La Presse Anarchiste

Réalités algériennes

Un cama­rade qui fut tou­jours par­ti­san achar­né de la libé­ra­tion natio­nale des peuples d’Afrique du Nord, même quand ils n’avaient jamais eu, jusqu’alors, de « patrie » consti­tuée, vient de reve­nir d’Algérie, où il a subi, après avoir adhé­ré au régime nou­veau et tra­vaillé comme comp­table dans une impor­tante coopé­ra­tive, une dés­illu­sion majeure. Sa prin­ci­pale cri­tique porte sur le fait de la cen­tra­li­sa­tion éta­tique à laquelle le régime ben­bel­liste est en train de pro­cé­der à, une vitesse accélérée.

Nous ne sommes guère sur­pris de ce désen­chan­te­ment et de cette évo­lu­tion. Lorsque, dès la pre­mière année de la lutte menée pour l’Algérie indé­pen­dante, nous avons for­mu­lé des réserves, une des rai­sons était que les orga­ni­sa­teurs de la lutte n’avaient pas, ou du moins n’exposaient pas, de pro­gramme social. La seule indé­pen­dance natio­nale leur suf­fi­sait. Mais au long des années écou­lées, et devant l’aide qui leur fut don­née par Mos­cou et par le Caire ; devant aus­si l’appui qu’ils reçurent d’hommes et de for­ma­tions de gauche, ils se sont ral­liés au socia­lisme. Cela a quelque peu modi­fié le pro­blème en ce qui nous concer­nait. Nous savons très bien du reste que le pas­sage par le natio­na­lisme est, mal­heu­reu­se­ment, une étape posi­tive, en même temps que néga­tive, dans l’évolution des nations demeu­rées en arrière sur l’évolution de notre époque : pour réveiller les peuples et les lan­cer au com­bat, l’exploitation de la haine sécu­laire de l’étranger, sur­tout s’il est riche, est le res­sort le plus sûr.

Mais la période post-capi­ta­liste com­men­cée par Ben Bel­la, a créé en nous, recon­nais­sons-le, une cer­taine gêne dès que le nou­vel État a par­lée de socia­lisme et, refu­sant le cadeau empoi­son­né de l’aide com­mu­niste natio­nale dont il sait les buts de domi­na­tion uni­la­té­rale, sem­blé don­ner aux réa­li­sa­tions agraires une tour­nure qui rap­pe­lait, dans une cer­taine mesure, les col­lec­ti­vi­tés espagnoles.

Mais bien vite le faible espoir que nous avons éprou­vé s’est dis­si­pé. Car, d’abord, le fait essen­tiel que nous signa­lions il y a sept ans demeure : du point de vue agri­cole et indus­triel, l’Algérie est un pays trop han­di­ca­pé pour se suf­fire à lui-même. La pau­vre­té du sol et du sous-sol, les rigueurs du cli­mat, le manque d’eau, sont des impé­ra­tifs contre les­quels toute la déma­go­gie poli­tique, natio­na­liste ou révo­lu­tion­naire du monde ne peut et ne pour­ra jamais rien. Sur ce point, inutile de nous étendre.

Ensuite, et c’était un autre point sur lequel insis­taient bien des gens qui n’étaient pas du tout colo­nia­listes, il est cer­tain que l’armature éco­no­mique pro­gres­sive (car presque tout l’élevage se trou­vait aux mains des Algé­riens) était l’œuvre des Euro­péens et des des­cen­dants d’Européens, et l’on ne pou­vait bri­ser cette arma­ture du jour au len­de­main sans pro­vo­quer un marasme et une désor­ga­ni­sa­tion dont le peuple lui-même subi­rait les consé­quences directes. Cela ne jus­ti­fiait nul­le­ment l’exploitation déme­su­rée de la popu­la­tion autoch­tone et arabe par les colo­nia­listes fran­çais, espa­gnols, ita­liens, etc. – bien que les exploi­teurs « natio­naux » sur­pas­saient, en géné­ral, ceux venus d’autres pays – mais avec un mini­mum de bon sens, cela signi­fiait qu’il fal­lait faire atten­tion de ne pas bri­ser ou para­ly­ser cet appa­reil, mal­gré les impa­tiences, légi­times ou non, que l’on pou­vait éprouver.

Les chefs révo­lu­tion­naires n’ont pas pen­sé ain­si. Ils se sont atta­qués au méca­nisme indus­triel et à presque toute l’organisation agraire.

