La Presse Anarchiste

Le problème du blé

Dans sa der­nière confé­rence de presse, le géné­ral de Gaulle avait décla­ré que la Com­mu­nau­té euro­péenne devait avoir réso­lu la ques­tion de l’organisation agri­cole pour la fin de l’année, faute de quoi on pou­vait pré­voir sa dis­pa­ri­tion. C’était une espèce d’ultimatum, que le chef de l’État fran­çais posait en atta­quant sur la base la plus chan­ce­lante : celle de l’accord entre les nations inté­res­sées sur le pro­blème le plus dif­fi­cile à résoudre.

Disons fran­che­ment que nous ne dési­rons pas l’échec de l’intégration euro­péenne : il est bien que nombre d’hommes soient arri­vés à sur­mon­ter le vieil esprit natio­na­liste et patrio­tard dans lequel et par lequel les nations se sont embour­bées et ensan­glan­tées pen­dant des siècles. Mais depuis le début nous avons affir­mé que dans le régime capi­ta­liste il était impos­sible de par­ve­nir à l’intégration éco­no­mique et poli­tique de l’Europe. Les inten­tions des hommes sont une chose, les pos­si­bi­li­tés pra­tiques en sont une autre.

Le pro­blème du blé s’offre en ce moment comme un exemple, avec la « guerre des pou­lets » déclen­chée par les expor­ta­teurs des États-Unis. La dis­pa­ri­té des prix entre les nations euro­péennes empêche qu’on se mette d’accord. Le quin­tal de cette céréale vaut en ce moment 54,61 francs en Alle­magne, 52,30 francs en Bel­gique, 49,28 francs en Ita­lie, 45,52 francs en France. Et d’autre part, le blé des U.S.A. ou cana­dien coûte moins cher que le blé français.

Il semble que, pour faci­li­ter la libre cir­cu­la­tion des pro­duits agri­coles entre les nations de l’Europe des Six, il n’y ait qu’à ouvrir les fron­tières. Mais si on laisse péné­trer libre­ment le blé fran­çais en Alle­magne ou en Bel­gique, la dif­fé­rence des prix fera immé­dia­te­ment bais­ser catas­tro­phi­que­ment le cours du blé alle­mand, et les agri­cul­teurs d’outre-Rhin s’y opposent énergiquement.

Ils ont de solides rai­sons pour cela : les dépenses impo­sées par l’agriculture, dans des terres sou­vent très peu favo­rables, sont en moyenne beau­coup plus éle­vées que celles de l’agriculture fran­çaise, qui dis­pose de terres plus éten­dues et plus fécondes. Le quin­tal de blé revient donc plus cher en Alle­magne qu’en France, et ici même le quin­tal de blé revient plus cher dans une région ou que l’autre, selon les condi­tions natu­relles extrê­me­ment variables : cli­mat, pos­si­bi­li­té de rota­tion des cultures, com­po­si­tion chi­mique du sol, etc.

Les dis­pa­ri­tés des prix sont donc inévi­tables, et elles le seraient dans n’importe quel régime social. Il en est de même pour tous les pro­duits de la terre, quels qu’ils soient. L’homme peut, par une uti­li­sa­tion plus intel­li­gente, une fer­ti­li­sa­tion plus pous­sée, une meilleure orga­ni­sa­tion du tra­vail, dimi­nuer les dif­fé­rences exis­tantes : il ne peut les effacer.

Aus­si, comme il arrive pour le lait, le beurre, la viande, des sub­ven­tions directes et indi­rectes sont appor­tées par les gou­ver­ne­ments, grâce aux impôts directs et indi­rects payés par l’ensemble des contri­buables, et ce n’est pas sans rai­son que l’on parle de dum­ping. Mais celui-ci revêt des formes si variées qu’il est impos­sible, lorsqu’on s’enfonce dans ce maquis, d’en démê­ler toutes les ficelles : aide directe, par des sub­ven­tions avouées ; aide indi­recte, par l’exiguïté des impôts pré­le­vés, par les sub­ven­tions don­nées pour l’achat de maté­riel agri­cole, sur le prix du gas-oil ou autres com­bus­tibles, le pro­tec­tion­nisme pour l’importation des machines outils, le prix du trans­port des engrais, et les pro­duits ven­dus à l’étranger, l’aide à l’exportation, etc. Tous les moyens mis en œuvre sont si nom­breux, variés, com­plexes et astu­cieux que bien malin serait celui qui pour­rait s’y recon­naître. Les experts y ont renon­cé… Et n’oublions pas le prix payé pour le pain dans chaque nation.

Le trai­té de Rome a jusqu’ici échoué dans son appli­ca­tion, et toutes les ten­ta­tives pour uni­fier ce qui n’est pas uni­fiable dans le cadre des nations sépa­rées et capi­ta­listes n’ayant pas don­né de résul­tats, on nous parle main­te­nant du Plan Man­sholt qui, par un ingé­nieux sys­tème de péréqua­tion, per­met­trait de mettre fin aux dif­fi­cul­tés jusqu’ici invin­cibles. Mais il fau­drait d’abord éle­ver le prix du blé dans un pays comme la France, où il compte beau­coup plus qu’en Alle­magne. De même en Ita­lie. Pre­mier obs­tacle. Deuxième obs­tacle : le blé fran­çais se payant au prix du blé alle­mand, les pay­sans fran­çais, dont la pro­duc­tion est déjà excé­den­taire étant don­né les pos­si­bi­li­tés de vente, et qui peuvent sans beau­coup de dif­fi­cul­té arri­ver à pro­duire 150 mil­lions de quin­taux contre une moyenne de 80 avant 1939 se hâte­raient de le faire. Où ven­drait-on ces nou­veaux excédents ?

La Com­mu­nau­té euro­péenne ne peut pas aller au-delà d’un cer­tain seuil. Elle avor­te­ra si elle n’est pas, aus­si, une créa­tion de la conscience euro­péenne soli­daire et fra­ter­nelle. Mais cela implique la réa­li­sa­tion d’un socia­lisme véri­table que les socia­listes eux-mêmes ont par trop oublié. 

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