[(Nos amis André et Mathilde Niel, à qui était adressée la Lettre à deux humanistes publiée dans notre dernier numéro, nous ont envoyé la réponse suivante. Nous l’insérons avec plaisir, parce qu’elle permet le dialogue avec un homme et une femme qui sont très près de nous et qui ont cette rare flamme de l’apostolat sans laquelle, et du point de vue humain, rien de grand ne se fait dans l’histoire.
Nous ne répondons pas, et évitons même d’introduire certaines précisions qui nous semblent pourtant nécessaires (par exemple, en ce qui concerne ce qu’on appelle les chefs et les gouvernants « certains anarchistes », et Mussolini qui ne le fut jamais). Il serait utile que d’autres, parmi nos lecteurs, interviennent et apportent leur opinion. Pour le moment, dans cette approche qui s’est réalisée, nous cherchons davantage ce qui nous unit que ce qui nous sépare : bien décidés, si à l’analyse des divergences s’établissent, à ne pas les transformer en machines de guerre et en prétexte d’animosité, comme cela s’est trop souvent produit dans le passé.)]
Cher ami,
Bien merci pour votre lettre et pour toutes les remarques judicieuses et sincères qu’elle contient. Nous aurions aimé répondre longuement à chacune d’elles, mais il nous faudrait tout un volume ! Nous nous contenterons donc d’émettre quelques réflexions dont vous voudrez bien excuser le caractère sommaire.
Toute votre lettre prouve que nous sommes d’accord sur les points essentiels. Nos apparentes divergences sont dues :
1) Au fait qu’au cours de notre conversation, nous n’avons pu aborder – et bien superficiellement – qu’un seul aspect des problèmes humains : le problème psychologique, et particulièrement le problème de l’aliénation de l’homme par les différentes passions (c’est-à-dire les formes variées – matérialistes, idéologiques, spiritualistes – que prend chez l’homme le désir d’absolu). Pourquoi l’individu – placé dans les meilleures conditions économiques possibles, comme aux États-Unis – n’est-il pas un être libre ? Pourquoi tous les mouvements politiques les mieux intentionnés (socialisme, anarchisme) ont-ils fini par échouer du point de vue humain ? Pourquoi se sont-ils toujours niés les uns les autres ? Pourquoi ces scissions, ces abandons, ces luttes fratricides ? Il y a bien une cause psychologique à ces échecs. Il s’agit avant tout de cerner cette cause si nous voulons enfin avancer sans tomber dans les mêmes erreurs ;
2) Nos divergences proviennent également du fait que nous n’avons pas pu aborder la partie constructive qui cependant nous préoccupe beaucoup : comment arriver pratiquement à une société faite d’hommes égaux, libres, épanouis, solidaires ?
Et maintenant essayons de répondre à vos diverses objections. Reprenons, voulez-vous, le thème de la désaliénation de l’homme.
Nous ne pensons pas que « désaliéner les esprits » consiste principalement à détruire et à démolir. Tout en reconnaissant qu’il n’y a pas grand-chose à conserver des anciennes valeurs, nous croyons qu’il s’agit, avant tout d’éveiller les esprits à mesure que se dissipent les rêves ; il s’agit de faire émerger, au niveau de la conscience claire de chacun, le sens de la vraie liberté. Le travail de désaliénation et le travail de libération vont de pair : quand un individu se débarrasse de ses fausses valeurs, alors la conscience humaniste, libérée, jaillit d’elle-même (le processus est d’ailleurs long et douloureux) et s’oriente dans une voie constructive.
Jamais, comme vous paraissez le croire, nul n’a encore tenté, au cours de l’histoire, de désaliéner les esprits. Qui donc aurait pu entreprendre cette œuvre, étant donné que presque tous les dirigeants des mouvements révolutionnaires se sont comportés eux-mêmes en hommes aliénés (en dehors de quelques exceptions, comme le furent sans doute Bouddha, Jésus et, plus près de nous, Jean Jaurès) ? Karl Marx, qui a tant parlé de l’aliénation de l’homme, était lui-même un homme autoritaire, partisan d’un État fort et de la violence.
En fait, les individus libres ont toujours constitué l’exception. On peut même dire que l’homme libre n’est pas encore né ; ce serait précisément la tâche d’un nouvel humanisme que de le faire naître. Ignorant de la vraie liberté, l’homme, au cours de l’histoire, ne s’est le plus souvent libéré d’une forme d’aliénation que pour retomber dans une autre (la Révolution l’a libéré du mythe de la Royauté absolue, mais, il a adhéré au mythe de la Nation qui l’a conduit à la dictature de Bonaparte. En Russie, il s’est libéré de l’absolutisme du tsar pour se soumettre à la dictature d’un parti unique et de ses chefs, etc.).
L’homme libre, créateur et fraternel, existe bien au fond de chaque individu (les créations artistiques, les découvertes scientifiques, les exemples de solidarité et d’amitié le prouvent), mais les circonstances historiques et économiques, les morales et les religions autoritaires, ont empêché la conscience humaniste d’émerger pleinement en chacun de nous, et de présider aux rapports humains ; ceux-ci, faute de dialogue, restent toujours fondés sur la lutte, la puissance, la méfiance, la haine. C’est pourquoi les hommes, arrivés à une véritable maturité intérieure et doués de qualités humaines profondes, restent toujours l’exception. C’est pourquoi les diverses sociétés humaines, comme les divers partis politiques, sont mal dirigées.
