La Presse Anarchiste

De l’humanisme

Ce n’est pas parce que nos Cahiers viennent de s’intituler : « L’Humanisme Liber­taire », mais je crois que ce mot d’humanisme est en passe de deve­nir très à la mode. Pour­tant peu de termes sont aus­si imprécis.

Pour Lit­tré, l’humanisme serait la théo­rie phi­lo­so­phique qui rat­tache les déve­lop­pe­ments his­to­riques de l’humanité à l’humanité elle-même l’humanité étant la nature humaine, et l’humaniste celui qui étu­die et enseigne les humanités.

Comme l’écrit notre ami Leval, lorsque nous par­lons d’humanisme liber­taire nous élar­gis­sons, nous appro­fon­dis­sons le pro­blème. Ce qu’il faut, c’est trou­ver ce qui peut « accro­cher » et rete­nir les hommes capables de s’intéresser comme nous aux pro­blèmes de l’humanité, au bon­heur et à la digni­fi­ca­tion de notre espèce. « Le pro­grès, ajoute Leval, est l’œuvre de ceux qui ne se décou­ragent jamais. »

On peut aus­si défi­nir l’humanisme comme un effort pour per­mettre à l’homme de résoudre tous les pro­blèmes qui lui sont posés dans le monde. Il donne valeur et digni­té à la per­sonne en s’appuyant sur sa facul­té de penser.

Dans le monde actuel où nous vivons, je pense qu’il est fatal que quelque angoisse vienne sai­sir ce monde. L’aventure humaine est en effet une his­toire qui concerne cha­cun de nous.

L’humanisme ne peut plus être seule­ment étude et connais­sance de l’humain : il néces­site aujourd’hui un enga­ge­ment dans le deve­nir humain.

En effet, l’évolution s’accélère, les évé­ne­ments vont vite et semblent dépas­ser notre volonté.

Aujourd’hui, c’est l’humanité tout entière qui doit par­ti­ci­per à la conduite du navire et diri­ger sa route. Si nous pre­nons conscience de cela, nous deve­nons res­pon­sables. Nous accé­dons à une conscience nou­velle, une conscience mon­diale avec des res­pon­sa­bi­li­tés et une mission.

Nous ne devons pas com­battre les valeurs de l’humanisme tra­di­tion­nel, mais cher­cher à les adap­ter, à les repen­ser, compte tenu du stade d’évolution actuel, stade vers lequel nous devons regar­der et dont nous devons prendre conscience. L’humanisme qu’il nous faut ne doit pas être une doc­trine, mais, je crois, un esprit, une atti­tude. C’est cela qu’il faut incul­quer après l’avoir pensé.

Nous vivons dans un monde dont la cadence est très dif­fi­cile à suivre. Nous consta­tons qu’une nou­velle civi­li­sa­tion s’instaure. Elle se dis­tingue en pre­mier lieu par la vitesse : vitesse des dépla­ce­ments, de la trans­mis­sion de la pen­sée, des fabri­ca­tions, des décou­vertes et des créa­tions nou­velles avec comme consé­quence vitesse aus­si de l’évolution. Tout cela va crois­sant. Com­ment l’homme pour­ra-t-il s’adapter à ces chan­ge­ments qui se font à de telles allures ? « Empor­té dans ce tour­billon, va-t-il deve­nir un étran­ger dans le monde qu’il a créé ? », écri­vait G. Véral­di. Les hommes qui mesurent l’ampleur de cette révo­lu­tion et ses inci­dences dans le futur, futur tout aus­si proche que loin­tain, sont encore peu nom­breux. Ce qui appa­raît clai­re­ment, c’est ce qui freine. La socié­té humaine ne peut plus tar­der sans dan­ger à se débar­ras­ser de tout ce qui l’alourdit et entrave sa marche vers le mieux-être : le natio­na­lisme, le racisme, la misère et la faim.

Nous voyons dans notre monde que des struc­tures nou­velles se cherchent et appa­raissent comme devant être d’une réa­li­sa­tion sinon impos­sible, du moins labo­rieuse. Bien que des inté­rêts par­ti­cu­liers s’opposent à cette réa­li­sa­tion. S’y opposent aus­si cer­tains affron­te­ments d’idéologies dont cha­cune se pré­tend la seule valable. 

