La Presse Anarchiste

L’homme dans l’industrie

[|vi et fin|]

Ces mesures ont pour but d’éviter l’éclosion de toute concep­tion tech­no­cra­tique ; elles donnent aux tech­ni­ciens l’occasion de trai­ter les pro­blèmes dans le sens « détail-ensemble », au lieu de les faire par­tir tou­jours de l’ensemble pour se dis­per­ser dans les détails, comme c’est le cas aujourd’hui pour 99 pour cent d’entre eux.

De tels sché­mas d’organisation conviennent à la plu­part des entre­prises ; leur mise en œuvre ouvri­rait la voie à une véri­table ges­tion ouvrière, car sans des réformes de ce genre elle est irréa­li­sable pour la simple rai­son que les ouvriers eux-mêmes ne s’en sou­cient guère, ne la conçoivent pas, l’ignorent même volon­tai­re­ment, dérou­tés et effrayés qu’ils sont par les pro­blèmes qu’elle sou­lève. Or, nous en arri­vons jus­te­ment au point où elle devient pos­sible grâce au bon niveau intel­lec­tuel d’une par­tie impor­tante du per­son­nel et aux moyens consi­dé­rables d’investigation, de sta­tis­tiques et de pré­vi­sion que les machines dites « à trai­ter l’information » mettent à la dis­po­si­tion des orga­nismes de ges­tion s’ils les uti­lisent convenablement.

« L’industriel » a joué un grand rôle depuis une cen­taine d’années « les hommes de l’industrie » et les divers tech­ni­ciens des autres branches en joue­ront un aus­si consi­dé­rable de par leur nombre, leurs méthodes logiques de tra­vail et leur niveau intel­lec­tuel que n’importe quelle socié­té se voit contrainte d’élever sans cesse.

La civi­li­sa­tion entre dans sa troi­sième phase. Après des dizaines de siècles d’efforts mus­cu­laires, un siècle d’utilisation inten­sive des nerfs et des réflexes, dix années viennent de s’écouler au cours des­quelles les cer­veaux du per­son­nel ont repré­sen­té un capi­tal qui pre­nait de plus en plus d’importance au sein des branches de pro­duc­tion, à la pointe du pro­grès. Les régimes capi­ta­listes et ceux dits démo­cra­tiques ont exploi­té ces cer­veaux mis à leur dis­po­si­tion en essayant de leur faire rendre le maxi­mum. Pour ce faire, ils les ont orien­tés presque uni­que­ment vers le domaine uti­li­taire qui les inté­res­sait direc­te­ment, d’où les dés­équi­libres cités tout le long de cet essai. L’exploitation a pris une autre forme encore plus dan­ge­reuse qu’autrefois parce que plus insi­dieuse. Un obser­va­teur super­fi­ciel qui se limi­te­rait à la notion de niveau de vie ne la ver­rait pas, les tra­vailleurs de cette caté­go­rie vivant décem­ment eu égard à la moyenne de leurs contemporains.

Il appa­raît pour­tant que cette phase d’utilisation inten­sive des cer­veaux, qui n’a débu­té que depuis une dizaine d’années, voit déjà ses limites se pré­ci­ser. Cette exploi­ta­tion appa­raît déjà comme contraire aux formes d’organisation vrai­ment scien­ti­fiques du tra­vail qui démontrent que pour obte­nir le ren­de­ment maxi­mum d’un homme ou d’un groupe, il leur faut une vue leur per­met­tant d’embrasser le champ le plus vaste pos­sible, en même temps qu’une for­ma­tion très pous­sée dans une tech­nique spé­cia­li­sée. Des cours sont ouverts, à la fois sous l’impulsion de l’industrie pri­vée et de l’Éducation natio­nale, pour per­mettre aux tech­ni­ciens adultes de par­faire leurs moyens d’expression écrits et oraux, leurs facul­tés d’assimilation et leurs connais­sances géné­rales ; cela devient un impératif.

Dans les com­munes de ban­lieue, des cercles ou centres cultu­rels naissent spon­ta­né­ment, les biblio­thèques et dis­co­thèques des comi­tés d’entreprise sont très nom­breuses, assez bien pour­vues et très fré­quen­tées. Une réac­tion contre la mobi­li­sa­tion des esprits sur une tech­nique spé­cia­li­sée se des­sine dans le milieu des tech­ni­ciens d’un cer­tain âge qui se tournent vers les biblio­thèques, alors que les tout jeunes tech­ni­ciens se lancent plu­tôt dans les centres et cercles cultu­rels. Par contre, l’esprit tech­no­cra­tique s’implante assez for­te­ment dans la caté­go­rie d’âge inter­mé­diaire, plus fer­mée aux réa­li­tés du monde parce que plus encline à la jouis­sance maté­rielle et au confort.

Il ne faut pas croire tou­te­fois que cet élan vers la culture est géné­ral, une ten­dance se des­sine seule­ment, et il est grand temps de l’encourager, car l’homme est encore loin d’avoir sa place dans l’entreprise. Les licen­cie­ments qui viennent d’avoir lieu à « la com­pa­gnie des machines Bull », consi­dé­rée comme à la pointe du pro­grès, démontrent que le tech­ni­cien n’est encore qu’un outil pour les direc­teurs et qu’il n’est uti­li­sé que comme tel, au point que le car­di­nal Fel­tin en per­sonne s’est sen­ti obli­gé de rap­pe­ler publi­que­ment à la direc­tion le sens de l’humanité le plus élémentaire.

La tech­nique conti­nue­ra de se déve­lop­per, le rythme sera plus ou moins rapide selon les cir­cons­tances, mais elle est loin d’être au bout de son essor qu’il est vain de vou­loir frei­ner. Par contre, il est néces­saire de for­mer les hommes de manière à ce qu’ils en gardent le contrôle. L’industrie a besoin de cer­veaux, l’humanité exige des hommes équi­li­brés, pré­pa­rons-les pour le monde qu’ils auront à affron­ter. Chaque fois que cela est pos­sible, élar­gis­sons leur vision des choses ; c’est indis­pen­sable pour qu’ils s’y retrouvent, leurs études et leurs tra­vaux les contrai­gnant à une mobi­li­té crois­sante et leur deman­dant à tous moments de faire des choix. En toutes cir­cons­tances, il faut pla­cer l’homme dans les don­nées des pro­blèmes ; alors la tech­nique aura un sens et nous pour­rons pré­tendre au bonheur.

[/​Jacques Bouyé/​]

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