L’histoire a prouvé suffisamment que tout dirigeant ayant conservé l’esprit totalitaire – c’est-à-dire en proie à des rêves d’absolu – accroissait le désordre et les souffrances des hommes (pensons à Lénine et à Staline !) À ses débuts, Mussolini fut antimilitariste, socialiste et anarchiste. Certains anarchistes ont cru devoir ériger la Liberté en absolu. Au nom de cette Liberté idéale, ils en sont venus à détruire la liberté des hommes réels et à préconiser ou bien la dictature d’État ou bien l’individualisme absolu, la violence et le nihilisme).
Comment un homme qui ne voit pas clair en lui-même, un homme mû par ses intérêts et ses passions, comment un tel homme peut-il prétendre libérer les autres et les gouverner ? D’autre part, comment des hommes aliénés se donneraient-ils des chefs libres et humains ? Ils se donnent des chefs à leur image. C’est dans un tel cercle vicieux que tournent actuellement les démocrates ; c’est pourquoi toute forme d’aliénation – y compris l’aliénation de l’homme moderne par les techniques – est une porte ouverte aux diverses formes de conservatisme et de dictature.
Nous pensons donc, comme vous, que le problème des chefs et des organisateurs est très grave et très difficile à résoudre. Actuellement, dans le monde entier, sévit une crise profonde des élites et le pouvoir semble appartenir aux plus déshumanisés (technocrates, parlementaires, chefs de gouvernements).
Dans une société saine, les chefs seraient d’abord des hommes libres et généreux ; ils auraient une connaissance profonde de l’âme humaine (ce qui ne les empêcherait pas d’être fermes – on peut être ferme sans être autoritaire). Ce ne serait pas des hommes seuls (comme nos « guides » actuels, isolés dans leurs rêves désuets et leur autoritarisme orgueilleux), mais des hommes animés par un exceptionnel esprit de dialogue. En plus de ces qualités humaines, ils devraient évidemment être faits pour leur rôle de chefs, c’est-à-dire posséder un remarquable esprit d’organisation et de synthèse, et être ouverts à toutes les possibilités d’évolution.
Ce n’est pas du jour au lendemain que les hommes sauront se choisir de tels dirigeants. Il leur faut d’abord apprendre à être libres et à reconnaître les hommes libres. Si bien que dans la période transitoire (qui peut d’ailleurs être longue, à moins qu’une catastrophe nucléaire n’empêche toute possibilité de « transition » !), les hommes lucides, en voie de désaliénation, n’ont d’autre issue que de s’unir et de travailler activement à la désaliénation du plus grand nombre. C’est la tâche la plus urgente à accomplir. En même temps„ ils doivent, bien sûr, poser les jalons de la société future et mener, autant que possible, une action pratique.
Nous pensons, comme vous, que l’homme moyen, maintenu depuis des millénaires en esclavage moral, ne peut trouver seul les solutions d’ensemble. Mais les divers groupes humanistes peuvent l’aider à libérer ses forces de créativité et d’amitié (par les livres, la parole, l’action vivante, l’exemple). Si les hommes n’étaient plus la proie des absolus religieux, sociaux et moraux qu’on leur inculque autoritairement depuis leur enfance, ils seraient disponibles – chacun avec ses talents personnels – pour travailler en hommes libres, à la vie de la Cité.
Il n’est donc pas question de demander aux individus encore inéduqués de « tout trouver par eux-mêmes ». Il s’agit au contraire de les aider à se trouver eux-mêmes. Et ce n’est pas une tâche facile que d’ouvrir aux hommes les multiples chemins de la liberté pour que chacun puisse découvrir celui qui lui convient !
Nous savons qu’actuellement la plupart des adultes et des gens « d’âge mûr », installés définitivement dans leurs fausses valeurs, sont irrécupérables. Mais il y a la jeunesse qui ne comprend plus la signification de nos vieux mythes, de nos luttes politiques et de nos guerres. Les jeunes d’aujourd’hui se libèrent peu à peu des anciennes contraintes, et, s’ils s’aliènent dans le goût des techniques et du confort, c’est parce que les adultes ne les ont pas éduqués dans le sens de la liberté. Notre expérience auprès des jeunes est concluante. Dès qu’ils ont entrevu ce qu’était une vie libre, dès qu’ils ont compris la valeur de l’amitié, de la culture, de l’épanouissement de soi, ils sont tout près à devenir les citoyens égaux d’une société sans frontières et ils ne retournent jamais en arrière.
C’est une loi psychologique qu’un homme qui ne peut ni vivre créativement, ni se relier au monde par le travail et l’amitié, n’a d’autre solution que de s’engager dans la voie de l’aliénation et de la destructivité. Un homme mentalement, moralement malsain ne peut construire qu’une société malsaine. Il nous faut être réalistes. Si nous voulons édifier une société durable et saine d’hommes libres et solidaires, nous devons partir de ces connaissances psychologiques essentielles.
Bien amicalement,
[/Mathilde et André