La Presse Anarchiste

Deux attitudes

La déno­mi­na­tion d’humanistes liber­taires que nous avons cru pré­fé­rable d’adopter élar­git le champ de notre pen­sée et notre vision des choses. D’assez nom­breux pro­blèmes peuvent main­te­nant être trai­tés par nous avec une liber­té d’esprit et une pos­si­bi­li­té de pré­hen­sion impos­sible autre­fois. Car nous ne sommes pas enfer­més, même à notre insu, dans des normes d’interprétation, dans une struc­ture men­tale fer­mée, dans des moda­li­tés plus ou moins obli­ga­toires qui carac­té­risent une école doc­tri­nale fon­dée depuis long­temps et qui limitent la liber­té d’esprit. Quand on ne conçoit la liber­té que sous cer­tains aspects, et c’est ce qui arrive sou­vent au nom de la liber­té même, on tombe dans un auto­ma­tisme de rai­son­ne­ment qui tend à fon­der une ortho­doxie jusque chez les gens qui se croient les plus hétérodoxes.

C’est un peu ce qui nous arrive quant à notre atti­tude envers ceux qui ne se défi­nissent pas ou ne pensent pas comme nous, tout au moins sur cer­tains problèmes.

L’attitude clas­sique a consis­té pen­dant long­temps à ne voir que ce qui nous sépa­rait d’autres cou­rants d’idées, d’autres grou­pe­ments, d’autres écoles, d’autres indi­vi­dus sou­vent assez près de nous, mais qui, à notre avis, com­met­taient l’erreur de ne pas par­ta­ger notre point de vue sur tel ou tel pro­blème. Et alors que nous aurions pu être d’accord à soixante-quinze ou quatre-vingt-dix pour cent, nous ne rete­nions que les ques­tions sur les­quelles nous étions en désac­cord, nous les mon­tions en épingle et nous en fai­sions un épouvantail.

Sou­vent, une bonne volon­té réci­proque, une atti­tude conci­liante auraient per­mis d’éliminer, ou tout au moins d’atténuer, ce qui nous sépa­rait. Sou­vent aus­si, les plus intran­si­geants, les plus into­lé­rants se sont vite repliés sous leur tente après avoir empê­ché l’exercice du libre exa­men entre hommes de bonne volon­té. De par la struc­ture men­tale et psy­cho­lo­gique des écoles révo­lu­tion­naires, cette into­lé­rance et cette intran­si­geance étaient des faits natu­rels. L’état men­tal révo­lu­tion­naire engendre inévi­ta­ble­ment l’état men­tal into­lé­rant. Et même si la révo­lu­tion ne vient pas, l’intolérance s’installe et s’impose.

Parce qu’humanistes liber­taires, tant que nous voyons chez ceux qui ne par­tagent pas abso­lu­ment notre façon de voir sur tel ou tel pro­blème, une sin­cé­ri­té réelle, une évi­dente bonne foi, nous nous refu­sons à adop­ter une atti­tude hos­tile. Nous sommes convain­cus que l’heure est à une nou­velle syn­thèse des concep­tions noble­ment défen­dues, à un effort de com­pré­hen­sion entre ceux qui veulent réel­le­ment en finir avec l’exploitation et l’oppression de l’homme par l’homme, la domi­na­tion éta­tique et toutes les formes de dic­ta­ture. Le pro­blème de ces désac­cords peut et doit se poser d’une façon dif­fé­rente de ce qu’il l’a été géné­ra­le­ment. Cer­tains hommes peuvent, par exemple, croire à la néces­si­té de formes éta­tiques limi­tées, sans pré­tendre créer par là autre chose qu’un organe admi­nis­tra­tif ; à ce moment, la dis­cus­sion ne doit pas nous empê­cher de cher­cher un modus viven­di qui consis­te­rait à ce que nos adver­saires et amis, amis et adver­saires, nous recon­naissent comme l’aile mar­chante du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire ouvrant uti­le­ment et néces­sai­re­ment le che­min vers des formes non éta­tiques de l’organisation sociale nou­velle. Cela aurait été pos­sible au temps où le cou­rant socia­liste com­mu­na­liste, dont Alle­mane fut en France le repré­sen­tant, se situait à la gauche du par­ti de Guesde et de Jau­rès. Cela l’aurait été au temps où Mar­ceau Pivert se pla­çait entre l’anarchisme et le socia­lisme deve­nu clas­sique ; cela l’était au temps où le cou­rant coopé­ra­tiste de l’école de Nîmes était liber­taire sans en prendre l’étiquette. Cela le fut de fait, en par­tie du moins, à l’époque du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire qui, soit dit en pas­sant, souf­frit aus­si de trop de suffisance.

L’antitoutisme nous rap­pelle le ser­pent qui se mord la queue, ne sachant que détruire et se détrui­sant lui-même. Il serait temps de cher­cher et de réunir tous les fac­teurs construc­tifs, dans l’ordre de la pen­sée et de l’activité, qui ne sont pas fon­da­men­ta­le­ment en désac­cord avec nos prin­cipes. Même s’ils ne construisent qu’en par­tie comme nous le croyons utile, ils feront mieux que ceux qui au nom de la per­fec­tion ne construisent rien et empêchent les construc­teurs d’agir.

L’humanisme, c’est d’abord les choses humaines que l’on fait pour le bien de l’humanité.

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