Hélas, on ne constate encore pas une prise de conscience d’une grande masse d’hommes ; aus­si fau­drait-il que par-des­sus toutes les bar­rières se tendent des mains, les mains de guides éclai­rés et dés­in­té­res­sés qui mon­tre­raient aux autres les bons chemins. 

Quels seront ces guides ? Quels prin­cipes doivent les ins­pi­rer ? Avant tout, le sou­ci de l’homme, de son pro­grès. C’est pour cela que l’essentiel de toute pen­sée huma­niste doit être défi­ni d’urgence. La recherche dans ce domaine doit être comme le monde où nous vivons : accélérée.

Le prin­cipe d’un huma­nisme appa­raît clai­re­ment, il peut se réa­li­ser dans un ras­sem­ble­ment des richesses humaines et en leur har­mo­ni­sa­tion : tâche com­plexe qui ne peut être effec­tuée en effet que par des groupes cultu­rels capables d’établir entre eux de fruc­tueux échanges. 

Ce qu’il faut, c’est regar­der vers un ave­nir où l’esprit d’entraide et de coopé­ra­tion domi­ne­ra les incom­pré­hen­sions et les luttes sectaires.

Créer des liens de soli­da­ri­té qui puissent unir les hommes plus étroi­te­ment, ins­pi­rer une morale moderne adap­tée au monde actuel, morale fon­dée sur la res­pon­sa­bi­li­té, la jus­tice et la fra­ter­ni­té. Les hommes ne devraient pas attendre pas­si­ve­ment l’entrée dans un para­dis, mais aider de leur mieux, cha­cun selon ses pos­si­bi­li­tés et ses capa­ci­tés, à la réa­li­sa­tion d’un monde où il ferait vrai­ment bon vivre. 

Aujourd’hui notre pla­nète est tout entière connue, recon­nue, explo­rée, mesu­rée, par­cou­rue. L’homme y règne, il l’explore et l’exploite, s’installe, s’y mul­ti­plie, s’y orga­nise. Les voies de com­mu­ni­ca­tion, les rela­tions (ami­cales et aus­si agres­sives), pas­sion­nelles, éco­no­miques, cultu­relles, se nouent entre tous les pays. 

Une ère nou­velle s’ouvre : celle de l’évolution de l’humanité entière, totale, dis­po­sant des éner­gies énormes qu’elle peut tirer de la matière de notre globe, et confron­tée par là même à de nou­veaux et extra­or­di­naires destins. 

Les morales tra­di­tion­nelles, long­temps suf­fi­santes, s’effondrent devant l’ampleur et la com­plexi­té des pro­blèmes de notre temps. Nos valeurs doivent être repen­sées, revi­vi­fiées, si nous vou­lons res­ter fidèles à ce qu’elles ont d’essentiel :

La valeur « famille », dans un monde où la vie col­lec­tive prend une place chaque jour un peu plus grande, dans un monde où la sécu­ri­té tend à deve­nir « sociale », où les pro­grès de la psy­cho­lo­gie éclairent de plus en plus les rap­ports des géné­ra­tions et des per­sonnes au sein du groupe familial ; 

La valeur « pro­fes­sion » : les pro­grès des tech­niques sont extrê­me­ment rapides, à tel point qu’il ne faut plus for­mer les jeunes pour un métier bien déter­mi­né qu’ils devront faire toute la vie, mais au contraire leur don­ner une grande faci­li­té d’adaptation à des chan­ge­ments d’activité inévitables ;

Les valeurs dites « natio­nales » : la faci­li­té que nous avons aujourd’hui à les fran­chir enlève toute signi­fi­ca­tion aux frontières.

L’interdépendance éco­no­mique et les ins­ti­tu­tions qu’elle néces­site pré­parent en effet la voie à une uni­té organisée. 

L’énumération de ces valeurs est bien loin d’être épui­sée, c’est, je crois, à nous de les clas­ser dans un ordre d’urgence.

Il faut aus­si trou­ver les moyens de lut­ter pour autant contre l’égoïsme, la rou­tine, les pré­ju­gés raciaux, la courte vue, le manque de cou­rage men­tal face aux pro­blèmes de nos sociétés.