Et aujourd’hui, comme nous le disions récem­ment, sans l’aide éco­no­mique directe des gou­ver­ne­ments fran­çais, des États-Unis, d’Allemagne, de Rus­sie, sans l’envoi d’argent par les tra­vailleurs implan­tés en France et qui four­nis­saient déjà, avant les accords d’Évian, le tiers de ses res­sources éco­no­miques à la popu­la­tion algé­rienne, sans l’achat par la France du vin algé­rien, sans les royal­ties payées pour le pétrole saha­rien dont l’exploitation a été mise en marche par des capi­taux et des tech­ni­ciens « étran­gers », il y a long­temps que tout se serait écrou­lé. Ben Bel­la n’aurait pas duré un an.

Cette aide du capi­ta­lisme inter­na­tio­nal contri­buant à ins­tau­rer le socia­lisme, ou ce qu’on appelle tel, était impré­vi­sible avant que l’état-major natio­na­liste ait com­men­cé la lutte. La situa­tion poli­tique mon­diale où les blocs recherchent les posi­tions stra­té­giques et se dis­putent l’adhésion ou la neu­tra­li­té du tiers-monde y a mené, et le gou­ver­ne­ment algé­rien en béné­fice. Mais s’il y a demain ces­sa­tion des hos­ti­li­tés ou des risques de guerre, bien des choses chan­ge­ront sans doute.

Pour­tant, tout n’est pas dit, et d’abord dans le domaine agri­cole, qui a paru sus­ci­ter quelque espoir. Car l’expérience montre qu’on n’improvise pas une struc­ture éco­no­mique nou­velle sans cadres suf­fi­sants et sans convic­tions solides tant dans l’organisation que dans la tech­nique du tra­vail. Si la révo­lu­tion espa­gnole a pu don­ner des résul­tats posi­tifs, c’est parce que le mou­ve­ment liber­taire et son expres­sion syn­di­cale, la C.N.T., avaient, pen­dant des dizaines et des dizaines d’années, consti­tué une for­mi­dable légion de mili­tants de base entraî­nés aux tâches et aux res­pon­sa­bi­li­tés de l’organisation per­ma­nente et qui sur­ent, par leur capa­ci­té acquise, leur exemple, leur morale, leur idéa­lisme, leur dyna­misme, gui­der les masses pay­sannes prêtes à aller de l’avant.

Rien de cela en Algé­rie. Ou si peu qu’on doute for­cé­ment de la pos­si­bi­li­té d’assurer l’ensemble de l’agriculture sur la base de la socia­li­sa­tion. Celle-ci n’est pos­sible d’abord que si l’esprit de la popu­la­tion est suf­fi­sam­ment col­lec­tif, et il ne l’est pas par­tout : en Cata­logne espa­gnole, les col­lec­ti­vi­tés furent très peu nom­breuses par rap­port à l’Aragon, au Levant, à la Cas­tille, à cause de l’individualisme domi­nant des pay­sans cata­lans. Nous igno­rons si la popu­la­tion pay­sanne d’Algérie pré­sente les carac­té­ris­tiques psy­cho­lo­giques néces­saires, mais cela même ne résou­drait pas le pro­blème des cadres qui ne peuvent s’improviser.

Certes, après l’élimination des tech­ni­ciens du capi­ta­lisme, Ben Bel­la n’avait pas d’autres res­sources que de ten­ter cette socia­li­sa­tion. Le tout est de savoir si, comme il nous a sem­blé, même au risque de nous faire taxer de réfor­mistes par les déma­gogues irres­pon­sables, il n’était pas pré­fé­rable de tenir compte de tous les fac­teurs pré­vi­sibles et d’avancer plus len­te­ment et plus sûrement.

Ben Bel­la a pra­ti­qué et pra­tique la fuite en avant. Au fond, il n’était pas, et sans doute n’est-il pas encore, plus socia­liste que nous ne sommes maho­mé­tans. Mais ce saut inat­ten­du le conduit à ce qui est arri­vé à Cuba : l’État s’empare de tout. Le résul­tat sera, comme à Cuba aus­si, une dimi­nu­tion glo­bale de la pro­duc­tion agraire et une oppres­sion poli­ti­co-admi­nis­tra­tive qui com­mence à rap­pe­ler celle de Cas­tro dont, on le sait, Ben Bel­la est un grand admirateur.

