait et qui mul­ti­plient les essais sociaux, qui ont ten­té l’expérience des prêtres ouvriers – ils en ten­te­ront d’autres – qui prennent la défense des gré­vistes contre le patro­nat, qui cri­tiquent telles ou telles mesures de répres­sion (le cas s’est vu en Ita­lie), ou, avec les pro­tes­tants même, se mettent à la tête du com­bat pour l’égalité des droits des Noirs aux U.S.A.

Mais ces évêques sont pous­sés par l’évolution humaine et sociale de notre époque ; et même si l’on nous cite les évan­giles, nous répon­dons qu’ils les ont oubliés pen­dant quinze siècles et que d’autres, par­fois des incroyants, les leur ont rappelés.

Autre réflexion de bon sens. Ceux qui sont obnu­bi­lés par cet éga­re­ment, par cette facul­té d’égarement ou de mys­ti­fi­ca­tion à quoi l’homme est capable d’arriver ne nous com­pren­dront pas, mais nous qui nous refu­sons à l’aliénation de notre luci­di­té, nous disons qu’il est comique de voir avec quelle outre­cui­dance ces hommes réunis à Rome parlent de Dieu comme s’ils le connais­saient per­son­nel­le­ment, comme s’ils avaient été en contact avec lui, comme s’ils l’étaient conti­nuel­le­ment ; et de Jésus-Christ dont la cri­tique his­to­rique per­met tou­jours de nier ou, du moins, de dis­cu­ter l’existence, comme s’ils en avaient reçu direc­te­ment un man­dat impératif.

Ain­si, la nou­velle orga­ni­sa­tion col­lé­giale épis­co­pale, fai­sant corps avec le pape, est deve­nue « de droit divin », car c’est « par la volon­té du Christ, et donc par celle de Dieu, que ce col­lège pos­sède main­te­nant une auto­ri­té universelle ».

Mais qui sont-ils donc ces bons­hommes, fils d’une femme et d’un homme, d’un sper­ma­to­zoïde et d’un ovule, comme le com­mun des mor­tels, faits de chair et d’os comme cha­cun de nous, avec les mêmes organes que n’importe quel autre bipède, pen­sant par le même méca­nisme maté­riel et psy­chique, man­geant et défé­quant comme n’importe quel être vivant, pour s’arroger le droit de par­ler au nom de ce Christ que per­sonne n’a connu ou qui, dans le meilleur des cas, est mort depuis près de vingt siècles ? Qui sont-ils donc pour pré­tendre faire la loi au monde en invo­quant un être incom­men­su­ra­ble­ment sur­hu­main, qui leur aurait dic­té sa loi comme à Moïse sur le Sinaï, à eux, et à eux seuls ? Où, et quand, et comment ?

Cette impos­ture à laquelle la solen­ni­té et l’apparat, les génu­flexions et les céré­mo­nies n’ajoutent pas le moindre élé­ment de véra­ci­té devrait faire réflé­chir tout esprit équi­li­bré. Comme devrait faire réflé­chir le fait que ce concile annule et contre­dise d’autres réso­lu­tions prises dans le concile de 1870 et qui furent aus­si dic­tées au nom de l’expresse volon­té du Christ et de Dieu. Car depuis le concile de Nicée, en 325, tous se sont, suc­ces­si­ve­ment, sur des points divers, allè­gre­ment rec­ti­fiés ou contre­dits. Et tou­jours au nom de la volon­té divine.

Main­te­nant même, c’est à la majo­ri­té des voix – les deux tiers au moins – que les réso­lu­tions se prennent. Mais la mino­ri­té n’est donc pas ins­pi­rée par la volon­té de Dieu ? Par quoi l’est-elle alors ? Et si cette volon­té exis­tait, ne serait-elle pas la même pour tous ? Que signi­fie le fait que les inté­gristes tra­di­tio­na­listes se livrent à une pro­pa­gande effré­née, dis­tri­buent des tracts entre les évêques, dans les milieux catho­liques divers, s’efforcent, par des manœuvres dila­toires ou autres, d’empêcher le vote des réso­lu­tions pré­sen­tées, ont recours à l’éloquence, à l’interprétation spé­ciale ou spé­cieuse des textes bibliques et autres pour par­ve­nir à leurs fins ? Dieu a‑t-il plu­sieurs volon­tés contra­dic­toires et simultanées ?

Même au ser­vice d’une cause esti­mable, une comé­die ne cesse pas d’être une comé­die, et nous nous refu­sons d’abdiquer notre clair enten­de­ment parce qu’un homme fait essen­tiel­le­ment comme nous se pré­tend solen­nel­le­ment inves­ti de pou­voirs divins. Et nous lui rions au nez. Nous com­pre­nons la croyance parce que nous com­pre­nons les drames, les angoisses et les incer­ti­tudes – et les naï­ve­tés, et les fai­blesses – de nos frères humains. Nous com­pre­nons la vie spi­ri­tuelle, et nous en avons une, peut-être plus pro­fonde que celle de bien des croyants. Et nous ne rions pas quand nous visi­tons une église et que nous y voyons des hommes et des femmes age­nouillés ; car nous pra­ti­quons envers les autres la même tolé­rance que nous exi­geons pour nous-mêmes. Telle est l’attitude huma­niste. Le mal­heur est qu’au nom de Dieu, ces pos­sé­dés, ou ces comé­diens, pré­tendent gui­der tout le trou­peau humain dont ils se pro­clament les pas­teurs tota­li­taires. Et par consé­quent, nous gui­der aus­si. Alors, là, nous ne mar­chons pas. Et nous fai­sons face, pour nous et pour ceux qu’ils pré­tendent conduire au nom d’une omni­po­tence irrécusable.

[/​Un ins­ti­tu­teur/​]

La Presse Anarchiste