Com­ment y arri­ver ? Je crois qu’il y un moyen, c’est l’information. L’intérêt que nous por­tons au vaste monde nous aide à sur­mon­ter nos pro­blèmes per­son­nels, en leur don­nant dans l’ensemble leur juste place et leur juste sens. Mais il y a un dan­ger : l’équilibre, l’intégrité de l’humain sont pré­ci­sé­ment mena­cés par les moyens mêmes dont dis­pose l’information moderne.

Presse, radio, télé­vi­sion, enfin tous les moyens d’agir sur les masses, de leur impo­ser cette culture de masse, deviennent une anticulture.

Puisque l’information repré­sente un risque, s’impose l’information sérieuse, à par­tir de ce que nous connais­sons bien par l’observation directe et l’expérience per­son­nelle et sur quoi nulle pro­pa­gande ne sau­rait nous en conter ; par exemple, l’expérience pro­fes­sion­nelle, la connais­sance d’un milieu, d’un pays, d’un pro­blème, soit social, éco­no­mique, etc.

L’accélération du monde moderne, l’angoisse dans laquelle se trouve notre huma­ni­té qui est en train de se faire, par­fois convul­si­ve­ment, exigent en effet une grande lucidité.

Notre huma­ni­té a besoin d’humanisme. En effet, ce besoin s’est fait sen­tir par suite des immenses bou­le­ver­se­ments sociaux du xixe et du xxe siècle, des deux guerres mon­diales ensuite, mais aus­si des révo­lu­tions éco­no­miques et poli­tiques, les bonds pro­di­gieux de la science et des tech­niques dont, il faut bien le dire, les prin­cipes mêmes sont constam­ment remis en cause. 

Aujourd’hui tous les sys­tèmes, toutes les reli­gions, pris dans un sens abso­lu, paraissent périmés.

Valeurs morales, valeurs phi­lo­so­phiques, valeurs reli­gieuses semblent de plus en plus se confi­ner dans un par­ti­cu­la­risme étriqué.

Ces valeurs s’évanouissent dans la marée irré­sis­tible qui les recouvre.

Quelle est l’attitude de l’homme en face de la brusque et impé­tueuse pous­sée des faits ? La plu­part, empor­tés par le rythme de la vie, se tournent vers l’action uti­li­taire ou gra­tuite, indi­vi­duelle ou col­lec­tive, dans une sorte de fureur de vivre, anni­hi­lant plus ou moins volon­tai­re­ment la pen­sée réfléchie.

La science ne semble plus avoir de limites, l’investigation scien­ti­fique nous entrouvre des hori­zons insoup­çon­nés, mais aus­si elle nous fait tou­cher du doigt le drame du monde actuel.

La science de la vie n’explique pas tout ; elle peut ensei­gner que l’évolution est un pro­ces­sus conti­nu qui per­met d’expliquer toutes les étapes : l’homme n’en sera pas satis­fait pour cela. Il lui reste encore à com­prendre ce qu’est dans son essence l’énergie et la vie : l’évolution : pour­quoi il y a des lois et non pas du chaos ; pour­quoi la pen­sée, pro­ces­sus orga­nique, se double de la conscience et d’une volon­té libre ; pour­quoi je suis et à quoi je suis des­ti­né. Bien plus, si la science per­met à l’homme de com­prendre sa place dans le Cos­mos et le sens de sa des­ti­née dans l’évolution uni­ver­selle, son inquié­tude n’est pas dis­si­pée pour autant.

L’humanité doit essayer de pré­pa­rer ce que sera le monde de demain, pré­voir et aider à sa réa­li­sa­tion. Tâche immense, mais qu’il faut penser.

Le pro­gramme est grand, nous devons dans un pre­mier temps faire prendre conscience au monde, faire entendre notre voix.

Rap­pe­lons la réponse de Pal­las Athé­na à la prière sur l’Acropole : « Len­te­ment, mais tou­jours, l’humanité réa­lise les rêves des sages. » Essayons d’être ces sages, inté­res­sons le plus pos­sible nos sem­blables à ces pro­blèmes pour qu’ils œuvrent, nom­breux, à ce deve­nir humain.

Nous devons, dans toute la mesure du pos­sible, concou­rir à l’essor d’un huma­nisme tou­jours plus haut et plus grand.

[/P.R./]

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