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Il est un fait que nous devons avoir le cou­rage de regar­der en face : par­tout où des révo­lu­tions bou­le­ver­sant brus­que­ment les struc­tures éco­no­miques se sont pro­duites depuis la Pre­mière Guerre mon­diale il y a eu recul social et humain. En ce sens, la révo­lu­tion espa­gnole a été une excep­tion. Et si une révo­lu­tion n’apporte pas plus de bien-être et de liber­té au peuple qui la fait ou au nom duquel on la fait, mieux vaut choi­sir d’autres che­mins. Les éti­quettes ne changent rien à la réa­li­té, et la mys­tique révo­lu­tion­naire ou la magie des mots ne nous impres­sionnent plus. Les exal­tés des cham­bar­de­ments vio­lents se sou­cient peu de savoir ce qui vien­dra der­rière leur triomphe, et dans leur aveu­gle­ment, ils poussent aux pires tra­gé­dies avec une incons­cience et une inhu­ma­ni­té de plus en plus dangereuses

Les pré­textes ne manquent pas. Au besoin, on nous dira qu’il faut accep­ter le sacri­fice d’une géné­ra­tion pour le bon­heur des géné­ra­tions sui­vantes ; mais l’histoire nous prouve qu’on ne va pas plus au bon­heur col­lec­tif par le mal­heur col­lec­tif qu’à la liber­té par le che­min de l’esclavage. De ce point de vue, ce sont les concep­tions de Prou­dhon et, sur le tard de sa vie, de Bakou­nine [[Quand Bakou­nine a pré­co­ni­sé la « pro­pa­gande par le fait », il n’entendait pas par là le ter­ro­risme et l’incendie, mais la réa­li­sa­tion directe d’éléments d’une nou­velle vie sociale. Dans ce cas comme dans d’autres, la déma­go­gie et la sot­tise ont défor­mé sa pen­sée.]], celles de Gus­tav Lan­dauer, et de l’école coopé­ra­tiste de Charles Gide et ses amis, qui peuvent main­te­nant et auraient depuis long­temps nous inspirer.

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Reve­nant au pro­blème algé­rien, nous ne voyons pas non plus que l’opposition « socia­liste » de « gauche » apporte des idées valables pour sor­tir de la situa­tion créée par un tra­vail de démo­li­tion mené trop loin. Cette oppo­si­tion accuse Ben Bel­la de ne pas en finir assez vite avec le « néo-colo­nia­lisme » qui consis­tait main­te­nant, selon elle, en la per­ma­nence en Algé­rie de quelques mil­liers de petits culti­va­teurs sou­vent nés dans le pays et pro­duc­teurs achar­nés comme l’ont été aus­si bien des « pieds noirs », quoi qu’on puisse en dire. Ces gens par­ti­ront. On aura satis­fait l’esprit natio­na­liste exa­cer­bé. Le peuple algé­rien y aura-t-il gagné quelque chose ? Et n’est-ce pas ce « néo-colo­nia­lisme » bran­di comme un spectre par des hommes inca­pables de pré­co­ni­ser des solu­tions construc­tives qui assure aujourd’hui la per­ma­nence de quelque douze ou treize mille ins­ti­tu­teurs et pro­fes­seurs publics qui ins­truisent cinq cent mille enfants et jeunes gens, n’est-ce pas par lui que le gou­ver­ne­ment d’Alger reçoit un argent qui, mal­gré tous les gas­pillages, contri­bue à ce que le pays ne s’effondre pas dans la misère et le chaos ? L’opposition a beau être de gauche, elle nous paraît stu­pide [[Cent cinq mil­liards d’anciens francs figurent, à titre de don, pour le bud­get de 1964 : aug­men­ta­tion de 5 mil­liards par rap­port à l’année der­nière. Depuis 1962, 55 mil­liards de la même mon­naie ont été four­nis comme avance, et l’on a accor­dé 15 mil­liards de report de cré­dits. Tels sont les chiffres offi­ciel­le­ment four­nis. Mais à la séance de l’Assemblée natio­nale du 24 octobre, l’opposition a for­cé M. Gis­car d’Estaing, qu’elle har­ce­lait depuis six mois, à recon­naître que l’année der­nière aus­si 250 autres mil­liards ont été four­nis au gou­ver­ne­ment algé­rien. On aime­rait savoir ce que Ben Bel­la et les siens font de cet argent.]]

Il faut pro­gres­ser avec le moins de dou­leur, de haine et de tra­gé­die pos­sible. Une ana­lyse rigou­reu­se­ment objec­tive des faits, réa­li­sée au-des­sus des for­mules consa­crées, nous oblige à adap­ter notre pen­sée et notre atti­tude à l’évolution du monde. Et à tirer les conclu­sions d’expériences qui ont cau­sé tant de mil­lions de vic­times, tant d’oppression et de souffrances.

[/​Gaston Leval/​]

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